Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

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envie

 

Lenvie est la cause de tout, la méchante et cruelle envie des gens envers leurs congénères, expliqua Dezső avec véhémence à son unique ami Géza. Le problème n’est pas que nous soyons égoïstes et voulions nous accaparer tous les biens et toutes les joies de la vie, y compris au détriment d’autrui, mais nous aspirons à jalouser la fortune et les biens d’autrui, nous aimerions nous en emparer, même si nous n’en avons nullement l’usage. Nous sommes habités par un tigre qui assassine tout un troupeau alors qu’il ne peut consommer qu’une seule génisse : nous ne sommes en mesure de vivre qu’une seule vie, mais nous voudrions en annihiler des centaines et des milliers. Ce n’est pas l’égoïsme, mais c’est l’envie qui fait du monde un enfer ; nous avons les yeux mille fois plus grands que le ventre. Si la Russie s’est laissée entraîner dans la guerre, ce n’est pas parce qu’une partie quelconque de son corps immense était en danger, mais la souffrance intolérable de savoir que d’autres vivent aussi, petits, modestes, mais ils vivent. Les grandes masses attirent les petites, des milliers de mendiants meurent de faim pour que la fortune du milliardaire s’accroisse de cinq millions. « Je prends son unique dinar au mendiant et je le donne à celui qui en a déjà mille », dit notre Dieu cruel lui-même. Le monde se dévore et en périt.

- C’est le pessimiste qui parle ainsi, répond doucement Géza, celui qui oublie de regarder l’autre côté de la médaille. Mais le physicien sait que là où il y a répulsion, il doit y avoir aussi attraction. La haine n’est pas seule, une sympathie chaleureuse brille là de l’autre côté, une émotion profonde qui donnerait à l’autre ce qu’il a plutôt que de souhaiter prendre ce qui appartient à cet autre – il lui donnerait même sa vie. Pendant que tu parlais ainsi, n’as-tu pas songé à notre amitié ? Nous sommes tous les deux de pauvres nigauds fauchés, des philosophes de café du commerce, mais dis-moi, si l’un de nous possédait soudain beaucoup d’argent, sa première pensée n’irait-elle pas à l’autre... et à la joie de lui causer de la joie ?

Dezső ne répondit rien, ils se séparèrent en silence.

Géza demeura au café jusqu’à neuf heures du soir en pensant à sa froide chambre meublée et au terme qu’il n’avait pas encore réglé.

À neuf heures il se leva, soupira, voulut partir. C’est alors que Dezső fit irruption dans le café, il était pâle, hirsute, il avait du mal à sortir quelques mots de ses lèvres tremblantes.

- Géza... viens... une chose... horrible...

Ils coururent dans la rue, Dezső ne cessait pas de trembler.

- Je viens du club... c’est horrible... nous avons joué et... trente... quarante mille couronnes, je ne sais... j’ai gagné beaucoup d’argent.

Il enfonça sa main dans la poche de son manteau pour en extirper une épaisse liasse de billets de mille chiffonnés, puis il les rangea.

Ils marchèrent côte à côte, pâles, à pas rapides, sans se dire un mot. Dezső rompit le premier le silence.

- Je me suis... tout de suite... dépêché... de venir te trouver, on monte chez moi... je ne veux pas qu’on nous voie... je veux te donner deux mille couronnes...

Géza ne sut pas quoi répondre. Tout au long du boulevard József ils n’échangèrent plus un mot. À l’entrée, Dezső s’arrêta, leva les yeux sur son ami et éclata de rire.

- Qu’y a-t-il ? – demanda Géza, interloqué.

Dezső remit la main dans sa poche et fit ressortir la liasse de billets.

- Regarde !

Géza regarda mieux les billets. Il regarda son ami et un bruyant rire de bonheur jaillit aussi de sa gorge. Il rougit, ses traits se radoucirent, ses yeux regagnèrent leur expression calme et sereine.

- Eh oui, dit Dezső, je voulais te faire une farce. Ce sont des billets de théâtre, c’est un acteur qui me les a prêtés jusqu’à demain.

Géza riait toujours, heureux, libéré. Mais quand brusquement Dezső redevint sérieux, il se troubla, étonné.

- Qu’y a-t-il ? – demanda-t-il.

- Rien, dit Dezső négligemment, je veux seulement te faire remarquer que d’apprendre que dans ta misère deux mille couronnes te tombent brusquement dessus, ne t’a pas fait autant plaisir, tant s’en faut, que la nouvelle que si tu ne touches pas les deux mille, moi non plus je ne touche pas trente-huit mille.

 

Suite du recueil