Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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nouvelle science

Cest magnifique ! C’est un aussi grand homme que ça, ce Steinach[1] ?

- Je pense bien que c’est un grand homme. Ce qu’il a fait n’est autre que la renaissance de notre vision du monde : la faillite de toutes les sciences, l’aube d’une nouvelle science – le pays de rêve de Newton, Kepler, Copernic, Galilée, dans lequel nous vivions s’est écroulé… Une époque merveilleuse s’ouvre à nous, l’univers se découvre à nos yeux, s’éclaire le… comment s’appelle-t-il déjà…

- Tu as raison. Une découverte gigantesque. Et dis-moi, tu comprends sa théorie, toi ? Tu l’as approfondie un peu ?

- Et comment je la comprends. J’ai étudié toute sa littérature. En fait c’est très simple, il suffit de savoir se débarrasser de ce qu’on nous a inculqué à l’école.

- Quand même, comment ça se passe ?

- Tu demandes ce qui se passe, dans la relation du temps et de l’espace ?

- Ben oui, c’est un peu ça. Faut-il mettre à plat les…

- Les coordonnées ?

- Moi je ne connais rien à ces trucs médicaux. Il se peut que ça s’appelle comme ça.

- Écoute, tu vas comprendre. Imagine un énorme tuyau, flottant librement dans l’espace, avec un miroir à une extrémité…

- Ah oui, d’accord… Je comprends. Et on enfonce ce tuyau dans…

- Pas si vite… Appelons "A" la ligne issue du centre du miroir… Imagine maintenant une plaque circulaire en rotation, dont le bord est tangentiellement atteint par la ligne qui partant de "B" traverse la surface externe du tuyau, et se cogne à son retour dans le cylindre tournant…

- Et alors c’est terminé ?

- Mais non. Imagine maintenant qu’un homme se tient debout au milieu du disque, cet homme, la tête en bas, tourne lentement, pendant qu’il tient à la main une montre dont l’aiguille est parallèle à la ligne A-B. À l’instant où la prolongation du cylindre coupe l’angle visuel de cet homme…

- Il faut couper son angle visuel ? Aïe,  c’est désagréable.

- Mais évidemment, il faut le couper. Autrement je ne peux pas constater si c’est l’homme debout au milieu du disque qui bouge, ou bien si c’est la projection du plan…

- Oui, et sous réserve qu’il ne bouge pas, mais qu’il se le laisse couper, alors dans combien de temps l’effet se fera-t-il sentir ?

- Ah, ah, je vois que tu commences à piger. Très bonne question. Le rayon lumineux revient en un trois millième de seconde… Ainsi la thèse de Newton ne tient pas.

- Et toute l’opération est ratée ?

- Elle n’est pas ratée, mais le résultat diverge. Il n’est pas conforme à l’idée de Galilée.

- Mais il sera quand même rajeuni ?

- Qui ça ?

- Ben, le malade qui subit l’intervention… L’homme à qui il a fallu couper l’angle de vision…

- Rajeuni ? Cet homme, qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ?

- Excuse-moi, mais n’était-il pas question d’une opération de rajeunissement ?

- De quoi parles-tu ?

- De ce Steinach, de l’intervention de rajeunissement de Steinach.

- Imbécile ! Tu confonds tout. Tu penses à Einstein, c’est lui qui a découvert la cure de jouvence. Moi, je suis en train de t’expliquer la théorie de la relativité de Steinach – mais apparemment ça ne t’intéresse pas du tout… Ces choses-là ne sont pas faites pour toi…

 

Suite du recueil

 



[1] Eugen Steinach (1861-1944). Physiologiste autrichien. Après des expériences de transplantation d’hormone mâles à des femelles de sangliers (en 1912), il a proposé ce qu’on a appelé "L’opération Steinach" pour développer la sexualité masculine.