Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas"

 

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Soliloques dU bain[1]

 

I

Bain chaud

L'eau est une chose merveilleuse si l'on y prête vraiment attention : la chose la plus belle qui soit. Elle recèle mille finesses dans ses pliures, des gestes gracieux, de splendides nervures – elle cultive une relation étrange avec les objets solides. À la voir se blottir contre tout, en douceur, avec son toucher discret – dès qu'elle comble un creux, elle en prend la forme – on croirait que…

Dieu seul sait ce qu'on croirait… Souvent on a des sentiments douillets, indécis, tendres, sans même s'en rendre compte… Vraisemblablement ces sentiments couvent en nous quand nous aspirons à quelque chose de plus beau, de meilleur que notre vie elle-même… Parce que nous ne sommes pas heureux alors que nous pourrions l'être… Il suffirait de mieux écouter les douces et fines clochettes qui tintent dans notre for intérieur, remémorant d'anciens temps obscurs, de vieux souvenirs…

Des clochettes qui tintent… Comme cela sonne bien… Quelle douceur, quelle douce clameur assoupissante… Je suis fier d'avoir découvert cela… Bien sûr, j'ai été poète dans ma jeunesse, j'ai écrit des vers, et pas n'importe lesquels. Mais plus tard j'ai cessé…

On cesse toujours tout ce qui est beau, heureux, harmonieux, on les cesse pour courir après d'autres visées dures, froides, imbéciles que l'on imagine importantes… Balivernes, pure vanité ! Comme si un tiède et pur soir d'automne, sous des platanes bruissants… Avec dans la main une main féminine, belle comme un nuage… Comme si cela ne valait pas toutes nos aspirations… Quand le soir se met à raconter… Comme c'est merveilleux, c'est maintenant que je m'en rends compte… Oui, le soir raconte des choses… L’eau d'une fontaine clapote mollement dans le parc et les oiseaux gazouillent.

Oh, Margit ! À quel point j'ai été mauvais et méchant avec toi quand tu m'as regardé là-bas, dans le square, la semaine dernière… Pourquoi n'ai-je pas ressenti l'importance de ton regard féminin ? Qu’il vaut cent fois plus que tous nos efforts vaniteux, ambitieux – bien plus que toute la vie ! Se noyer dans un baiser suffocant – oui, oublier tout, le monde, les gens, nos petits projets mesquins… S’immerger dans ce cher rire tiède… Pendant que chuchotent autour de nous les feuillages des saules pleureurs… Souvenir… Souvenir…

Oui… Je me retrouve maintenant… Je retrouve enfin mon âme véritable, cette âme douce, noble et tendre… L’âme d'un poète… L’âme d'un enfant… Comment ai-je pu oublier tout cela ? Demain… Non, non, aujourd'hui… J’irai voir Margit… Comme elle va être heureuse, elle va me comprendre… Ma petite Margit, lui dirai-je simplement en la regardant dans les yeux… Ma petite Margit… N’aurais-tu pas envie de partir en voyage avec moi… Au Sud, oui, au Sud… En Afrique peut-être… La chaleur est si douce là-bas… Mais comment faire ? ça y est ! Les trois mille couronnes… Bien sûr ! Quel meilleur usage en faire ? Aucun ! Enfin une véritable bonne idée pour vivre heureux !

J'y vais ! Je vais voir Margit aujourd'hui même ! Nous monterons ce projet de voyage ensemble !

Où est ma serviette ?

Brrr, qu'est-ce qu’il fait froid dehors !


II

Bain froid

 

Brrr, sacré nom. C'est un peu dur, mais c'est bon pour la santé. C'est le principal. Drôle de truc une espèce d'eau comme ça, dans la baignoire on n'aurait pas l'idée. ça a des dents. Ça mord. Brrr.

Se frotter, je crois que ça doit faire beaucoup de bien. On se sent transformé après, quand le sang recommence un peu à circuler. Quelle ânerie de n'avoir pas essayé plus tôt. Dorénavant je me frotterai un bon coup chaque jour, c'est un peu désagréable mais il ne faut pas chercher le confort si on souhaite être en forme.

Je ne comprends vraiment pas pourquoi je ne faisais pas cela régulièrement, bien avant déjà. Évidemment on perd son temps à un tas d'âneries plutôt que de s'occuper de sa santé, pourtant sans la santé on n'arrive à rien.

Je voulais commencer dès hier soir mais je me suis finalement couché à cause de cet imbécile de roman que je voulais absolument lire dans mon lit. Ça ne valait vraiment pas la peine quand j'y pense. Qu'est-ce que c'était sentimental – avec même des poèmes dedans ! Ce que les gens trouvent à perdre leur temps quand ils n'ont rien de plus intelligent à faire ! Je ne comprends pas comment j'ai pu le lire jusqu'au bout ! Et l'auteur, combien il a pu toucher pour ce chef-d'œuvre ? Moi, si j'étais éditeur, je ne paierais pas un rond pour un roman pareil ! Des descriptions sirupeuses, ouais, ouais, rien que du bla-bla. Pour abrutir le peuple. Arrivé au bout j'étais complètement crétinisé. Mais il faut dire que ça me rappelait quelque chose que j'avais lu quand j'étais enfant. Quel gaspillage de temps de lire ces bouquins. Je vais d'ailleurs résilier mon inscription à la bibliothèque – j'utiliserai mon temps plus intelligemment. Je vais m'inscrire à l'union sportive. Là au moins, pour son argent, on se fait des relations importantes.

Il ne serait pas inutile de croiser un jour ce Szalkai, ça pourrait me servir.

J'irai aujourd'hui même. Ou plutôt… Où je m'étais déjà engagé pour cet après-midi ?… Oui, bien sûr. Chez Margit… Ah zut. Bon, tant pis. À la rigueur je n'irai pas. Si elle se fâche, elle se fâche. En vérité… Ça tomberait plutôt bien si elle se fâchait… J'en ai un peu marre. On néglige ses affaires. Pourtant c'est ça qui est important. Ça commençait à tourner au vinaigre avec cette Margit.

C'est ça, une bonne petite rupture claire et fraîche, en souplesse. C'est le plus sain. Tout en souplesse, in medias res, plonger directement. Je vais lui écrire la lettre sur le champ. Je regrette. Je n'ai pas que ça à faire. J'irai voir ce Szalkai. Il s'y connaît question peaux, celui-là. Hum… Et si… Ce ne serait pas si mal… Pour les trois mille couronnes… Il saurait sûrement bien les placer. Une excellente affaire. Surtout si leurs prix continuent de monter. Et pourquoi ne monteraient-ils plus ? Il suffit de s'y prendre à la fraîche, énergiquement ! Magnifique ! Je serai un tout autre homme si ça marche ! Allons-y !

Où est ma serviette ?

Ah, il fait bien chaud dehors ! »

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Dakota dans le livre "Budapest, ville d’eau"