Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

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On ferme À cinq heures[1]

 

Le noceur invétéré que je suis rentrait une fois de plus chez lui après cinq heures de l’après-midi ; pourtant, combien de fois avais-je juré que je commencerais une nouvelle vie et que je regagnerais mon petit lit douillet dès trois heures de l’après-midi.

J’ai eu bien du temps pour réfléchir en attendant qu’on m’ouvre la  porte ; j’ai donc l’honneur de recommander à la bienveillante attention du ministère du salut public mes pensées surgies à cet instant.

La fermeture de cinq heures a fait ses preuves au-delà de toute attente : l’objectif qu’on ne puisse franchir la porte de la maison après cinq heures qu’au prix des pires difficultés est en tout point atteint.

On peut en outre compter sur les innovations réglementaires suivantes :

À compter du premier février, pour se laver entre trois heures du matin et une heure et demie de l’après-midi on ne pourra utiliser que du savon, mais pas de l’eau en raison d’économies sur l’eau ; d’une heure et demie jusqu’à l’aube, en revanche, que de l’eau sans savon, en raison d’économies sur le savon.

Pour économiser les allumettes, le gouvernement va commercialiser des boîtes d’allumettes qui, contrairement aux habitudes, seront recouvertes de phosphore non sur un côté mais sur l’autre côté, afin d’épargner l’un de ces côtés.

Entre deux heures et demie de l’après-midi jusqu’à sept heures et quart du soir il faudra monter au grenier en passant par la cave, pour épargner les escaliers.

Afin de réduire les vols et les cambriolages le gouvernement commercialisera de nouveaux lavabos contre lesquels chacun est tenu d’échanger son lavabo actuel à partir du quinze février. Les nouveaux lavabos auront la particularité que, dès que le cambrioleur, après avoir dépouillé l’appartement, désirera éventuellement se laver les mains, le lavabo se mettra immédiatement à sonner, il réveillera le propriétaire du logement qui sera tenu de signaler le cas sur le champ à la police.

Entre huit heures du matin et huit heures du matin le lendemain il est interdit d’utiliser le téléphone ; les communications officielles doivent être exclusivement autorisées par la direction de la poste, à condition que les deux parties qui souhaitent s’entretenir se présentent ensemble au bureau de poste et attestent qu’elles ont une raison urgente d’entrer en communication l’une avec l’autre. À deux heures et demie de l’après-midi, tout le monde doit débrancher son téléphone.

Pour une régulation de la consommation d’eau, une ordonnance stipule que de dix heures et demie du matin jusqu’à cinq heures moins le quart l’après-midi il n’est autorisé de servir de l’eau que dans une assiette plate. Entre cinq heures moins le quart et deux heures et quart à l’aube il est permis de boire de l’eau dans une assiette creuse, mais après avoir déposé dans l’assiette un certain nombre d’objets qui auront perdu de leur poids, un poids égal à celui du volume d’eau déplacé. Ce poids superflu, tout le monde est tenu de le déclarer à la municipalité.

La nouvelle ordonnance se préoccupe également d’épargner le mobilier. Tout le monde est tenu de munir ses armoires de pieds également sur le dessus ; de huit heures du matin à six heures et demie du soir, ainsi équipées, ces armoires pourront être retournées en sorte que leur dessus ne prenne pas la poussière.

Afin de nous préserver des sonorités, tout le monde est tenu de munir ses sonnettes domestiques de sourdines jusqu’à sept heures du soir. La même chose vaut pour les réveille-matin qui,  aussitôt après avoir été remontés, doivent être recouverts, gardés dans un endroit sombre et fermé, être ressortis de là à l’aube, un quart d’heure avant l’heure de la sonnerie souhaitée, et bien enfermés dans un endroit clos.

Des lampes électriques d’un type nouveau que chacun sera tenu de se procurer à compter du 29 janvier tendent à économiser le papier, car elles fonctionnent au courant alterné et clignotent sans cesse pour qu’il soit impossible de lire sous leur éclairage.

À partir du quatre février les deux pattes arrière des chevaux de fiacre doivent rester attachées d’une heure à quatre heures et demie de l’après-midi, au cours des déplacements. Dans la mesure où même dans ces conditions il arrive qu’accidentellement un cheval parvienne à courir, le cocher est tenu de fixer l’extrémité du lien à la roue avant droite de son véhicule.

On mettra bientôt en circulation les nouveaux engourdisseurs de confiture, à cinquante couronnes la douzaine, munis d’un verrou en aluminium.

Celui qui a besoin d’un piston tranche-oreilles, doit en faire la demande à partir du quatre février au ministère de la guerre de son arrondissement.

À la fin de ce mois les machines à rendre le sucre amer nouvellement commandées, seront mises en circulation. On pourra recevoir à la douzaine dans toutes les boucheries contre les lampes électriques des pains de sucre acidificateurs de miel.

On ne pourra se procurer sans certificat les cure-estomacs, les brise-miroirs anglais authentiques (avec fermeture à glissière), les atrophicateurs pour semelles et les épingles bilatérales à narines qu’à partir du milieu du mois prochain, entre quatre heures et cinq heures du matin, dans les boulangeries.

En outre j’ai rêvé que j’étais deux chats et je jouais ensemble.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l’humanité"