Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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je me fais ÉlÉgant

C’est juste, me dis-je avec enthousiasme, Pali a raison… Il convient de nous habiller correctement comme des gentlemen… Je me suis trop négligé, je ne m’occupais plus de mon aspect… Pourtant me vêtir élégamment, d’une façon plaisante, n’est pas que mon droit, c’est aussi mon devoir ; et puis, n’oublions pas, on estime deux fois plus un homme qui s’estime… Et enfin – les femmes – n’en parlons même pas ; ce n’est pas par elles que l’homme commence, c’est par elles qu’il se termine.

Et comme le prescrit la sagesse : la soupe fait le soldat. Achète à un prix avantageux celui qui achète de la qualité, même si à première vue cela paraît plus cher. Un homme correctement habillé doit être impeccable. Bon tissu, finition raffinée, coupe plaisante. Il ne suffit pas de traiter les héros négligents de l’asphalte d’un sourire ironique – on peut aussi en tirer un enseignement.

Donc – euh. L’homme doit être impeccable de pied en cap. Pour une fois j’aimerais être élégant moi aussi.

Allons rue Váci.

Un magnifique chapeau – un borsalino couleur pigeon. Hum. Un peu cher. Je peux encore le payer… J’ai sur moi ce qu’il faut… C’est juste la somme que j’ai sur moi… Eh ! Cessons de tergiverser ! À moi ce chapeau !

Pour le chapeau, c’est réglé. Il faudrait maintenant une demi-douzaine de chemises de popeline, pour l’été… sauf que… bon, on verra ça demain. Ce qui compte est que pour une fois je veux être élégant.

Le lendemain, forte activité, le surlendemain, ça y est pour la chemise de popeline. Elle me va à merveille – elle va bien avec le chapeau, sans gilet.

Évidemment elle doit être accompagnée d’une belle cravate. D’une cravate discrète, pas criarde, sélect, de bon goût, le dernier cri. On a ses préférences. Ce bleu est superbe… bien sûr un peu au-dessus…

Tant pis, samedi je toucherai de l’argent… Je pourrai me l’offrir lundi.

Je me l’offre en effet. Une fois dans sa vie on doit être impeccable. À une cravate de ce niveau sied un complet léger d’été. Et si j’allais jusqu’à un Burberry ?... Cette année il redevient très tendance.

À condition d’aller chez le meilleur tailleur. C’est ça, voyons ce qu’il arrivera à tirer de moi. Le prix… le prix… Mon Dieu, je ne vais quand même souscrire cet emprunt. Oui, mais ça ne peut se faire que le premier du mois. Va pour le premier. Quinze jours plus tôt ou quinze jours plus tard…

Le premier je touche l’argent. Le complet se fait. Il me va à merveille. Un ensemble extraordinaire. Il ne manque plus que les chaussures.

Puisqu’il faut des chaussures, va pour les chaussures. Mais alors, pour une fois, des chaussures sur mesure – même si cela coûte deux fois plus cher.

Bon, c’est fait aussi… un véritable chef-d’œuvre ! Quelle différence ! Euh… faites-les-moi livrer jeudi prochain (alors j’aurai de quoi les payer, en grattant les fonds de tiroir).

Je les enfile – enfin ! Cette fois je suis élégant des pieds à la tête !

Je sors dans la rue.

Salut ! Salut ! Alors – je te plais ?

Hum… tu as l’air pas mal… mais ne m’en veux pas… en tant qu’ami sincère et très ancien… J’ai le devoir de te signaler que quelqu’un qui porte des chaussures de cette qualité aux pieds… n’a pas le droit de se coiffer d’un chapeau aussi délabré, sale, gras, abîmé.

Quoi ??! Mon chapeau ?! Mon borsalino couleur pigeon ?!...

Il se peut que jadis ce fût un borsalino, mais aujourd’hui c’est un chiffon. Tu l’as acheté quand ?

Quand ?!... Euh… il y a trois semaines… le jour où j’ai décidé de m’habiller pour une fois élégamment, des pieds à la tête.

Ça a pris un peu trop longtemps d’aller jusqu’au bout… Apparemment je dois tout recommencer.

 

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