Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les gens)

 

 

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Attroupement

Oh ! Hé !

- Aïe, aïe !

- Jésus, Marie ! Freinez !

- Patatras !

- Seigneur Dieu ! Aladár ! Va voir ce que c'est.

- Du calme. Reste près de moi. En quoi ça te regarde ?

- Mais regarde, les gens courent.

- Et puis ? Reste tranquille. Tu tiens encore à tomber dans les pommes ?

- Mais retirez donc la voiture, wattman. Qu'est-ce que vous bégayez ?

- Attrapez-le. Comme ça… Allez, tirez… Sa robe s'est accrochée dans une roue.

- Une pauvre vieille.

- Ben mon vieux, elle est tout à fait morte.

- Laissez-la comme ça jusqu'à l'arrivée de la police.

- Seigneur Jésus… Horrible… Qu'est-ce que les gens sont capables de faire !…

- Veuillez ne pas chialer dans mon oreille, Madame.

- Regardez, Monsieur, ça lui a traversé l'estomac, hein ?

- Apparemment, la pauvre. Tentez de ne pas me bousculer, ne vous avachissez donc pas sur mon dos.

- Il faudrait la retourner.

- C'est interdit, il faut attendre la police. D'ailleurs ça lui est bien égal. Elle a eu une attaque cérébrale. Je connais ça. Un jour j’ai vu un cas semblable dans la rue Klauzál, j'étais encore étudiant.

- Vous aussi ? Vous étiez chez Tellyesniczky[1] ?

- Oui. Vous aussi, cher confrère ?

- Bien sûr !… Mais alors, cher confrère, nous avons passé nos examens ensemble. Comment ai-je pu ne pas vous reconnaître ?

- Mais oui, ça me revient, vous étiez toujours avec les Vörös, n'est-ce pas ?

- C'est ça, avec eux… Avez-vous su que Maca Vörös s'est mariée ?

- Ce n'est pas vrai ! Ce laideron ! Eh ben !

- Que voulez-vous, de nos jours !… Elle avait de l'argent… eh !

- S'il vous plaît, poussez-vous un peu, vous barrez le passage.

- Tu vois, Pistike, je te dis toujours de ne pas traverser la chaussée.

- Non, désormais je sauterai d'un trottoir sur l'autre. Tante Stanci donne toujours d'aussi bons conseils. On est bien obligé de traverser la chaussée.

- Pistike, du bist wieder grob[2].

- Parce que, voyez-vous, c'est la faute du wattman. Car, voyez-vous, le wattman n'a qu'à freiner. On doit savoir manier les freins. Il fallait tirer le frein à droite, comme ça, puis à gauche, comme ça, puis dévier vers la gauche, comme ça, parce que, voyez-vous, imaginez cette pauvre vieille qui vient comme ça et la voiture qui arrive comme ça… Maintenant quand elle arrive jusqu'à ce point, on donne un coup de volant comme ça… et on le ramène comme ça, d'un geste… voyez-vous…

- Dites donc, donnez des coups de coude à votre grand-père ! Qu'avez-vous à cogner avec vos coudes ?

- Pardon.

- Nix pardon. La ferme !

- Arrêtez de vous chamailler, vous n'avez pas honte ?

- Il y en a qui se chamaillent même dans des moments pareils.

- Que chacun balaye devant sa porte.

- C'est bien vilain. Je n'en serais pas capable.

- Il y a de drôles de gens.

- Vous aimez voir du sang, Mademoiselle ? Ne me regardez donc pas avec tant de mépris.

- Viens, Mariska, nous, on regarde.

- Attends encore un peu.

- Dans des cas comme ça, le mieux c'est d'amputer sur le champ. Ce n'est certainement pas la faute du pauvre cocher.

- Qu'est-ce qui s'est passé ici ?

- Quelqu'un a eu un malaise.

- Fadaises, une espèce d'ivrogne. Il fait semblant.

- S'il vous plaît, moi je suis ici depuis le début, j'ai tout vu, le pauvre vieux marchait, il a bousculé la voiture, alors une ivrogne l'a poignardé dans le dos.

- Vous avez vu quand elle l'a poignardé ?

- Aussi bien que je vous vois. Elle lui est rentrée dedans, elle l'a poignardé dans le dos et aussitôt elle est allée à la police. Il faut lui amputer la jambe, il respire encore. Une jolie petite amputation.

- Merci. Je téléphonerai au lithographe. Partons.

L'observateur qui a observé tout cela avec des yeux perçants et un regard supÉrieur : Aïe, aïe ! Hé, police ! Monsieur l'agent !

- Qu'est-ce qui se passe ?

- On m'a volé mon porte-monnaie dans la poche de mon manteau !

 

Suite du recueil

 



[1] Kálmán Tellyesniczky (1864-1932). Médecin, professeur d’université.

[2] Tu es encore malpoli.