Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

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clemenceau[1]

 

Jai encore fait un rêve merveilleux : une petite annonce a paru dans un journal selon laquelle on cherche un apprenti, avec un salaire de débutant, pour les usines "Inferno" de goudrons et de fours. Évidemment je me suis aussitôt proposé. J’ai été reçu dans un local officiel par le docteur Asmodée, maître poêle principal. Il m’a expliqué en quoi le poste consistait. Pour commencer je serai envoyé à des fours privés, et si j’y donne toutes satisfactions en qualité de sous-diable, je serai promu au siège. Je devrais accomplir un travail consciencieux et précis dès le début, la direction observe les débutants à la lorgnette, et si elle décèle de l’habileté et de l’inventivité, elle ne refuse pas d’éventuelles promotions.

Ensuite l’aide-diable me conduit dans une petite cellule bien chauffée au milieu de laquelle fume une auge remplie de goudron bouillant. Le four se trouve à côté de l’auge, c’est lui que je dois constamment alimenter en charbon. On m’avertit qu’on amènera bientôt une nouvelle âme qui me sera confiée ; l’inspecteur veille au troisième étage, et si l’on peut entendre les hurlements de l’âme jusqu’à là-haut, on me confirme à mon poste, et si même le diable principal les entend, je peux compter aussi sur une meilleure paye. Par conséquent j’ai intérêt à bien conduite mon affaire si je veux réussir.

Quelques minutes plus tard deux apprentis diables accompagnent en effet la nouvelle âme. Quelle n’est pas ma surprise quand je reconnais Clemenceau, le Président du Conseil français. On le plonge la tête la première dans le goudron, on recouvre l’auge de son couvercle dans lequel une petite ouverture ronde est découpée pour la tête, puis on me le confie en me laissant seul avec lui.

Quelques instants plus tard la tête apparaît dans l’orifice. Sur le visage de Monsieur le Président du Conseil on voit les traces de la profonde impression que la passablement haute température du goudron provoque dans son âme noble.

- Qu’est-ce que c’est ? – demande-t-il avec sévérité. – Ce bain est très chaud. Enlevez vite ce couvercle, je veux sortir.

- À vos ordres, Monsieur le Président, je réponds, en sortant de ma poche le journal qui publie le dernier discours de Clemenceau, à vos ordres, je comprends. Le plus haut souhait de Monsieur le Président du Conseil est de tenir jusqu’au bout de ses forces dans le bain, dont la température doit être élevée jusqu’à la dernière goutte de notre sang. Oui, je comprends.

Et je lance un grand morceau de charbon dans le four du bain.

- Qu’est-ce que c’est ?... – Hurle le Président du Conseil. – Êtes-vous sourd ? Je ne supporte pas ça... je veux sortir de ce bain... quelle ineptie de vouloir encore monter la température... je vais devenir fou... enlevez-moi ça vite...

- À vos ordres, Monsieur le Président, je suis tout à fait d’accord – j’acquiesce en chargeant le poêle de nouvelles munitions – nous sommes tous décidés à n’ôter ce couvercle sous aucun prétexte aussi longtemps que le monde entier ne remettra pas à nos troupes glorieuses la couronne sacrée du sublime idéal, sous les lauriers glorieux de la victoire finale, jusqu’à la mort !!!

- Jésus Marie, que bredouillez-vous là ? - Hurle le Président du Conseil – que je tienne jusque-là ? Quelles âneries jacassez-vous là ?... Aïe, aïe, le couvercle...

- Je ne fais que citer le discours de Monsieur le Président (nouvelle charge dans le four), je sais bien que vous préférez prolonger ce bain pendant dix ans, donner votre dernière goutte de sang, plutôt que, face à la glorieuse volonté de la nation, avant l’anéantissement total de l’ennemi infâme, toutefois, néanmoins, à l’instar de... !!

Et je lui verse un saut de goudron sur la tête.

- De l’eau !... De l’eau !... – Hurle le Président du Conseil. – Une gorgée d’eau !

- Bien sûr ! – dis-je avec enthousiasme en vidant un nouveau seau brûlant sur la tête de l’homme d’État résolu. – Vous ne vous contentez plus de recouvrer simplement les territoires occupés. Je comprends, je transmettrai à la direction votre décision de rester dans le bain aussi longtemps que la Belgique et le Turkestan n’auront pas reçu dignement réparation de ces abominables Allemands !...

- De l’eau !... De l’eau !... Une gorgée d’eau ! Une gorgée d’air !... Je crève. Aïe, aïe...

- Comment le souhaitez-vous, Monsieur le Président du Conseil ? Vous parlez des Dardanelles, si j’ai bien compris. D’accord. La victoire totale ? C’est entendu. Vous ne désespérez pas ? J’en prends acte. Nous sommes un et unis dans la volonté et la résolution inébranlable selon lesquelles dorénavant, néanmoins, toutefois. Ne craignez rien, je me charge du four.

Je ne peux plus transcrire la réponse du Président du Conseil en paroles, parce que c’est une telle symphonie de beuglements et de hurlements qu’à peine une demi-heure plus tard je suis convoqué devant Belzébuth qui, au trentième étage, a entendu ce boucan effroyable, et qui veut me communiquer qu’à l’Assemblée Générale prochaine je serai promu à la deuxième classe de la grille des salaires.

 

Suite du recueil

 



[1] Clemenceau est considéré par les Hongrois comme l’auteur du traité de Trianon et responsable du démantèlement de la Hongrie historique en 1920.