Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les gens)

 

 

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Monsieur nerveux s’endort

Monsieur Nerveux est une nouvelle fois un peu distrait et nerveux, ainsi à onze heures du soir il décide de rentrer chez lui pour se coucher, d’autant plus qu’il doit se lever à sept heures du matin à cause de ce, à cause de ce truc, c’est quoi déjà. Ah oui, bien sûr, à cause de ce voyage, voilà. Il expédie encore deux parties d’échecs en vitesse, puis il prend congé poliment : pardonnez-moi mais je dois vraiment rentrer.

Chemin faisant il pense : quelle chance que demain je me lève de si bonne heure, j’en profiterai pour aller aux bains, c’est tellement rafraîchissant. Mais zut, je ne peux pas aller aux bains puisque je pars en voyage. Pas grave, au moins comme ça, je ne dois pas me lever si tôt.

Il ouvre prudemment la porte pour ne pas être aperçu, mais une fois à l’intérieur il se rappelle qu’il n’y a personne à la maison. Il allume la lumière et remonte la pendule.

Il s’installe confortablement au lit, bon, maintenant je vais dormir.

Cette résolution, il la prend avec une grande fermeté et beaucoup d’énergie. Bon, maintenant on dort, se dit-il avec élan. Comment, se demande-t-il après un instant, je ne dors pas encore ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Demain matin je ne pourrai pas me lever.

Ah, ah, se dit-il encore, deux minutes plus tard, je sens que je suis en train de m’endormir. Ça le réveille. Il découvre cette impression très peu confortable : pour le moment je suis conscient, mais l’instant d’après je serai couché ici, déjà inconscient, comme un cadavre. Brrr…

Il se jette soudainement sur l’autre côté, en argumentant ainsi pour lui-même : évidemment, si je n’arrête pas de me répéter que ça y est, maintenant je m’endors, alors évidemment je ne peux pas m’endormir car cette seule idée suffit pour me réveiller chaque fois. Quelqu’un qui veut vraiment dormir ne pense même pas qu’il veut dormir, parce qu’il a sommeil et simplement il s’endort, il ne peut pas se dire : maintenant je dors et inversement. Fichtre, nom d’un chien, c’était difficile.

Cela l’a mis en sueur. Alors il faut se tendre un piège et il faut penser à tout autre chose pour que pendant ce temps-là le sommeil puisse venir inconsciemment, sans s’en apercevoir. Il pense donc aux événements de la journée passée, mais aucun point n’est suffisamment intéressant pour fixer son attention, sinon les deux parties d’échecs du soir qui elles ont été assurément passionnantes. Lui, il a donné échec de façon inattendue, son cheval veillait sur le côté, impossible de toucher la reine qui couvrait le roi, avec son fou il a pris deux pions de suite.

Vite il se retourne et fixe la sombre profondeur de la chambre. Deux chaises font face à la table, l’une un peu en biais. Vraiment, comme cette chaise a une position désagréable ! Pourquoi elle me fait ça cette vilaine chaise, on devrait l’ôter de là. Bien sûr, c’est clair, la chaise campe à un saut de cheval de l’armoire, autrement dit avec l’armoire on pourrait prendre la chaise avec laquelle on peut donner échec au poêle. Le problème est que devant elle il y a ce crachoir qui protège la chaise, impossible de la prendre. Pourtant il faudra absolument la bouger de là, sinon pas question de sommeil.

Il saute du lit et déplace la chaise. Il se recouche. Enfin il a compris où était son problème, il était évidemment couché du côté du cœur. Il se met vite sur le dos et il regarde. Comme ça, ça ira. Le cœur pourra ainsi battre à un rythme régulier. Il écoute : est-ce que son cœur fonctionne bien. Oui, heureusement.

Ça y est, bien sûr c’est cet oreiller qui le gênait. Il saisit un coin de l’oreiller, il le comprime et il le fourre sous sa tête. Deux minutes plus tard il comprend que pour pouvoir s’endormir il faudra ressortir ce coin de deux centimètres supplémentaires, sans quoi il serait étouffé sur le champ.

Bon, ça va, c’est arrangé, il n’y a plus qu’à fourrer l’extrémité de l’édredon sous son genou et ça ira. Mais après un bref instant surgit une pensée accessoire désagréable : si cet édredon reste ainsi tendu, il se trouvera dans l’impossibilité de bouger la jambe, on pourrait se demander pourquoi il faudrait qu’il bouge la jambe s’il souhaite dormir, mais quand même c’est comme si elle était garrottée.

Il remonte brusquement le genou jusqu’au menton, mais du coup l’édredon se libère et un courant d’air froid s’infiltre dessous par la gauche. Alors il allonge complètement et en diagonale la jambe droite, la gauche pendouille hors du lit, il se fait avec le bras un double tour autour du cou. Une demi-heure plus tard il enfonce la tête sous son premier oreiller sur lequel il tire le second. Un quart d’heure supplémentaire et il lance les deux oreillers à l’autre bout du lit et il se roule l’édredon autour des hanches. Encore vingt minutes plus tard il se couche en travers du lit de façon à coller les deux plantes des pieds contre le mur. Il lui faut encore trente-cinq minutes pour découvrir l’unique solution possible : le visage vers le bas il pose la tête au milieu du lit, fait le grand écart avec les deux jambes, pour son bras gauche il fraye un chemin entre le matelas et le sommier pour toucher par terre tandis que du bras droit il attrape un pied de la table préalablement approchée.

Vers six heures du matin il s’avise qu’il avait oublié de fermer les yeux, c’est ça qui l’a empêché de s’endormir.

 

Suite du recueil