Frigyes
Karinthy : "Grimace" (Les
choses)
lequel est sanguinaire ?
J'ai lu la nouvelle suivante dans
le journal :
Aventure
avec un ours. Le préfet E. F. a
vécu une terrifiante aventure de chasse dans les hautes Carpates en
Transylvanie. Les rabatteurs tourmentaient les forêts enneigées,
les fusils se mettaient en position à bonne distance les uns des autres
sur le plateau rocheux. Le préfet suivait deux rabatteurs. Soudain les
deux rabatteurs s'enfuirent à toutes jambes en criant. Un ours
énorme était accroupi dans les ronces en train de mâcher
des racines. Le préfet visa la bête épouvantable et lui
logea une balle dans la poitrine. L'ours poussa un hurlement, il se mit sur
deux pattes et se tourna face au préfet. Le préfet eut encore le
temps de vider les deux canons de son fusil, les deux balles
pénétrèrent dans le corps de la bête sanguinaire,
mais le fauve immense n'en fit que s'étonner avant de se jeter en
hurlant sur le chasseur. Le préfet n'eut plus le temps de
recharger : il leva donc son arme au-dessus de sa tête, il frappa
l'ours qui lui tombait dessus. Une lutte à mort s'ensuivit. L'homme aux
muscles d'acier serra d'une main la gorge de la bête furieuse, à
ce moment crucial il sortit son coutelas avec l'autre et le planta dans la
gorge de la bête sanguinaire. L'ours s'en alla en léchant ses
blessures, il s'écarta à environ quatre-vingts pas pour rendre
l'âme au bord d'un ravin.
L'histoire s'arrête
là. Par acquit de conscience, en bon journaliste, j'ai encore une fois
relu l'histoire dans les journaux locaux. Entre-temps je me suis endormi sur ma
lecture, mais ça ne m'a pas empêché de poursuivre mon
étude de la presse où à ma grande surprise j'ai
trouvé un journal portant le nom suivant : Annales des Ours de Máramaros[1].
J'ai découvert avec étonnement cet organe de presse primitif dont
le rédacteur en chef signe Nounours Grognon. Dans les pages
intérieures j'ai trouvé l'article qui m'intéressait.
aventure mortelle avec un homme
C'est le cœur empli de
chagrin que nous faisons part à nos lecteurs du décès de Atta Troll, le philosophe et philanthrope bien connu des
cimes enneigées, survenu ce matin suite à ses blessures, à
l'hôpital de l'Arbre-creux. Il a pris affectueusement congé de sa
femme et de ses enfants éplorés et, avant de s'éteindre,
il a encore une fois rapporté précisément à notre collaborateur
comment s'est déroulée la terrible aventure qui lui a
coûté la vie.
Il se promenait à
l'orée du bois, en méditant sur son ouvrage intitulé
"L'opulence de la nature" lorsque, près d'un arbre, il
aperçut des racines savoureuses. Il décida d'offrir de cette
succulente dégustation à ses enfants et, à sa
manière notoirement douce et paisible, il se pencha pour y goûter.
En levant la tête il aperçut à quelques pas de lui un homme
qui le fixait de ses yeux sanguinaires et qui pointait dans sa direction ses
glandes cylindriques empoisonnées desquelles il injecte habituellement
des sécrétions ignées à ses victimes. Atta Troll, la naïveté enfantine des sages au
cœur, pensait tenter de désarmer la bête sanguinaire par la
douceur et sa supériorité intellectuelle. Il regarda l'autre
aimablement pour le raisonner, mais ce fauve borné et furieux grogna et
envoya le poison de sa glande sur Atta Troll. Atta Troll voulut s'éloigner, mais voyant que la
bête préparait une nouvelle charge il pensa que de cette
façon il risquait de mourir sans avoir achevé son œuvre. Il
n'eut plus le choix, malgré sa nature il se sentit obligé de
mettre la bête sanguinaire hors d'état de nuire. Il s'en approcha
donc, et d'un geste désapprobateur il leva sa patte gauche sur
l'épaule du fauve, mais ce geste rendit celui-ci encore plus furieux.
Incapable désormais d'user de ses glandes de feu, il sortit un bout de
ferraille tranchant et, en grinçant des dents, il poignarda la gorge de Atta Troll à plusieurs reprises.
L'éminent philosophe secoua
la tête avec désapprobation et il envisagea un instant de couper
en deux avec ses dents le crâne de la bête sanguinaire. Mais
à ce moment lui revint un passage de son œuvre philosophique dans
lequel il affirme que l'instinct sanguinaire de certaines bêtes les
conduisant à blesser et même dévorer des êtres
vivants à la façon des hommes est bas et méprisable, alors
que la nature a veillé à ce que toutes les créatures
trouvent leur nourriture dans les plantes et les fruits des arbres et qu'elles
puissent vivre en paix dans les forêts heureuses et allègres. Il
préféra donc se détourner avec mépris et s'en
aller, tandis que le fauve en colère fuyait en grinçant des
dents. Atta Troll se mit à lécher ses
blessures et tristement, tournant et retournant dans son esprit l'idée
de la mort, il s'assit au bord du ruisseau, là où nous l'avons
trouvé. Le triste destin de notre noble congénère
soulève dans nos cercles une compassion générale que nous
allons manifester cet après-midi à la cérémonie
funéraire.
J'ai lu cet article et j'ai
constaté que l'expression "bête sanguinaire" s'applique
à une notion pour le moins relative, et on fait montre d'une certaine
partialité quand on l'emploie.