Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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premiÈres au Bois de la Ville

De notre correspondant théâtral particulier

 

Qu’y a-t-il, il s’est passé quelque chose ?

C’est moi qui ai grandi, ou c’est toi qui as rapetissé ?

Bois de la Ville – rencontre avec le petit garçon de six ans que j’ai été…

 

Mais laissons cela. "Moi et le Bois de la Ville" serait une noce lyrique très émouvante, mais ne l’oublions pas, on dirait que j’ai aussi un peu changé moi-même, entre les événements variés des trente et quelques dernières années. Lui aussi est devenu plus sérieux – et pourquoi le nier, moi aussi. Nous avons trouvé des barrières – l’ancien Luna-Park a rétréci – pendant que l’ancien petit garçon, s’il s’installe sur le carrousel, ne confond plus les murs peints avec l’horizon qui s’étend à l’infini, et il sait que l’escarpolette qui s’envole finira par retomber – elle ne percera ni la bâche ni les nuages. De son côté le manège aussi sait ce qu’il voudra être, ce qui est sa vocation, son rôle : loisirs populaires bon marché, amusements du dimanche. Et moi – voyons un peu ! En ce moment ni plus, mais ni moins non plus : correspondant théâtral. Dans le meilleur cas critique de théâtre.

Alors, voici le compte rendu des premières de cette année, dans un style impressionniste.

 

1

Dessinateur de pochades

 

Les murs de la cabane sont recouverts de dessins, des souvenirs de visiteurs inconnus. Tous les croquis sont excellents. On sent la ressemblance avec les personnes représentées.

Sauf peut-être celui-ci… que le dessinateur est en train d’esquisser… par ailleurs excellent lui aussi. Parfait. Un dessin très original, il n’imite ni Munkácsy, ni Benczúr, ni Rippl-Rónai[1]. Un talent incontestable. Son travail ne subit l’influence de personne. Ne peut être comparé à personne. Pas même à son modèle.

 

2

stand de tir

 

Il est le même qu’il y a trente ans. Les figurines sont identiques, les cibles aussi. (C’est bizarre, on croirait pourtant que l’humanité vise de nouvelles cibles.) Mais non. Oiseau, chien, chemin de fer… C’était mieux autrefois, il y avait la Cuisine des furieux, où on pouvait casser des assiettes – ça permettait de penser à des personnes précises. Les anciennes cibles s’ennuient et bâillent dans le fond. L’œuf qui sautille allègrement sur son maigre jet d’eau  me regarde, étonné, quand je le vise. Il s’arrête un instant – puis apparemment il me reconnaît : eh oui, c’est celui qui l’an dernier aussi m’a eu du premier coup, puis il s’en est vanté. Peu de mérite, se dit-il, méprisant, et il retombe une demi-seconde avant que je tire.

 

3

qui sait tirer un penalty ?

 

Cages, ballon. Répondant à mon intérêt, monsieur le Directeur qui, compte tenu de la lumière radieuse de mai, se plante devant moi, les jambes… euh… écartées, me demande en ricanant : « Ne venez-vous pas de la "Vie Théâtrale" ? ». Je me retire à la hâte.

 

4

cris sur le grand huit

 

En haut, au sommet d’une montagne, s’élançant cers une vallée, les passagers d’un wagon se mettent tous à la fois à hurler, mécaniquement, comme actionnés pas des ficelles. Non par peur ou par excitation – simplement c’est la coutume, la tradition. Une coutume nationale probablement – on doit hurler, si on s’abstient, on est mal vu.

 

5

rÉgate

 

Il faut arroser le bateau avec un fusil à eau pour le faire avancer. Je n’ai pas réussi à arriver le premier. Tant pis, Napoléon aussi fut vaincu par Nelson, il a quand même, à ce qu’on dit, laissé une jolie fortune derrière lui.

 

6

radiophone, peepphone

 

La Dame m’encourage à regarder dans ce machin-là, c’est érotique, je verrais de belles femmes. Un coup d’œil coûte mille couronnes. Elle m’asticote avec un visage qui promet des ivresses pécheresses extraterrestres. Je m’exécute. Sur une carte postale je reconnais Marie qui a servi chez nous six années auparavant. Elle porte un boa de tulle aux hanches, sinon elle n’a pas beaucoup changé. Dans son sourire démoniaque je reconnais cette perversité qui fait frissonner avec laquelle elle a hélas toujours raté les gnocchis au fromage, mon plat préféré.

 

7

palais des sorciÈres

 

On s’assoit sur un tabouret, le tabouret se met à tanguer sous les fesses. On met le pied sur le plancher – le plancher secoue. On regarde le mur – le mur sautille. On regarde dans un miroir – le visage s’allonge. Ce que c’est drôle ! Ce serait encore plus drôle si, par exemple dès qu’on entre, on recevait une gifle d’une main invisible. Ou si on vous versait de l’eau froide dans le cou. Ou de l’eau bouillante sur la tête. Ou si simplement on nous jetait du quatrième étage et on nous tirait une balle dans la tête. Mais dans ce cas le billet d’entrée coûterait naturellement plus cher.

 

8

carrousel

 

Ça tourne.

 

9

panorama feszty[2]

 

C’est rond aussi, mais ça ne tourne pas.

 

10

horoscope

 

Je dois déclarer mon année et mon mois de naissance. Je reçois un imprimé. Il s’y avère que tout ira bien dans ma vie si, dans les circonstances adéquates et dans mon intérêt personnel, je prends de sages décisions et si j’ai de la chance. J’apprends que j’ai des dons particuliers pour acheter en gros des produits alimentaires. Tous mes actes qui ont un rapport avec un voyage ou avec un liquide quelconque sont accompagnés de succès. Mon jour important est le lundi. C’est vrai, j’ai appris tout cela un lundi.

 

11

musÉe de cire

 

Une petite fille me propose un catalogue : "Sans cela vous ne comprendrez pas." Elle a raison.

a)  Les tortures de l’Inquisition. C’est horrible. J’en ai froid dans le dos. Les poupées de cire souffrent dans une rigidité épouvantable, du sang leur coule sur le corps, une sueur froide sur le front.

b) Scène allègre dans un cabinet particulier. C’est encore plus horrible. Je n’oserais pas passer seul la nuit parmi eux. Je préfère retourner dans la salle des inquisiteurs.

c)  Le cadavre assassiné de Madame Otto Köhler. Elle lui ressemble à s’y tromper. Une morte qui vivrait.

d) Un gorille enlève l’épouse d’un marin anglais. Elle n’a pas beaucoup changé depuis que je l’ai vue la dernière fois, à l’âge de cinq ans. Le gorille a vieilli un peu, mais il est toujours féroce. On dirait que le marin anglais assiste à la scène un peu plus tièdement. Il n’y a plus tellement de jalousie dans son regard, plutôt un peu d’envie. Il aimerait échanger sa place avec le gorille, mais pas tellement à cause de la femme.

e)  Artiste du jeûne. Une chambre gardée sous une cloche vitrée, plombée. Une pancarte : « Dix-septième jour, prière de ne pas vous alimenter devant l’artiste du jeûne. » Dans la chambre, un lit, l’artiste est allongé dessus. Il mâche quelque chose en continu. On dit que c’est du caoutchouc. C’est la création la moins bien réussie dans tout le musée de cire. Pas vraisemblable, il n’a même pas une forme humaine. Il s’assoit, il marche. C’est ennuyeux. Il serait plus intéressant de le voir manger. Un artiste du jeûne qui mangerait. Qui mangerait tout le temps, du matin jusqu’au soir. Ce serait au moins quelque chose. Avec un écriteau : « Veuillez ne pas nourrir l’artiste du jeûne. » Ce serait déjà quelque chose. L’artiste du jeûne le plus gros du monde. Ou si au moins il hurlait !

 

12

balançoire

 

C’est fini… Les balançoires pendent, fanées… personne n’est assis dedans… Un maillot déchiré traîne par terre… Le grand Pan est mort… Liliom[3] a été emporté par les policiers célestes… c’est fini… le monde païen des dieux du Bois de la Ville s’est évanoui… et au bas de l’horizon, mêlés aux nuages, apparaissent les contours d’une Nouvelle Divinité… C’est l’aube d’une nouvelle ère… Les macrobiotes semi-sauvages hurlent au loin, ils claironnent le nouvel Idéal, la nouvelle rédemption : jeûner, jeûner…

 

Suite du recueil

 



[1] Mihály Munkácsy (1844-1900). Gyula Benczúr (1844-1920). Peintres académiques hongrois. József Rippl-Rónai (1861-1927). Peintre hongrois d’expression originale.

[2] Fresque panoramique circulaire de 40 m de long sur 16 m de haut représentant la conquête de la Hongrie par les Hongrois au IXe siècle. Œuvre du peinte Árpád Feszty en 1893.

[3] Liliom : Pièce de Ferenc Molnár (1909). Fritz Lang en a  tiré un film en 1934.