Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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paix

Ça, c’est déjà la paix – la paix vraie de vraie, paix du temps de paix, du temps de François Joseph – pas cette fausse paix, la paix de guerre de laquelle, faute de mieux, nous nous targuions déjà en dix-neuf, lorsque nos jeunes enfants ont vu pour la première fois des croissants sur la table et de la crème sur le café.

Qu’en pensez-vous ?

Qu’en pensez-vous, quel est le signe, quelle est la nouvelle, le spectacle, qui me fait dire : ça y est, cette fois c’est la bonne, nous pouvons affirmer sérieusement que c’est la paix.

Devinez !

Est-ce l’épaisseur des journaux à Pâque, à la Pentecôte ? Ce n’est pas bête. C’est effectivement un signe de paix, mais pas de la vraie paix – c’est un autre son de cloche !

Des achats à crédit – on peut désormais tout acheter à tempérament, des habits, un vélo, une auto, une maison, des chaussures, un appartement, des livres, des meubles, des sujets de théâtre, des idées de film, une femme – de l’argent le premier du mois, pour rembourser les mensualités. Ah oui ! En effet, c’est déjà un signe, c’est déjà très proche – mais toujours pas la vraie.

Panne de courant – misère téléphonique. Ah ! Ah ! Continuez !

On construit un nouvel immeuble sur l’avenue Miklós Horthy ! Bravo ! Presque ! Vous approchez !

Des machines d’arrosage abattent un nuage de poussière dans la rue : c’est tiède !

Ah, là-bas ! Quelqu’un a eu une excellente idée… Ce matin l’eau a jailli dans la fontaine de la place Calvin ! – Ça brûle ! C’est tout près.

Une calèche ralentit, le cocher me salue : « Je vous souhaite le bonjour, Monsieur ! Vous désirez monter ? »

Le Bureau de placement pour bonnes est envahi de candidates – bravo, continuez !

Des affiches "chiens interdits" – ah ! ah !

On ne récite plus des chants patriotiques – un signe négatif mais bien caractéristique ! Ce n’est toujours pas la vraie réponse.

Vous ne devinez pas ?

Je vais vous aider.

Feuilletez vos journaux… c’est dedans…

L’affaire des francs ?[1] Ah non ! Des suicides ? Pas vraiment. Les théâtres tournent à vide ? Vous n’y êtes toujours pas.

Je vais vous le dire, ne vous cassez plus la tête.

Pendant vos recherches, vous avez sauté la première page. Pourtant ça se trouve là, au verso – le signe de la paix totale, parfaite, à cent pour cent…

Les états signent des contrats militaires !

L’Europe se prépare à la guerre !

Nous y voilà – l’ambiance de paix complète et sans réserve !

 

Suite du recueil

 



[1] Scandale de fabrication de faux billets de mille francs impliquant la société politique hongroise en 1926