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LE FAUTEUIL MAGIQUE[1]

Comédie en un acte

(1918)

 

Personnages

 

David, un employé

Martin, un employé

Génius, Inventeur

Grünn, porteur

Kallay, chef de service du bureau des brevets

Le secrétaire d'État

Sándor Ducreux, écrivain

Le ministre

Berta, la femme du secrétaire d'État

Fulda, médecin

 

Le bureau du secrétaire d'État.

À droite, à gauche et en arrière, des portes.

 

L'après-midi, plus tard : le soir.

DAVID (entre, il lève les stores, un soleil d'après-midi éclaire la scène. Il ramasse des feuilles devant le bureau)

MARTIN (entre par la gauche) : Il est encore là.

DAVID : Qui est là ?

MARTIN : L'inventeur.

DAVID : Que le diable l'emporte. Pourquoi ne lui dites-vous pas, que ce n'est pas l'heure de la réception ?

MARTIN : Il veut entrer, qu’il dit.

DAVID : Mais vous ne lui avez pas dit, que le secrétaire d'État ne viendra pas ?

MARTIN : Mais si. Il attend, qu’il dit.

DAVID : Mais s’il ne vient pas, alors il attend pour rien.

MARTIN : Pour rien ? Mon œil ! Puisqu'il viendra.

DAVID : Bien sûr qu'il viendra.

MARTIN : Alors quoi ?

DAVID : Mais pas pour le recevoir. Tant pis, faites-le entrer, Je trouverai bien quelque chose à lui raconter.

MARTIN (lance vers l'extérieur) : Hé... Bonhomme... Monsieur le professeur... Montez, entrez vite. (Il sort)

GÉNIUS (un barbu aux cheveux longs, il est extravagant, surexcité, avec le regard brûlant d'un visionnaire) : Bonjour !

DAVID : Bonjour, Monsieur le Professeur. Qu’est- qui ne va pas ?

GÉNIUS : Monsieur le secrétaire d'État n'est pas là ?

DAVID : Il n'est pas là.

GÉNIUS : Et il ne viendra pas ?

DAVID : Non. Il est à Vienne.

GÉNIUS : Hum. Et le chef du bureau des brevets... est-il là peut-être ?

DAVID : Que lui voulez-vous ?

GÉNIUS : Je veux lui parler.

DAVID : A quel sujet ?

GÉNIUS : Au sujet d'un brevet.

DAVID : C'est impossible. Il ne reçoit pas pour les affaires de brevets.

GÉNIUS : Alors, qui s'occupe des affaires de brevets ?

DAVID : Monsieur le secrétaire d’État. Mais il n'est pas là.

GÉNIUS : (avec une colère grandissante) : Écoutez-moi. Je sais très bien, que Monsieur le secrétaire d’État ne veut pas me recevoir. Je suis venu au moins dix fois ici. La première fois quand j’ai inventé le mouvement perpétuel... Il ne m'a pas reçu, mais il a laissé entrer un jeune freluquet, qui a négocié le brevet d'une épingle de chapeau pliable... Lui, il l’a reçu, je les ai entendus échanger des politesses... La deuxième fois, quand j’ai inventé l'avion capable de voler jusqu'à la lune... Il ne m'a pas reçu. Il a reçu Monsieur Spitz, qui avait inventé le crachoir lumineux, pour ceux qui veulent cracher la nuit... (Il crache) Pouah !... La dernière fois, hier, j'ai couru ici comme un fou, parce que j'avais inventé le robot parfait, et j'avais résolu l'énigme de la vie éternelle... Il a reçu un quelconque Berger, qui a inventé une lime à ongles, qui lime les ongles en forme de dentelles...

DAVID (opine) : Ça, je connais, ça négocie ferme là-dessus.

GÉNIUS : Eh bien, vous savez quoi ? Cette fois je n'ai rien trouvé.

DAVID : À la bonne heure ! Vous vous êtes retrouvé. Ha, ha, bonne blague, n'est-ce pas ?

GÉNIUS : Oui. Je vous prie d'aller voir Monsieur le chef de service, et de lui annoncer que le Monsieur avec lequel il a discuté l'autre jour, est là – et ce n’était pas moi.

DAVID : Allons, voyons….

GÉNIUS : Allez-y, David. De toute façon, c'est la dernière fois que je  vous dérange. Demain je pars en Amérique.

DAVID : C'est vrai ?

GÉNIUS : Parole d'honneur.

DAVID : Dans ce cas... je vais voir... (Il sort)

GÉNIUS (jette un coup d'œil rapide autour de lui, il court vite à la porte, puis il chuchote fébrilement) : Père Grünn !

LE PORTEUR (paraît à la porte) : Ça y est ?

GÉNIUS : Apportez-le vite...

LE PORTEUR (disparaît et après quelques secondes il tire derrière lui un fauteuil, dont plusieurs fils électriques pendouillent)

GÉNIUS (fébrilement) : C'est bon. Grouillez-vous. Attendez un peu. (Il se saisit du fauteuil). Ici... Non... Plutôt là-bas c'est mieux... Il regarde le bas du mur. Où est la prise ? Ça y est... Venez m'aider... comme ça... ici... (Il place le fauteuil avec l'aide du porteur à côté de la cheminée). Attendez... tenez-le pour le moment... (Rapidement, il sort plusieurs outils, réunit les fils électriques, et les branche dans la prise. Il ajuste diverses vis, s'arrange pour que les fils ne soient pas visibles. Il s'assoit). Voilà... C'est bon... je crois qu'il fonctionne bien. (Il quitte le fauteuil). Père Grünn... Vous savez  ce qu'il faut dire ?

LE PORTEUR : Bien sûr... Que j'ai apporté le fauteuil que son Excellence , Monsieur le secrétaire d’État, avait commandé.

GÉNIUS : Fort bien. (Il lui donne quelques billets). Et moi, vous ne me connaissez pas, compris ? Vous ne m'avez jamais vu.

LE PORTEUR : Entendu.

GÉNIUS . Attention, ils arrivent. C'est bien compris, nous ne nous connaissons pas. (Il se retire vers la fenêtre)

LE PORTEUR : Comptez sur moi.

DAVID (entre par la droite) : Je vous l’ai bien dit, il n'est pas là.

GÉNIUS (chantonne) : Hum... Dommage...

DAVID (aperçoit le porteur) : Qu'y a-t-il ? Que voulez-vous ?

LE PORTEUR : J'ai apporté le fauteuil que son Excellence  Monsieur le secrétaire d’État a commandé.

DAVID (regarde le fauteuil) : Vous êtes certain que c'est ici ?

LE PORTEUR (sort une feuille et lit) : Premier étage... bureau de Monsieur le secrétaire d'État...

DAVID : Alors bon... laissez-le.

LE PORTEUR : Veuillez signer le bordereau.

DAVID (signe) : Ça ira ?

LE PORTEUR : Bien le bonjour. (Il sort par la gauche)

DAVID (regarde le fauteuil) : Un meuble attrayant. (Il le tapote. Il aperçoit Génius) Vous ai-je dit que Monsieur le chef de service n'est pas là ?

GÉNIUS (faussement embarrassé) : Dommage... dommage !... C'est vrai qu'il n'est pas là ?

DAVID : Oui.

GÉNIUS : Et il ne viendra pas ?

DAVID : Non, il est à Vienne.

GÉNIUS : Monsieur le secrétaire d’État ne viendra pas non plus ?

DAVID : Non. Je l'ai déjà dit.

GÉNIUS : Il est en voyage ?

DAVID : Oui.

GÉNIUS : Demain non plus il ne viendra pas ?

DAVID : Non plus.

GÉNIUS : Hum... Alors c'est... vraiment dommage... Pourtant il a commandé un meuble, (il désigne le fauteuil) admirable.

DAVID : En effet... hum...

GÉNIUS (observe le fauteuil comme s'il le voyait pour la première fois) : Belle pièce. Mais uniquement pour les yeux. Il n'est pas très pratique.

DAVID : Pourquoi ne serait-il pas pratique ?

GÉNIUS : Le siège ne semble pas confortable.

DAVID (hausse les épaules) : Pourquoi ça ? (Il s'assoit dans le fauteuil) On est très bien assis.

GÉNIUS (n'attendait que cela. Il se place prestement devant lui. Énergiquement) : Monsieur le rapporteur est là ?

DAVID : Bien sûr qu'il est là. Il est dans son bureau.

GÉNIUS : Il n'est pas parti à Vienne ?

DAVID : Qu’irait-il foutre à Vienne ?

GÉNIUS (de plus en plus triomphalement) : Monsieur le secrétaire d’État va venir aujourd'hui ?

DAVID : Bien sûr. Il va arriver dans cinq minutes.

GÉNIUS (s'incline) : Merci, c’était pour savoir. (En aparté) Ça marche. (Il menace de son poing) Vous allez payer ! (À David.) Dites bien à Monsieur le secrétaire d'État, que je lui souhaite bien du plaisir ! Et que je suis parti en Amérique. Bonjour chez vous. (Il fait plusieurs courbettes moqueuses. Il sort).

DAVID (se met debout, se passe la main sur le front) : Zut... Il était trop fort ce havane que j'ai chouravé... pour sûr !... (Il se frotte les yeux) Le vieux a décampé ? (Il regarde autour de lui) Allons, au boulot. (Il continue à faire le ménage) Bon sang !... Qu'a-t-il dit déjà, le vieux, avant de partir ?

KALLAY (entre par la droite) : Monsieur le secrétaire d’État n'est pas encore là ?

DAVID : Il sera là de suite, Monsieur le Conseiller.

KALLAY : Brrr, Il fait un froid de canard. On ne chauffe pas encore ?

DAVID : Si, on vient d'allumer le chauffage.

Le secrétaire d'État entre par l'arrière. C'est un homme aux gestes prétentieux et aux manières apprêtées.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Diantre ! Il fait frisquet ici...

KALLAY (avec une humilité joviale) : Bonjour, Votre Excellence. Quel bel après-midi, Votre Excellence.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Je les ai laissés en plan ! Le président du parti est en train de parler. (À David) Quoi de neuf ? Quelqu'un m'a demandé ?

DAVID : On vient de livrer ce fauteuil que votre Excellence  aurait commandé.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Ah bon... c'est ça... je n'ai pas commandé, j'ai fait seulement une réflexion, qu'il faudrait... Pas mal, il peut rester. Quoi d'autre ?

DAVID : L'inventeur aussi, est venu.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Ah lui... le grand génie. Qu’est-ce qu’il me voulait ?

DAVID : Il a dit qu'il part pour l'Amérique.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Bon débarras.

KALLAY : Je l’ai toujours sur le dos, moi aussi.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Je ne suis vraiment pas une personne qui ne laisse pas s'affirmer le talent... mais cet oiseau de malheur m'importunait toujours quand j'avais des affaires importantes à régler.

KALLAY : Un caractère impossible. Depuis un an que je lui explique que ce n'est pas le moment, je n'ai pas le temps.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Vraiment, je ne suis pas une personne comme ça.

KALLAY : Votre Excellence, vraiment, vous n'êtes pas comme ça

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Tout de même, il serait raisonnable de reconnaître, que ces temps-ci je suis très occupé. Ce contrat, par exemple...

KALLAY : Ah oui, celui concernant les limes... avec l'Amérique... fantastique...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Bel ouvrage. Vous l'avez lu ?

KALLAY : Oh, Votre Excellence ... ma lecture préférée...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Et quelle est votre opinion ?

KALLAY : Oh, mon Dieu... que puis-je dire... formidable...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Je crois que nous avons accompli un travail honnête, je dis cela en toute modestie.

KALLAY : Votre Excellence, cette lime entrera dans l'histoire... et aussi celui qui l’a limé... euh, je veux dire qui l’a aligné, euh….

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Vous me flattez, Monsieur le Conseiller.

KALLAY (enthousiaste) : Je ne suis que sincère, c'est la pure vérité.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Vous pensez vraiment que notre pays sera content de moi ?

KALLAY (respire profondément) : Votre Excellence, ma ferme conviction, c'est que depuis un an que Votre Excellence a daigné remplir la fonction de secrétaire d’État, toute personne intègre doit être persuadée, que bien que les cinquante ans d'histoire du ministère aient élevé plusieurs hommes remarquables à la hauteur de cette fonction, d'une responsabilité surhumaine, (il hausse la voix traverse la scène en gesticulant) Mais un tel... un tel... (Il s'assoit dans le fauteuil magique. Avec exaltation) un tel imbécile patenté comme toi, n'a jamais empesté l'air ici à ce point.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (se retourne, il n'en croit pas ses oreilles, bouche bée) : Plaît... plaît-il ?

KALLAY (D'une voix naturelle, en balançant ses pieds. En général, celui qui s'assoit dans le fauteuil, et pendant qu'il est assis, abandonne toute intonation conventionnelle ou apprêtée. Il parle d'une voix naturelle, désinvolte sereine, comme s'il parlait dans son intimité) : Hé, quoi, pourquoi ouvres-tu un bec si large, mon vieux ? Je sais bien que tes dents sont cariées.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (il n'arrive pas à respirer) : Qu'est-ce que c'est ? Que signifie tout cela ?

KALLAY : Dis-moi, mon vieux, mais en toute sincérité, comptes-tu vivre encore longtemps ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (hurlant) : Monsieur le Conseiller !

KALLAY (le hurlement le fait sauter du fauteuil) : Qu'y a-t-il à votre service, Votre Excellence !

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Vous êtes devenu fou ?

KALLAY (effrayé) : Grand dieu... votre Excellence ... pourquoi... que s'est-il passé ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (arrive lentement à se dominer. Glacial) : Je considère que vous souffrez d'un trouble mental momentané, Monsieur le Conseiller. Mais cela n'excuse pas votre comportement, et moi... je saurai où est mon devoir. Retournez dans votre bureau.

KALLAY (paniqué) : Pour l'amour de Dieu... de quoi s'agit-il, votre Excellence  ?... Je n'ai même pas une vague idée... quelqu'un m'a calomnié...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (élevant la voix) : Sortez !

KALLAY (affolé, il recule vers la porte).

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (épuisé, il se jette dans le fauteuil magique) : Ça alors... Et c'est vous, Kallay... je ne comprends pas... bien sûr que je sais... que je suis un con... (L’implorant) mais faut-il me le dire en face ? Ce n'est pas joli, joli de votre part.

KALLAY : Jésus Marie... (Le doigt sur sa tempe, il montre que le secrétaire d'État semble être devenu fou) Qu'est-ce que c'est ? Je vous demande pardon ?... Mes respects... (Il part en courant)

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (tout en déambulant dans la pièce. En aparté) : C'est inouï... est-il au courant de quelque chose ou est-il devenu fou ?... (Il s'immobilise puis repart) Incompréhensible !

Le téléphone (sur la table à côté du fauteuil magique) sonne.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (décroche) : Allô... ici le secrétaire d'État... bien sûr, oui, oui naturellement... le contrat concernant le brevet avec l'Amérique, allô... Monsieur le Ministre ? (il s'incline) Mes respects, Monsieur le Ministre, à votre service… la lime à ongles... qui lime en forme de dentelle... allô... si je l'ai lu ? Mais bien sûr, que je l'ai lu, oh, Monsieur le Ministre, que puis-je dire... grandiose...je vous en prie... (Pause) Bien sûr que je l'ai vue, comment ne pas la voir... géniale... l'argumentation, je savais que vous êtes la personne la mieux placée pour cela, Monsieur le Ministre... allô ! Oui, en général… je suis très satisfait... je vous en prie, Monsieur le Ministre... avec tout le respect que je vous dois... je cherche mes mots... je ne crois pas exagérer si j'affirme que ce contrat, bien qu'il soit votre première rédaction de ce type, Votre Excellence, c'est (Il s'assoit dans le fauteuil magique) c'est, dans son genre, le galimatias le plus stupide que j'aie lu de ma vie... allô... allô... évidemment, vous avez bien compris, mais oui, le plus stupide... galimatias. Oui, stupide, comme Suzanne, Thomas, Ursule, Paul, Igor, Denise, Émile, oui, oui, mon cher... mes cheveux se sont dressés, quand je l'ai lu... je ne doute pas que nous allons nous ridiculiser aux yeux des Américains... et que je signe cette saloperie ?... Cette cochonnerie innommable ?... Cette merde ?... Allô, allô... dis-moi un peu, petit père, mais en toute sincérité, tu n'as pas honte ?... allô... alors que c'est même pas bon pour se torcher... (Il se lève) Oui, torché, c'est très bien torché, c'est parfait, il ne faut rien modifier... allô... allô... qu'est-ce qui se passe ? On a été coupés ? Allô... (Il attend. Et puis il pose l'écouteur, hausse les épaules) On a été coupés..

DAVID (entre par la gauche) : Monsieur Sándor Ducreux est annoncé.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Bien sûr, bien sûr. Qu’il entre !

DUCREUX (très élégant, maniéré, nonchalant, parle grasseyant. Ses gestes sont d'une lassitude affectée) : Bonjour, Loulou...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (tend ses deux mains) : Sándor, Bienvenue... mon poète... qu'est-ce qui me vaut ce plaisir ?

DUCREUX : Rien de spécial. Je suis passé par là, j'ai pensé faire un saut... j'ai éprouvé un pressentiment vaguement bleuâtre que tu m'attendais... même les maisons m'ont regardé d'une façon insolite.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Oh, toi, éternel poète ! Alors je dois ta visite à un état d'âme. Assieds-toi, je t'en prie.

DUCREUX : Je ne te dérange pas ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Je t'en prie, pas du tout. Je viens de parler à Monsieur le Ministre.

DUCREUX : Tu me parais nerveux. (Il s'assoit devant le bureau)

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Oui, euh… quelques petits désagréments… .

DUCREUX : En passant, je me suis dit que présentement on pourrait aborder cette affaire.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : De quelle affaire ? Dis-moi !

DUCREUX : Mon Dieu. (Il se passe la main sur le front.) De quoi déjà, je suis si distrait, comme si une voile verte ondulait entre moi et l’azur...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Eh bien, peut-être...

DUCREUX : Oui, le rédacteur m'en a touché un mot, que sais-je, ma seule certitude c'est que parfois l'arôme de l'amande est aussi prenant que le mouchoir en dentelle d'une femme un soir d'été...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Hop, je devine déjà. Il s'agirait, n'est-ce pas, de ce contrat avec l'Amérique, au sujet du brevet de lime à ongles... Ah, ah, c'est donc toi qui es chargé par le journal... Je t'en prie, je suis à ta disposition. Le fait est qu'il plairait au ministère que le journal consacre un éditorial à cette affaire... bien sûr, avec bienveillance, n'est-ce pas, comme-ci et comme ça... que l'industrie des limes à ongles nationale etc., etc., et naturellement si tu t'en chargeais, ça me ferait plaisir... n'est-ce pas... et bien sûr cela me réjouirait, si le journal t'exprimait sa reconnaissance d'une manière quelconque, et alors le ministère ne refuserait pas, n'est-ce pas, d'accorder des facilités au journal pour lui permettre d'être généreux à ton égard.

DUCREUX (l'interrompt) : Arrête, je t'en prie... je ne comprends rien à ces choses-là... ces… affaires commerciales... mon domaine est ailleurs... une boucle de cheveux … une jolie phrase... un délicat accord de Chopin... (Il se lève et déambule.) Que sais-je...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (confus) : Je t'en prie, je ne te force pas... si tu ne veux pas t'en charger...

DUCREUX : Si je m'en charge... mon Dieu (il s'assoit dans le fauteuil magique. Avec le bagout et le ton d'un commis voyageur, sans grasseyement) Tu parles, et comment que je m'en charge ! S’il y a du pèse à la clé ! Alors, t’allonges combien si je ponds ce torchon en noyant le poisson, pour qu'on n'y voie que dalle !

DAVID (entre) : Son Excellence, Monsieur le Ministre !

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (surpris, se lève d'un bond) : En personne ?

DAVID : Oui, Votre Excellence.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (court vers la porte) : Oh... Mes respects... Monsieur le Ministre...

LE MINISTRE (s'approche, bouleversé, mais essaye de le dissimuler. Il regarde soupçonneusement autour de lui) : Bonjour, Monsieur le secrétaire d’État... (Il le regarde fixement.)

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Qu'est-ce qui me vaut l'honneur... Oh pardon Monsieur le Ministre, j'ai le plaisir de vous présenter Sándor Ducreux, le grand poète... que vous connaissez déjà de réputation...

DUCREUX (se lève) : Je suis heureux, de pouvoir me présenter à vous, Monsieur le Ministre, de transmettre l'hommage d'un modeste prêtre d'Apollon, au gouverneur terrestre le plus digne de Thémis.

LE MINISTRE : Je suis enchanté de faire votre connaissance, Monsieur le Rédacteur ; c'était excellent, ce que vous écrivez, je l'ai lu. (S'adressant au secrétaire d'État) Il me semble que vraiment vous n'êtes pas au courant.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : De quoi, Monsieur le Ministre ?

LE MINISTRE : Tout à l'heure... (Soupçoneux.) Très désagréable... (Explosant) quelqu'un s’est permis une très mauvaise plaisanterie !

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (surpris) : Plaisanterie ?

LE MINISTRE : Oui... et je suis content de constater, que vous n'y êtes pour rien. Selon toute vraisemblance quelqu’un s’est connecté de l'extérieur... un morveux... peut-être un journaliste...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Mais qu'est-ce qu'il a dit ?

LE MINISTRE (voyant, que le secrétaire d'État n'est pas au courant) : Des billevesées... tout est rentré dans l'ordre... aucun intérêt, il n'y a rien à craindre...seulement j’aurais aimé… en fait il n’a rien dit…

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Mais encore !

LE MINISTRE (nonchalant) : Rien, dis-je... Il a été plutôt très poli, je suppose... qu'il voulait certains... certains éclaircissements comme quoi je... vraiment rien. Parlons d'autre chose.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Je vous en prie, Monsieur le Ministre !

LE MINISTRE : Euh... euh... À vrai dire, je n'ai pas voulu vous déranger... encore que j'aimerais échanger quelques propos, concernant le contrat, mais si vous êtes occupé...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Monsieur le Ministre, je crois qu'on peut parler devant Monsieur l'écrivain. Puisque tout à l'heure, on nous a déconnectés... le fait est que Sándor Ducreux nous honore de sa visite en tant que délégué du journal.

LE MINISTRE : Euh... hum...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Au sujet de contrat pour le brevet de lime à ongles. Il s'agit – comme je vous en ai parlé l'autre jour – que le journal consacre un éditorial à la négociation à condition qu'on lui fournisse certaines informations.

LE MINISTRE : Ah, ah, comme ça, des informations.

DUCREUX : Cette affaire nous intéresse beaucoup et nous sommes conscients de la signification internationale... et aussi de l'intérêt financier pour l'Europe...

LE MINISTRE : Oui... l'intérêt financier... c’est sûr. Avec plaisir, je suis heureux d'être à votre disposition.

DUCREUX (sort un carnet) : J'ai quelques questions à vous poser.

LE MINISTRE : Je vous écoute.

DUCREUX : Je connais l'affaire dans les grandes lignes. Il s'agit d'une invention destinée à un grand avenir.

LE MINISTRE : Oui. (Il prend une pause déclamatoire) A mon humble avis, si on réussit à conclure ce contrat avec l'Amérique, lequel – entre nous – a été rédigé avec une extrême circonspection...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Pourquoi ne vous asseyez-vous pas, Monsieur le Ministre ?

LE MINISTRE (regarde autour de lui et tout en parlant s'apprête à s'asseoir dans le fauteuil magique) : Euh... euh... et partant de là, j'attends que le public soit informé de ce que dans cette affaire on peut espérer, et attendre, et ce qui nous permettra... (Il s'assoit complètement) nous permettra de sortir du pétrin où on s’est fourré.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (il lève les yeux) : Pétrin ?

LE MINISTRE (geste de lassitude) : Mais oui, à cause de cette cochonnerie que nous avons faite avec les chemins de fer.

DUCREUX : Si je comprends bien...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT ouvre des grands yeux.

DUCREUX : Ah, oui... le contrat du chemin de fer...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (inquiet) : Monsieur le Ministre, veut peut-être...

LE MINISTRE (geste de lassitude) : À quoi bon... Arrêtez de frétiller, Louis... C'était votre grande idée de demander à ce juif de s'occuper du financement.

DUCREUX (avidement) : Le baron Fuchs ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (rit jaune, tout en faisant des signes et en roulant désespérément de grands yeux) : Ha, ha, ha... Monsieur le Ministre aime bien plaisanter...

LE MINISTRE (lassé) : Ah oui !... J'ai bien envie de plaisanter ! Nous avons roulé le parlement, mais passons. Qu’est-ce que ça me fait ? Seulement, si je pouvais redevenir jeune encore une fois... Le parlement ? Je m'en fous.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (livide) : Monsieur le Ministre, il s'agit maintenant de ce contrat.

LE MINISTRE (bouillonnant) : Fous-moi la paix avec ce contrat... On va faire taire quelques grandes gueules. Qui est capable de s'y reconnaître ? Pas moi. Loulou non plus. (Jovialement.) Ça fait longtemps que le vieux voudrait flanquer Loulou à la porte, ha, ha, ha...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Mon... mon... Monsieur le Ministre...

LE MINISTRE (ricanant) : Hé... Il a tout fait foirer... quel conard... aïe mes côtes... (Il se tient les côtes)

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Monsieur le Ministre... vous avec un malaise ?

LE MINISTRE : Mal ? Tu parles ! Une vieille bourrique comme moi, une vieille carne. Qu’est-ce que j’en ai à faire de vendre à l'Amérique l'air comprimé en papier cadeau. Si seulement je pouvais encore taquiner le croupion d'une coquine.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Monsieur le Ministre... Monsieur l'écrivain va se méprendre sur votre sens de l'humour.

LE MINISTRE : Qu’est-ce qu’il me veur ?... Toi, tu l’as encaissé ton demi-million de l'usine des limes à ongles – tant que ça reste entre nous, pas de souci. Et après ? Le diable nous emporte. Ha, ha, ha.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT hurle en se bouchant les oreilles

DAVID (entre) : Madame...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Quoi ? ! Qui ? !

DAVID : Madame votre épouse.

LE MINISTRE : Qu'elle vienne... beau cul... bon coup...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Aïe... ma femme... elle a sûrement cru me trouver seul.

LE MINISTRE (se met debout) : Ça ne fait rien, puisque vous êtes là.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (à David) : Dites à ma femme d'attendre quelques minutes.

DAVID : Bien Monsieur. (Il sort.)

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (en proie à une forte émotion) : Êtes-vous conscient, Monsieur le Ministre, de ce que signifient les propos que vous avez tenus en présence d'un journaliste ?

LE MINISTRE (sidéré) : quels propos ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (hors de lui) : Eh bien, Monsieur le Ministre, vous affirmiez que j'ai touché un demi-million... Et vous, Monsieur le Ministre, combien avez-vous touché ?

LE MINISTRE (a du mal à respirer) : Hé... Monsieur le secrétaire d’État... que signifie cela ?... Vous êtes devenu fou ?...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Pas moi... Mais les autres... Il me semble, qu'ici tout le monde est cinglé... dévoiler les secrets du gouvernement... devant un journaliste...

LE MINISTRE : Monsieur le secrétaire d’État, je vous considère comme responsable de ce délire verbal ! Comment osez-vous !... Vous allez en répondre. (Il sort en courant)

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (se tient la tête) : Que se passe-t-il ? Je suis devenu fou !... Aïe... Je me sens mal... (Il s'effondre sur la chaise devant le bureau) Aïe... c'est la révolution...

DUCREUX : Bonté divine... il va très mal... David... David... Courez vite... appelez le médecin, le Docteur Fulda... (David entre et sort)

BERTA (se précipite par la porte ouverte) : Qu'arrive-t-il ? Louis se sent mal ?

DUCREUX : Ce n'est rien...

BERTA : Mon Loulou !...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Rien, je vais déjà mieux.

BERTA : Mais qu'est-ce qui s'est passé ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : J'ai été pris de vertige... assieds-toi s'il te plaît. J'ai halluciné. Mes nerfs ont craqué. Mais c'est fini. Monsieur le Ministre est parti ?

DUCREUX : Il est parti.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Alors ça va. Assieds-toi, je t'en prie. Pardon, tu connais ma femme ?

DUCREUX (s'incline) : Je n'ai pas eu encore cette chance.

BERTA (tend la main) : Je le reconnais de ses photos et de ses livres... Sándor Ducreux si je ne m'abuse ?

DUCREUX (lui baise la main) : Mes hommages, Madame !

BERTA (soulagée) : C'est vraiment terrible que juste maintenant... d'autant plus que je n'ai pas voulu te déranger. Je croyais te trouver seul.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : D'où viens-tu ?

BERTA : De chez ma couturière, c'était très long. Tu vas mieux ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Je suis tout à fait bien. (Il fixe l'air devant lui) Prends une chaise, mon cœur.

BERTA : Je me réjouis de rencontrer le grand écrivain. (Elle avance vers le fauteuil magique) J'étais très curieuse, je ne l'avais jamais vu (elle s'assoit dans le fauteuil) cligner des yeux aussi niaisement. Il y a une demi-heure, il louchait tout à fait différemment dans sa garçonnière.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Comment ?

DUCREUX : Vous dites ?

BERTA : Bien sûr, un homme en chemise de nuit paraît tout à fait autrement, ça change tout.

DUCREUX (est au supplice) : Madame...

BERTA : Madame... Madame... Quel gugusse tu fais. Il y a une demi-heure, j'étais encore son petit pékinois, et maintenant le voilà avec ses « Madame... Madame... ». Mon gentil petit canard ! (Elle lui lance des baisers) t'as pas honte, petit cochon ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : (bouleversé) Qu'est-ce que c'est ?

BERTA (enjouée) : Regarde un peu Louis, ce grand benêt... Tu ne peux pas t'imaginer comme il est bête... hi, hi, hi, il a fallu rafistoler mon corsage avec des épingles... (Elle tapote son corsage) il m'a arraché les agrafes... hi, hi, hi, il n'est même pas capable de dégrafer un corsage... le grand Don Juan...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (se retourne et assaille Ducreux) Misérable ! Scélérat !

DUCREUX (fuit en courant autour de la table) : Aïe... du calme... ne me touche pas... je te pardonne... nous sommes des êtres humains... cesse de courir comme ça ?

BERTA (bondit et pousse un cri aigu) : Louis... qu'est-ce que tu fais ? (Elle court derrière eux. Tous les trois se poursuivent autour de la table)

DUCREUX (épuisé, s'affaisse sur une chaise) : Aïe... ne me fais pas de mal... je serai sage... ne me fais pas de mal …

BERTA (pousse un cri aigu) : Je me sens mal ! (Elle se jette sur une chaise)

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (affolé) : Berta !

BERTA (le regardant) : Alors, que t'arrive-t-il ? Tu es devenu fou ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Mais c'est toi qui viens d'avouer que tu m’a trompé… avec lui...

BERTA : Moi ? Doux Jésus ! Tu as vraiment perdu l'esprit.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT se prend la tête entre les mains.

BERTA : Moi, je t’ai parlé de ma couturière.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Mais alors, que se passe-t-il ? J'hallucine encore ?

DUCREUX (haletant) Mais bien sûr...

DAVID (entre) : Le Docteur Fulda. (Il laisse passer le médecin)

FULDA : Bonjour, bonjour. Alors, où est le malade ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (court vers lui) : Bonjour, mon Cher Docteur... enfin, vous êtes là... vous allez me sauver... vous allez arranger tout ça... Vous allez nous dire, n'est-ce pas, pourquoi ce délire cauchemardesque... cette folie qui se déchaîne ici... en moi ou dans les autres... je ne sais plus...

FULDA (avec bienveillance) : Allons, qu'est-ce qui se passe ? Qu'avez-vous, Votre Excellence ? (il lui tapote l'épaule)

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Cher et bon Professeur... (En pleurnichant.) Quelque chose ne colle pas, tout s'est embrouillé ici... cet après-midi... aidez-moi... de quoi je souffre ? Dites-le-moi. Est-il vrai que j'ai des hallucinations... que j'entends des voix.. (Il se tient la tête) Terrible... Est-ce un rêve ?

FULDA : Du calme, du calme, Votre Excellence, tout doux, ce n'est rien. Un petit dérèglement des nerfs, un égarement mental momentané. N'ayez pas peur, je suis là.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (reconnaissant) : Oui... Fulda... le grand Fulda... la perle de la science médicale... Seul Fulda peut m'aider...

FULDA (prend sa main) : Hum, hum. De petites vibrations névrotiques. Ce n'est rien ! Ça va vite passer. Je vais prescrire tout de suite quelque chose. (Il sort son cahier d'ordonnance, et s'assoit dans le fauteuil magique) quelques fadaises, qui ne lui feront aucun bien, bien au contraire, peut-être du mal, et éventuellement le feront passer l’arme à gauche, n'est-ce pas : une chose qui réjouira tout le monde, c'est le seul moyen qui me permette de contribuer à la science, un domaine auquel j'entends autant qu’un sonneur de cloches, et que d’ailleurs je déteste autant que mes malades ou que toi, vieille bourrique. (Il écrit)

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (hurle de rage, attrape le médecin, l'arrache du fauteuil et le traîne par le cou vers la sortie) : Hors d'ici, misérable !

FULDA (haletant il se défend) : Qu'est-ce qu'il y a ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (hurlant) Hors d'ici ! Ça suffit ! Hors d'ici !

FULDA : Je ne vous permets pas... je vous en demanderai réparation... Je vais de ce pas au ministère... Vous allez rendre compte de tout cela...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT  : Dehors ! Dehors ! (Il le pousse brutalement dehors, revient, s’essuie le front, et regarde fixement devant lui).

BERTA (attendrie, s'approche de lui) : Mon pauvre ami... Tu es vraiment malade, (elle s'assoit dans le fauteuil magique.) En fin de compte, ce médecin a vu juste. La meilleure solution pour toi, c'est de ne pas t'occuper des affaires des autres, contente-toi de vivre, et de ne pas te mettre en travers de la route des jeunes...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Hors d'ici ! (Il l'empoigne et la traîne dehors.)

BERTA : Pouah, lâche ! Fripouille ! J’étais gentille et voilà le remerciement... Je demande le divorce ! (Elle sort)

DUCREUX (s'approche du secrétaire d'État) : Mon cher ami... je suis infiniment désolé pour toi, pour tout ce qui t'arrive... et si après cela, tu es capable de croire que tu as encore un bon ami, alors, je te dis (il s'assoit dans le fauteuil magique) que vraiment, la meilleure chose à faire pour toi c'est de disparaître. Pourquoi vivre quand on est aussi con ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (se jette sur lui) : Hors d'ici ! (Il le pousse avec force.)

DUCREUX (menaçant) : Je vous interdis ! Saloperie ! Je vais tout raconter dans le Canard tout ce que j'ai entendu ici ! Vive la révolution ! (il sort)

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT revient, s'arrête, tout en haletant. Entre-temps la nuit gagne la scène.

DAVID (entre) : De la part de Monsieur le Ministre. (Il lui tend une lettre)

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (il allume la lumière, ouvre l'enveloppe et lit) : ...Veuillez me présenter votre démission... de toute urgence... avant que le scandale n'éclate...

 

La lettre tombe de sa main. Il éteint la lumière. Maintenant il fait complètement noir, mais dans la cheminée, le feu projette une lumière rouge sur la scène. Il déambule lentement, les mains derrière le dos. Il regarde autour de lui, comme s'il cherchait quelque chose. Devant le fauteuil magique il recule avec frayeur, éclairé en rouge par le feu de la cheminée, Génius est assis là.

 

GÉNIUS : C'est moi.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (chuchotant) : Qui es-tu ?

GÉNIUS : Vous ne me reconnaissez pas, Monsieur le secrétaire d’État ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT passe la main sur son front.

GÉNIUS : C’est moi Génius... l'inventeur.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (chuchotant) : Que me voulez-vous ?

GÉNIUS (d'une voix qui monte) : Uniquement que vous tiriez maintenant la conséquence de tous ces mensonges qui viennent d'être éventés.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (chuchotant) : Comment vous entendez cela ?

GÉNIUS : Le château de cartes que vous avez bâti de vos mensonges, les égoïsmes pour vous protéger, s'est écroulé... Ici devant moi, je vois un homme nu, débarrassé des mensonges et il ne reste de lui que le néant. Avouez, Monsieur le secrétaire d’État, votre vie est dénouée de sens...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Aïe

GÉNIUS : Il vous fallait la lime à ongles à la place de la machine du bonheur que j'ai inventée... Vous vous souvenez de moi ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Je me souviens.

GÉNIUS : Vous saviez, qui j'étais, mais vous ne vouliez pas le savoir. Vous tous, vous aviez peur de moi, que je démasque vos turpitudes, vos mesquineries. Vous avez qualifié de chimère délirante le génie qui a brûlé dans mon âme. Vous avez refusé de me donner l'occasion de prouver ce que je sais, ce que j'ai découvert... Alors, il ne me restait que la ruse pour me venger, Monsieur le secrétaire d’État.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Je ne comprends pas.

GÉNIUS : Vous allez comprendre. (Il se lève du fauteuil, et le montre) C’est moi qui ai installé ce fauteuil, il y a une heure.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (fixe le fauteuil) : C'est le fauteuil...

GÉNIUS : Oui. Vous m'avez chassé, Vous ne vouliez pas me recevoir, vous avez célébré la lime à ongles. N'avez-vous pas remarqué, Monsieur le secrétaire d’État, que tous les malheurs, les calamités, qui sont arrivés depuis une heure, ont commencé à partir de ce fauteuil ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (se touche la tête) : Ah oui... Vous avez raison... Tous y étaient assis à un moment donné.

GÉNIUS : Ce fauteuil est ma dernière invention. Celui qui s'assoit dans ce fauteuil, dit sa pensée à haute voix. Il dit la vérité même contre son gré.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Terrible ! (Il s'effondre sur le fauteuil.)

GÉNIUS (se met devant lui et d'une voix sépulcrale) : Il est maintenant trop tard, votre château de cartes bâti sur le mensonge, l'égoïsme, la cupidité, s'est écroulé. Votre œuvre malfaisante est démasquée et vous êtes balayé. Je suis vengé, Monsieur le secrétaire d’État. Tandis que vous, Monsieur le secrétaire d’État, vous êtes ruiné, un homme mort. Il vous reste une dernière obligation... (Il s'approche du bureau, sort un revolver et il le brandit).

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT regarde le revolver

GÉNIUS (lève le bras) : C’est la fin du royaume du mensonge et de l'injustice, c'en est fini des avortons méchants et sans scrupule, qui s'élèvent dans la société, grâce aux mensonges et aux ruses... Vienne donc l'ère des hommes authentiques, vigoureux... qu'arrive le royaume du talent, de l'énergie, que s'accomplisse la révolution ! Monsieur le secrétaire d’État, voici le revolver, prenez-le dans votre main... Votre femme vous a trompé et vous a quitté, vous êtes chassé du gouvernement, votre ami, vous a trahi... Monsieur le secrétaire d'État, tirez-en les conséquences.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (gémissant) : Il n'y a pas d'issue ! Il n'y a pas d'issue !

GÉNIUS : Il n'y en a pas. (Il lui tend le revolver)

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (contemple le revolver) : C'est bon, arrête avec ce ''secrétaire d'État'', mon bon X (le vrai nom de l'acteur qui joue Génius)

GÉNIUS (troublé) : De quoi parlez-vous, Monsieur le secrétaire d’État ?

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Je t'en prie, ça suffit. Appelle-moi par mon nom, V. (Le vrai nom de l'acteur qui joue le secrétaire d'État) D'ailleurs, j'en ai marre de cette pièce. (Il se lève) L'idée n'est pas mal, mais elle traîne en longueur. Le public s'impatiente.

GÉNIUS (enlève sa barbe et essuie le maquillage avec une serviette) : Tu parles ! Même l'idée n'est pas bonne. Le fauteuil magique ! Quelle connerie.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Mais les gens rigolaient.

GÉNIUS : Oui, mais ce n’est pas pour l'auteur qui les faisait rigoler. C’est nous, les acteurs. C'est toujours grâce aux acteurs, si une pièce marche. L'auteur n'y est pour rien.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (se démaquille et s'essuie) Une vieille rengaine. Alors, tu prétends que l'acteur vaut mieux que l'auteur.

GÉNIUS (déclamant) : Quelle question ! L'art de l'acteur est supérieur : il suffit pour l'auteur d'avoir du talent, mais l'acteur doit avoir du génie ! J'ai beaucoup réfléchi à ce sujet... J'ai l'étoffe de vingt écrivains. Ce que je pourrais écrire d'une façon magnifique, aucun auteur ne saurait le jouer.

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT : Raconte-moi un peu, quelle est ton idée ?

GÉNIUS (embarrassé) : Mon idée, mon vieux, mon idée est que (il s'assoit dans le fauteuil magique) ma... me... mi... mo...

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (affolé) : Bonté divine, mon petit Loulou, qu'est-ce que tu as ?

GÉNIUS (gémissant) : Aïe !... Je n'ai pas reçu le mot de la fin... je suis à court de texte... l'auteur n'a pas fini la pièce... il m'a laissé tomber, le salaud... vite, rideau !

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT (au régisseur dans les coulisses) : Rideau, vite !

 

 

RIDEAU

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[1] Traduction de Moshe Zuckerman et Pierre Karinthy.