Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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ton mari

 

Olga ? – me dit mon adorable femme – ah, ce n’est rien, nous nous entendons à merveille, Olga et moi. D’accord, je peux te le dire maintenant, on s’est boudées pendant une semaine, c’est pourquoi tu ne l’as pas vue, mais ne t’inquiète pas, tu vois, on a fait la paix ce matin. Ou plutôt elle est venue, ce n’est pas moi, tu peux me croire, j’étais sûre qu’elle finirait par comprendre que c’est elle qui avait été insolente, elle l’a compris en effet, l’important c’est de ne pas prendre soi-même l’initiative, alors c’est l’autre qui viendra se rabibocher.

Non mais des fois… On ne peut pas me faire ça à moi, et comment… Pourquoi on s’est brouillées ? Évidemment, je le sais, une semaine, ou même toute une vie ne suffirait pas pour l’oublier… Alors figure-toi, samedi dernier, seulement je ne voulais pas t’en parler, je me suis dit que ce n’était pas la peine de t’embêter avec ça – donc samedi dernier Olga est venue, elle n’avait aucun problème, nous avons même rigolé ensemble à propos de Manci, tu sais, ce qui lui est arrivé ; alors tout à coup Olga me propose de l’accompagner au salon Beck pour l’essayage de son tailleur – je lui dis, d’accord mon petit, mais moi à ta place j’irais plutôt chez Schreck, chez les Beck ils ont déjà raté ton truc de la fois d’avant – je lui ai dit ça par pure gentillesse, tu penses bien, et je ne comprends pas ce qui l’a prise, déjà là-dessus elle me fait une réponse pincée, comme quoi je n’apprécie jamais ce qu’elle met – je lui ai dit, ma chérie, je t’ai dit ça sans la moindre mauvaise volonté, demande à n’importe qui si cette serge avec la ceinture bleue était une réussite – alors, elle me dit qu’elle ne comprend pas, tout le monde en était enchanté, même Manci, alors comment ça se fait que je n’avais rien dit. Mon cher petit, je lui dis, mais très calmement, je te jure, j’ai même esquissé un sourire, n’importe qui peut le dire, sauf Manci, car quand tu étais partie, jeudi, nous nous sommes envoyé des regards Manci et moi, comme quoi cette pauvre Olga, comment peut-elle mettre des trucs pareils ?... Alors figure-toi, la voilà qui pousse brusquement une colère terrible, elle devient rouge comme une pivoine, elle se met à rigoler nerveusement, disant que, en ce qui me concerne, elle dit, et elle me rigole nerveusement au nez, donc que je mens, elle dit, ou si ce n’est pas moi, alors c’est Manci… Alors j’essaye de la calmer, mais non, mon petit, ni l’une ni l’autre, ne t’énerve pas, peut-être Manci ne voulait pas te le dire en face, mais il est notoirement connu que tu n’as aucun goût… Donc j’ai essayé de la calmer comme ça, mais ça n’a pas marché, elle grimpait déjà aux rideaux… Quoi ?! – hurle-t-elle ironiquement – du goût, tu dis aucun goût ?!... Alors mon petit, je ne sais vraiment pas qui avait meilleur goût, ma robe de serge ou toi avec Feri hier soir, sous le nez de ton mari… Ah bon ? Vraiment ? En voilà du nouveau ! – je lui dis là-dessus, mais encore tout à fait gentiment – tu dis que mon attitude avec Feri était de mauvais goût ? Que dis-tu là, mon ange ! Qu’est-ce que tu insinues ?... Que j’ai tapoté ses cuisses ?!... Mais au moins je n’ai pas sauté sur ses genoux, comme toi, ma chère, comme tu l’as fait avec Géza, il est vrai que ce n’était pas sous le nez de ton mari, seulement sous mon nez à moi, mais tu as l’art de veiller au bon goût dans ces choses-là… Alors elle était déjà toute pâle, et elle grinçait des dents et elle tapait du pied, alors là, mon petit, elle a dit, ce n’est pas de ma faute, je suis comme ça, mais au moins je sais préserver mon mari en ne faisant pas ça devant lui… Alors là, je lui dis, ma mignonne, c’est une question de conception, je lui dis, ça dépend de l’estime qu’on porte à son mari, parce que si je le fais sous son nez, alors ça va de soi que ce n’est qu’une blague, et que je ne fais pas ça dans son dos, mais une qui fait ça dans le dos de son mari, pardonne-moi… Mon mari à moi sait très bien que je ne ferais jamais ça dans son dos. Et sinon, alors il s’est trompé… – dit alors Olga, ce qui commençait déjà à me fâcher un peu et j’ai dit, écoute Olga, laissons ça, d’accord ? Ce sur quoi elle dit : pourquoi ma chérie ? Pourquoi on laisserait ça ? Pourquoi es-tu si orgueilleuse, qu’est-ce qui te rend tout à coup si fière ?... Ça m’a refroidie un peu, je lui ai dit, mon petit, on ne peut pas se forcer à être fière, on l’est ou on ne l’est pas… Alors là, elle dit, tu ferais mieux d’aller le demander aux Soltész… Ils se font une tout autre opinion de vous… De nous ? – je dis, et je ris même de bon cœur – alors ça, ça m’étonnerait ! De vous peut-être, tu veux dire !... Ce qui serait plus facile à comprendre, vu que ton mari ne leur a toujours pas payé les tapis… Mon mari ? – dit Olga – d’habitude il règle ses factures, pas comme ton mari à toi !... Alors là, Olga, tu vas un peu loin, je dis, qu’est-ce que tu lui veux à mon mari ?... Tout le monde sait que ton mari n’aime pas payer, elle me dit… Pour tout dire, il vaut mieux ne pas payer que payer de la poche d’autrui… Qu’est-ce que tu entends par là, je lui dis… J’entends par là ce que chacun sait à propos de ton mari, qu’il aime bien la frime, parfois… Alors là, j’ai bien ri – tu sais, Olga, même si c’était aussi vrai que c’est faux, un frimeur de haute volée est quand même plus intéressant qu’un minus insignifiant comme ton mari… Alors là, elle dit : en matière d’insignifiance, la vie et les succès de mon mari prouvent plutôt le contraire – alors que ton mari à toi, tu sais très bien quelle est l’opinion générale à son sujet, le pauvre… Écoute, Olga, je ne peux pas tolérer ça, ce serait ridicule, que la femme d’un Félix Purzicsán parle comme ça de mon mari qui est tout de même quelqu’un… Quelqu’un ? Siffle Olga… Quelqu’un ? Ton mari est un vulgaire escroc !... Ton mari – je lui dis, moi, en souriant, ton mari est une chiffe molle… Et en plus il est moche… Pour ma part je n’ai jamais vu quelqu’un de plus laid que ton mari – dit alors Olga – mais ce n’est pas le plus grave qu’on peut lui reprocher… Écoute, Olga, ça suffit, je ne peux plus tolérer ça ! – moi non plus, elle dit, et déjà elle se dirige vers la porte en gesticulant. – Adieu, et ne te fatigue pas cet après-midi, je ne serai pas chez moi… Et elle court vers l’antichambre pendant que je lui criais : c’est d’une bien grande fatigue dont tu me dispenses, vu que vous habitez au cinquième, merci à ton excellent mari… Là-dessus elle hurle qu’au moins l’appartement leur appartient, contrairement au nôtre que mon mari a oublié de nous acheter… Et elle a filé en claquant la porte…

- Et puis, évidemment, pendant une semaine je ne suis pas allée la voir – je ne peux quand même pas tolérer qu’elle parle comme ça – et j’avais bien raison parce que ce matin elle s’est amenée en Madeleine repentante, et tout sucre tout miel elle a déclaré que j’avais raison, et si j’y tiens elle est prête à me demander pardon, parce que la robe de serge était effectivement un peu ratée, mais que dis-tu de celle-ci ? Ça, c’est autre chose, je lui dis allègrement, et puisque tu reconnais ton erreur, moi aussi je peux affirmer que celle-ci est vraiment superbe – car seule la vérité compte ! Nous nous sommes embrassées, nous avons fait la paix et tout va bien comme avant ! D’ailleurs tu auras la chance de la voir cet après-midi à trois heures !

 

Suite du recueil