Frigyes Karinthy :   Voyage à Farémido

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deuxiÈme CHAPITRE

La machine qui avait emmené l'auteur à cet endroit, trahit une conscience merveilleuse.

Conversation singulière. Arbres à forme humaine. Le château.

En revenant à moi j'ouvris les yeux et je regardai alentour. Je me trouvais dans un paysage arrosé par un soleil éclatant : un flanc de montagne à pente douce sur ma gauche, une rivière sinueuse qui scintillait de l'autre côté, des buissons bleu-vert sur les rives. Un simple pont de fer sans garde-fou la traversait ; un chemin blanc menant vers une forêt lointaine, bordé des deux côtés d'arbres de formes bizarres. Ce chemin paraissait être long, il se perdait dans une nébulosité bleuâtre et il me semblait percevoir un portail ou une sorte de voûte à son entrée dans la forêt. Tout ce paysage avec en haut le disque inhabituellement agrandi du soleil, près de deux fois plus grand que la normale, me paraissait invraisemblable, étrange et féerique, néanmoins inexplicablement familier, comme si j'étais déjà venu à cet endroit. Plus tard, dans ma stupéfaction j'essayai d'y réfléchir et je finis par découvrir d'où je connaissais ce paysage : plus d'une fois j'étais en effet passé par ici dans mon sommeil, enfant surtout. C'était un rêve récurrent qui me revenait de temps à autres, à intervalles espacés, de façon inattendue. Au début, encore enfant, je me tenais debout de ce côté de la rivière et je regardais avec intérêt et convoitise la forêt d'où émanait une musique inconnue mais infiniment suave, plus tard dans d'autres rêves je traversais le pont et je partais sur le sable du chemin blanc. J'en rêvais encore durant ma formation militaire, je progressais à marches forcées vers la forêt avec mon gros barda sur le dos ; j'étais convaincu que quelque chose de bon m'y attendait, fraîcheur reposante et tranquillité, mais j'avais très peur de ne jamais y parvenir.

Cette fois cependant, tout ceci était une réalité tangible, j'étais éveillé, je souffrais de la soif et je tentai de bouger. À ce moment je ressentis que j'étais saisi fermement à la ceinture et en même temps une force me souleva de mon siège et me fit balancer en l'air pendant une minute. Je fus pris de peur ; j’aperçus un étroit anneau métallique qui m'enserrait les hanches comme un collier, cet anneau se terminait par un levier de métal s'épaississant vers le haut. L'instant suivant ce levier me hissa encore plus haut puis me redescendit et me posa à terre, à environ trois ou quatre mètres de la machine dans laquelle j'avais été assis ; il me relâcha enfin et le levier se retira. Je levai la tête et je vis devant moi un mécanisme ou une machine étrange, jamais vue : je ne peux en donner qu'une description lacunaire, approximative, je ne pourrais probablement même pas en fournir une image nette en la dessinant, bien que par la suite j'en eusse fréquemment vu de semblables. Très logiquement ma première pensée fut qu’il s’agissait d’un avion d'une toute nouvelle conception, d'une infinie complexité, dont le fuselage, contrairement à ce qu'on connaît, se tenait verticalement sur le sol, avec des ailes d'argent appliquées sur les deux côtés. Mais ce fuselage avait en réalité une forme indiciblement singulière : en haut une masse d'or en forme d'œuf aplatie sur le sommet, un peu comme une tête d'homme stylisée, parfaitement régulière, des sculpteurs utilisent quelquefois des têtes de ce genre pour décorer des immeubles ; à la place des yeux deux lentilles rondes, brillantes, en verre, derrière lesquelles scintillait une lueur rougeâtre. En dessous de ces lentilles deux espèces de tubes dépassaient de la tête et un peu plus bas un orifice allongé bien dessiné, recouvert de feuilles d'or, qui s'écartait et se refermait régulièrement. La base du fuselage avait une forme de bouclier, également en or, décoré de motifs artistiques de marqueterie, des incrustations de pierres fines, se terminant au niveau des hanches, par un anneau de métal. Ce mécanisme était posé sur deux socles plaisants à la vue s'amincissant vers le bas : ces socles s'achevaient en un système de rouages compliqués ; les roues avaient une autonomie de mouvement, elles permettaient à la machine de monter ou de faire des pas, ainsi que d'avancer rapidement sur le terrain plat.

Les deux bras du fuselage faisaient office d'ailes, mais aussi plusieurs autres minces bras métalliques souples s'articulaient sur ce fuselage avec des extrémités diverses, celui par exemple qui m'avait extrait de ma cage.

J’ignore pourquoi mais toute cette mécanique, malgré sa complexité, donnait une impression de grande simplicité et d'évidente nécessité, on sentait que tout était à sa place et fonctionnait dans une merveilleuse harmonie, mais par-dessus tout, elle inspirait aussi dès le premier instant une sorte d'inexprimable sentiment agréable, sans rapport avec l'impression que la machine était indubitablement un chef-d'œuvre économe et parfait de mécanique. Mais l'objet avait un rayonnement propre. Je suis incapable de m'exprimer autrement qu'en utilisant un terme approché, disant que cette machine était belle, entendant par ce mot non seulement ce qu'il exprime mais bien plus, comme nous l'utiliserions, par exemple à propos d'une peinture, ou mieux encore d'une femme. Je ne suis qu'un simple chirurgien, je ne suis pas rompu dans l'art du langage, mais je me souviens que des épithètes dithyrambiques me vinrent alors à l'esprit, telles que de jeunes amoureux ont coutume de trouver dans les moments d'extase. Peut-être n'étais-je pas encore dans mon état normal, d'abord je gardais dans l'oreille le tintement des accords précédents, et aussi la machine elle-même semblait irradier une puissance, un état intermédiaire entre la chaleur et le courant électrique, un faisceau invisible d'électricité thermique qui tenait tous mes nerfs dans un engourdissement tendu. Un bourdonnement constant et agréable émanait de son intérieur, les ailes se posèrent lentement. Je ressentis un chatouillement sur mon visage, et levant les yeux je vis les deux lentilles de verre qui me fixaient. Au même moment un des bras se souleva jusqu'à me toucher puis se retira. Pendant que j'essayais de deviner qui pouvait être l'homme qui manipulait cette mécanique de l'intérieur, un clapet remua sur le haut du fuselage et la musique que j'avais entendue auparavant retentit de nouveau avec une douceur indicible, mais non cette fois dans les notes fa-ré-mi-do, plutôt une mélodie hélicoïdale selon les notes de la gamme chromatique que je ne connais pas suffisamment mais que je noterais à peu près comme ceci : sol, la, la, sol#, sol, sol#. Cette mesure, je l'entendis répétée plusieurs fois, pendant que les yeux restaient fixés sur moi. Ces sons provoquèrent en moi un sentiment étrange : je dirais qu'ils m'interpellaient dans une langue inconnue, pourtant sans paroles. J'étais comme pétrifié, puis j'ouvris la bouche en essayant d'abord maladroitement puis de mieux en mieux de reproduire les sons. Au même moment la musique s'interrompit, la machine s'arrêta, tendue comme pour mieux m'observer. Je répétai les sons un peu plus fort. La machine joua cette fois trois autres notes, je les reproduisis également en chantant. Alors c'est un autre bras qui se tendit vers moi pour me palper. Cet exercice se répéta un certain nombre de fois, sur des notes variées. J'entendis brusquement un bruissement, les ailes vrombirent, un courant d'air me gifla, et l'instant d'après la machine décolla, elle décrivit quelques cercles au-dessus de moi puis pris la direction de la rivière, s'éleva encore, rapetissa puis disparu au-dessus de la forêt. Je restai là quelques minutes étourdi, puis je regardai autour de moi.

L'endroit où je me trouvais était couvert d'un gazon soyeux sur un sol meuble et marécageux. Brusquement ma situation désespérée m'apparut dans toute son horreur : je me trouve dans un lieu inconnu, me dis-je, où je périrai impuissant et désemparé car je ne peux même pas savoir si je suis en terre amie ou ennemie. Je me souciais également pour mes camarades de combat, lesquels avaient pu se sauver du Bulwark ? Je n'en savais absolument rien. Plus personne n'ignorant que moi et le commandant avions quitté le navire en perdition à bord d'un avion, un mandat d'arrêt sera probablement lancé contre moi et si je ne me manifeste pas je risque d'être déclaré déserteur et traduit devant un tribunal militaire.

Mais ensuite je suivis un raisonnement différent : dans un pays où l'on possède des mécaniques aussi perfectionnées, les hommes doivent vraisemblablement être également extraordinairement développés et intelligents, ils se rendront aisément compte de mon état calamiteux. En revanche j'étais incapable de deviner quelle pouvait être la ville ou le campement dont cet avion provenait. Il m'apparaissait clairement que je n'étais pas parvenu en Allemagne puisque nos excellents espions nous l'auraient très certainement signalé si l'armée ennemie avait eu de telles machines à sa disposition. Je remis donc mon sort à la destinée, je déposai mes armes dans l'herbe et je préparai mon mouchoir blanc pour le cas où je me trouverais en terre hostile afin de pouvoir, conformément à la convention de La Haye, me rendre à la première personne qui croiserait mon chemin.

Avec mille précautions je me dirigeai vers la rivière en observant soigneusement tout autour de moi, mais sans apercevoir âme qui vive. Je pus franchir le pont sans obstacle et je décidai de longer le chemin blanc dans la direction de la forêt, je m'approchai d'un premier bosquet à la lisière. Subitement je m'arrêtai net, ébahi, et spontanément je saisis mon mouchoir. Il me sembla un instant que l'arbre le plus proche de moi n'était pas vraiment un arbre mais un être animé. À cette distance d'une vingtaine de pas je pus clairement distinguer ses formes, c'était véritablement une silhouette humaine bien qu'un peu inhabituelle. Son corps n'était pas habillé de peau mais d'une croûte brunâtre, ses deux jambes étaient enracinées en terre et une étrange tenture de feuillage étaient formée entre ses bras écartés au-dessus de sa tête. La tête était massive et aplatie, la figure de croûte brunâtre tournée vers moi. En revenant de ma surprise je crus comprendre que j'avais affaire à une étrange sculpture ou à quelque espiègle création de l'art horticole : manifestement c’était un arbre taillé à forme humaine, spécialité particulière de cette contrée. Soulagé, je m'approchai de la plante singulière pour mieux la tapoter. Oui, c'était bel et bien une croûte, mais moins dure que l'écorce des arbres ordinaires, à mon toucher elle laissa suinter une sève rosâtre. J'en ressentis un haut-le-cœur, et même je reculai lorsque l'arbre fut pris de convulsions, je pris peur mais un court instant seulement. Je vis que les deux racines en forme de jambes étaient fermement enracinées dans le sol, dans l'impossibilité de marcher. Mais je le répète, l'ensemble avait une forme humaine, on distinguait même les traits du visage : des yeux très creux et secs, mais un nez presque régulier, tandis que la bouche feuillue s'inclinait des deux côtés vers le bas en une ligne amère et déprimée. Il y avait en tout cas dans cette face de bois quelque chose d'infiniment triste, de désespéré, sans le vouloir je dus penser au jeune chevalier errant mais maudit des contes de fées. En me penchant plus près je découvris, abasourdi, que les lèvres se tordaient comme si elles voulaient me dire quelque chose. Alors mon cœur fut saisit d'une incompréhensible compassion si poignante et si aiguë que je dus crier de douleur. Un craquement sourd et strident retentit en réponse à l'intérieur de l'arbre, les bras écartés tentèrent en vain de s'agiter puis l'arbre se calma. Je ne parvins pas à m'expliquer le brusque abattement irrationnel qui me saisit mais je sentis que je ne supporterais pas d'entendre une nouvelle fois ce craquement sourd et creux. Je me détournai aussitôt et m'éloignai ; à ce moment, atterré, je remarquai que tous les autres arbres ressemblaient au premier : personnages arborescents petits ou grands, les bras écartés et une vieille figure amère. Je me sentis très mal et je pressai le pas sans trop regarder autour de moi, mais il me sembla que toute l'allée que je longeai était composée de ces arbres.

Plus loin les arbres se raréfièrent, disparurent, et je suivis un chemin sinueux recouvert d'une fine poudre blanche ; de nouveau me saisit le curieux souvenir qu'une fois, dans mon sommeil, j'étais déjà passé par là.

À la sortie de cette forêt, comme j'avais pu l'apercevoir de loin s'élevait effectivement une voûte de verdure très haut au-dessus de ma tête. Je respirai de soulagement à constater que ces arbres-là n'étaient plus de forme humaine ; bien que, à vrai dire, je n'avais jamais vu non plus d'arbres de cette sorte : la ramure luxuriante composée de feuilles rondes et charnues assombrissait le chemin, chacune des feuilles semblait être un fruit. Cette fois, mon embarras était réel, je commençai à craindre que je vécusse vraiment un rêve, le chemin qui traversait les bois était sombre, je craignais de me perdre. Je portai mon regard de tous côtés, désemparé, alors à travers un étroit orifice j'aperçus de nouveau la lumière du soleil et je m'empressai dans cette direction. Quelques minutes plus tard la forêt fut derrière moi, aveuglé, je me cachai les yeux avec les mains.

Apparut alors un immense plateau de forme géométrique. Un escalier de somptueuses pierres rousses conduisait vers le fond où un bâtiment énorme cachait le ciel. L'escalier menait précisément à la porte frontale de ce bâtiment, c'était un immense portail béant, dépassant sûrement quarante mètres. Un mur unique semi-circulaire constituait la façade, prolongé des deux côtés par de monumentales colonnades ; en architecture je n'ai jamais vu un chef-d'œuvre plus imposant, plus somptueux. Mais ce qui dès le premier instant attira mon attention c'était deux silhouettes devant la porte, ressemblant à s'y méprendre en forme et en dimensions à la machine qui m'avait emmené jusqu'ici.

 

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