Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

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statistique pÉdagogique[1]

 

Je lisais dans mon lit cette revue américaine dans laquelle chaque semaine on trouve les illustrations dont on parle ces temps-ci, par exemple, à côté d’un petit homme debout, on voit un œuf géant, dix fois plus grand que l’homme, avec cette légende : “how many of eggs does a man eat in his life ?” (combien d’œufs un homme mange-t-il durant sa vie ?). Ou bien, un bœuf grand comme une maison, à côté d’un homme petit, et la revue prétend que moi j’ai mangé ce bœuf. Ou encore, un ongle aussi grand que le portail de la basilique, et on nous raconte que nous nous coupons autant d’ongles aux doigts.

J’ai ensuite bâillé à m’en décrocher la mâchoire, remonté mon duvet jusqu’au menton, fermé les paupières, je me suis réveillé, j’ai encore bâillé, je suis sorti de mon lit et je suis allé me laver dans la salle de bains. Ce n’était pas simple parce que j’ai trouvé dans le porte-savon un savon gros comme un monument funéraire : cinq mètres de large et huit d’épais. La quantité de savon que j’ai consommée dans ma vie. Dans un lavabo de la taille du lac Balaton, une violente tempête fouettait la quantité d’eau que j’ai utilisée pour me laver. Latéralement, sur la rive enchanteresse du lavabo se dressaient les monts de crème et de pâte dentifrice que j’ai consommée. Il serait temps de me raser, murmurai-je, caressant ma barbe longue de six mètres : la quantité que je me suis rasée jusqu’à maintenant au menton.

Après le rasage, je me suis assis pour travailler. J’ai trempé pensivement ma plume dans l’encrier ; la seule chose désagréable c’était que pour chaque prise d’encre je devais grimper sur une échelle de dix mètres qui me conduisait à l’orifice de l’encrier. J’ai arraché un morceau du rouleau de papier large de quatre mètres qui contenait la quantité de papier que j’ai noircie de mes gribouillages.

Impossible de travailler : une sonnerie retentissante secoua la porte de mon antichambre. Un géant d’aspect sévère me présenta une facture longue de douze mètres : il m’invita à bien vouloir régler cette modeste somme ; c’était la liste des factures que j’ai laissées impayées tout au long de ma vie.

Je promis de payer prochainement, je mis sur ma tête mon chapeau grand comme la place Erzsébet, et j’ai dévalé mes cent millions quatre cent mille six cent vingt-deux marches pour aller vite prendre mon petit-déjeuner au café.

Devant le café, j’ai été accueilli par une foule d’une dizaine de milliers de personnes. C’étaient des jeunes gens de toutes sortes qui, au moment où j’arrivais, comme les soldats d’une armée bien entraînée, tournèrent tous la tête dans ma direction et crièrent en chœur comme la foudre dont retentiraient les collines de Buda :

- Salut, ne me reconnais-tu donc plus ? Je suis (suivirent six mille noms différents), ton camarade de sixième B. Te souviens-tu de Monsieur (ici six mille noms), professeur de… ? He, he, he… Comment vas ? Comment vas ? Où allais-tu ? Petit-déjeuner ? Bon, je veux bien t’accompagner, ça fait un moment qu’on ne s’est vu.

La tête me tournait quand je suis entré au café, suivi de la foule. Ils se sont installés autour de ma table et m'ont demandé tous ensemble en un tonnerre à percer les tympans :

- Et à part ça, comment vas-tu ?

Pendant ce temps, le garçon plaça devant moi la chaudière à vapeur fumante dans laquelle bouillonnaient vingt mille hectolitres de café. Quand je lui ai demandé quel était l’animal de la taille d’une vache et semblable à un merveilleux monstre préhistorique qui voletait autour de ma tête, il m’informa chaleureusement que c’était un petit bacille de la tuberculose : j’en avais aspiré autant dans ma vie. On m’enfonça dans la bouche une cigarette longue de deux kilomètres, et de quatre mètres de diamètre. Le garçon fit couler dans un récipient les six litres de salive qui sur le bord de la tasse à café représentaient la quantité de salive que j’ai avalée dans ma vie sur le bord des tasses mal nettoyées.

Je sursautai, écœuré, et courus en trombe dans la rue. La foule de camarades d’école me suivit et depuis le seuil, en chœur ils me chuchotèrent à l’oreille tel le mugissement d’un canon :

- S’il te plaît, prête-moi une couronne jusqu’à demain, mais discrètement, que personne ne le remarque.

Je distribuai douze mille couronnes. La foule se dissipa, mais je ne restai pas longtemps seul. D’une rue adjacente, vrombit une équipée d’une douzaine de milliers de personnes, dirigeant leur attaque directement vers ma ligne de front.

- S’il vous plait, dirent les douze mille personnes ensemble, d’un ton légèrement offensé, les paumes retournées dubitativement et les sourcils froncés, s’il vous plaît, pourquoi n’avez-vous pas répondu à la lettre que je vous ai adressée voilà six semaines ?

Je rougis, et bégayai en gesticulant :

- ça alors ! Pardonnez-moi ! Je suis si follement distrait ! J’ai oublié de les poster, pourtant je les ai bien écrites ! Cela ne m’est jamais arrivé auparavant, croyez-moi, c’est la première fois que je n’ai pas répondu à une lettre.

- Et pourquoi justement à moi ? – répondirent vexés, à l’unisson, les douze mille personnes, et elles désignaient de leur index leur poitrine toutes en même temps – justement à moi ?

ils me donnèrent fraîchement un coup de chapeau et traversèrent la rue, tous les douze mille.

Je rencontrai le groupe suivant au nombre de deux mille environ, au coin du Grand Boulevard. Ils se tournèrent brusquement vers moi :

- Quelle chance de vous rencontrer, je voulais justement vous parler. J’ai décidé depuis longtemps qu’il faudrait faire quelque chose avec vous. Vous êtes un homme talentueux mais peu débrouillard, il faudrait que quelqu’un, comme moi, par exemple, vous tienne par le bras. Demain je dirai un mot à (sept mille noms) n’ayez peur de rien, tant que vous me voyez.

Et ils me tapotèrent amicalement l’épaule qui enfla de cinquante centimètres.

- Je ferai de vous un homme ! Je suis le seul homme qui réussira à tirer quelque chose de vous ! - Crièrent-ils dans leur enthousiasme.

Je me détournai d’eux car une foule d’environ cinq mille femmes s’approchaient de moi. Enthousiastes et passionnées, elles saisirent ma main. Elles me regardèrent profondément dans les yeux et pleines de douceur me dirent sur un ton intime, provoquant un bruit qui ne dépassait pas celui d’une cinquantaine de sirènes de bateaux :

- J’ai lu… Vous savez bien que j’ai lu… N’est-ce pas, vous savez que j’ai compris que votre article s’adressait à moi… Que je suis la femme à laquelle vous pensiez ?

- Alors, vraiment, vous l’avez compris, dis-je en souriant tristement et intimement, et je regardais profondément dans leurs yeux. Mais je n’entendis plus la réponse car j’ai été saisi au col par une dizaine de milliers de mains.

- Salut ! – crièrent dix mille voix.

- Salut ! – criai-je avec joie.

- Mon unique ami ! – crièrent dix mille hommes si fort que dégoûté d’eux et de moi-même j’essuyai à mes yeux une larme grande comme la chambre, je me réveillai.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l’humanité"