Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

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pathologie Neurologique

Du journal d’un professeur allemand

 

premiÈre analyse

La patiente, Mademoiselle L., se présente, très pâle, à la clinique. Son cou est étonnamment allongé et très maigre, son visage proéminent, à l’emplacement – couvert d’un fin duvet blanc – de sa bouche, une formation pathologique : deux grosseurs dures au bout arrondi, couleur œuf, se recouvrant, que je jugerai d’environ trois centimètres. Ses jambes sont développées, ses orteils écartés, une formation jaune de type membraneux entre les orteils. Les bras sont dégénérés, ils sont collés au tronc et couverts de plumes blanches. Le bas du corps est également recouvert de plumes.

Avant de poser nos questions à la malade, nous aurions tendance à mettre ces anomalies surprenantes en relation avec une hystérie névrotique. Selon notre hypothèse, la malade a souffert dans sa jeunesse d’idées fixes obsessionnelles, dans son subconscient on décèle des traumatismes refoulés et transformés, et ses modifications corporelles sont entraînées par ces symptômes psychiques.

Choses à faire : rechercher l’origine et la cause de ces obsessions névrotiques et les ramener à la surface de la conscience. C’est la méthode d’explication des rêves du docteur S. Freud qui paraît la plus adaptée.

Quand nous lui avons demandé ses rêves de la nuit, au premier instant la patiente a refusé de répondre. Symptôme caractéristique : le malade s’efforce de dissimuler la libido se manifestant dans son rêve. Après un long interrogatoire, elle ouvre la formation jaune, osseuse, poussée sur sa bouche, et répète deux fois un petit mot nous paraissant au début comme un son inarticulé : inh. Bien entendu, la signification de ce petit mot ne peut faire aucun doute pour un psychanalyste expérimenté : la demoiselle s’est manifestement informée de la théorie de Freud et c’est de là qu’elle connaît le terme Verdrängung, c’est-à-dire inhibition. C’est par la première syllabe de ce mot qu’elle veut nous signifier que des inhibitions l’empêchent de nous raconter ses rêves. Nous avons recours à la méthode négative : nous présentons des objets auxquels elle réagit. Après une longue expérimentation, cette méthode conduit à un résultat. Au brandissement d’un grain de maïs, la malade hoche énergiquement la tête. Il est évident qu’elle a rêvé de maïs. Naturellement il convient d’entendre le mot maïs au sens symbolique – on peut supposer que c’est une amitié d’enfance nommée Maurice qui a troublé la vie au demeurant d’un équilibre fragile de la patiente.

Malheureusement la suite de cette analyse intéressante et prometteuse a été gâchée par l’apparition fulgurante d’une paysanne dans le laboratoire, qui s’est écriée : « alors c’est donc ici qu’elle a atterri cette foutue cane » ; elle a saisi notre malade sous son bras et a disparu avec elle.

 

DeuxiÈme analyse

 

Le cas du patient N. est rapporté par un de nos confrères. Le confrère relate qu’il a trouvé le malade dans un champ où il courait désespérément par la prairie, voulant à peine répondre à notre confrère neurologue qui avait aussi observé que dans sa course parmi les taillis le patient était talonné par trois lévriers, deux hommes armés d’un fusil, quatre chasseurs à cheval et quatre chiens de berger hongrois.

Certaines anomalies physiques peuvent être observées sur ce patient : ses oreilles sont fortement allongées, sa bouche est ouverte, ses yeux sont révulsés et sa langue est pendante. Tout son corps et recouvert d’un pelage fauve, son visage est allongé, ses orteils sont soudés deux par deux.

Notre confrère n’a posé aucune question compte tenu de l’état d’excitation du malade (il fallait le tenir par l’oreille car il voulait fuir, il haletait, tout son corps tremblait, etc.), il s’est contenté de l’observation précise des symptômes. Le malade refusait toute conversation, bien que le médecin tentât d’établir un diagnostic en posant les questions les plus douces, les plus logiques, les plus sensées. Le moment venu, quand il essaya de le persuader d’entrer ici, dans cet établissement psychiatrique où nous le guérirons, le malade se montra excessivement inquiet, il regardait incessamment en arrière vers les hommes à fusil et les lévriers et il cherchait à fuir à tout prix.

Notre ami constata à juste raison : 1. Une idiosyncrasie de nature démentielle à l’égard des lévriers et des chasseurs ; 2. une manie de persécution de type clairement paranoïaque, attestée par l’ensemble des symptômes. Hélas, il n’a pas eu le temps d’étudier le cas de façon plus approfondie car entre-temps les hommes à fusil et les lévriers sont arrivés, ils lui ont arraché son patient et l’ont emporté.

 

Suite du recueil