Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les choses)

 

 

afficher le texte en hongrois

écouter le texte en hongrois

Il a commencÉ comme simple camelot

Leçon de choses

Tu vois, Pisti, je n’arrête pas de te répéter que l’endurance et une volonté de fer portent toujours leurs fruits. Prends par exemple le cas de cet Edison. Cet Edison par exemple a commencé comme simple camelot, tu vois, ce qui ne l’a pas empêché ensuite d’inventer la lampe à incandescence parce qu’il a toujours été sage et appliqué, et il a toujours obéi à son papa. Comment ? Alors pourquoi ce n’est pas son papa qui a inventé la lampe à incandescence ? Vas-tu arrêter de poser des questions aussi stupides, Pisti ? Ou bien, tu vois, prenons le cas de ce Berchtold Schwarcz[1]. Celui-là n’était qu’un simple curé et un jour il a découvert la poudre à canon.

Ou bien par exemple, cette grande usine, Ganz, ce qui est devenu aujourd’hui ce gros truc, une sorte de grande usine… Tu vois, il y a cinquante ans, ce n’était encore qu’un monsieur, Ábrahám Ganz[2], qui confectionnait des clous dans une petite boutique, et c’est cet Abraham Ganz qui est devenu une usine dans laquelle on fabrique des locomotives. Et lui-même il est devenu un homme très riche, mais il est déjà mort.

Il y a aussi par exemple le vieux Rothschild qui n’était qu’un petit épicier, mais après il a toujours été très appliqué, il a acheté toutes sortes de billets de loterie et il s’est appliqué à gagner à toutes.

Ou… ou encore… ben, qu’est-ce que je peux te dire encore, Pisti ? Notre grand Munkácsy[3], avant de devenir un grand peintre, ne peignait au début que de tout petits tableaux, et personne ne savait quel grand peintre il allait devenir.

Ou par exemple, le grand Maxime Gorki, lui au début n’était qu’un simple portefaix, qui a si longtemps et si bien porté des sacs avec application qu’il a fini par devenir un grand écrivain, et maintenant il n’a plus besoin de porter des sacs.

Ou par exemple, il y a le cas du vieil Albert Apponyi[4], quel homme de grande taille, alors qu’il a commencé comme simple nourrisson : c’était un minuscule petit garçon et voilà ce qu’il est devenu.

Ou par exemple la guerre des Balkans, ça a commencé comme un simple petit malentendu et c’est devenu de l’Histoire avec un grand H.

Écoute Pisti, ne me dis pas de telles sottises : que je n’ai qu’à te retirer de l’école et t’envoyer comme camelot et qu’alors tu découvriras aussi la lampe à incandescence. La lampe à incandescence est déjà découverte, et je vais te donner une paire de gifles, non mais des fois.

Qu’est-ce que ça veut dire que tu veux aussi être portefaix, porter des sacs, ça ne va pas dans ta tête ? Il ne manquerait plus que tu me ramènes une phtisie comme ce Gorki, cette espèce de bohème !

En ce qui concerne la mouche à viande, qui elle a commencé comme un simple ver et qui maintenant sait aussi bien voler que Pégoud[5] qui, lui, a commencé comme simple pilote, là tu as raison, Pisti.

Mais, Pisti, ce n’est pas la peine de songer qu’un jour toi aussi tu commencerais à peindre des tableaux et qu’ensuite tu deviendrais un grand peintre. Sois raisonnable, Pisti, pense à ce pauvre Munkacsy, comme il est tombé malade à Paris. S’il n’était pas devenu peintre, il ne serait pas allé à Paris.

Que moi, je devrais acheter pour toi des billets de loterie ? Tu perds la tête, mon petit Pisti.

Pourquoi dis-tu que tu voudrais redevenir un petit nourrisson ? Sois content d’avoir si bien grandi.

Pisti, ne hurle pas comme ça ! Comment peux-tu dire des choses pareilles, Pisti ? Que tu préfères devenir un pauvre, misérable garçon de rues abandonné et que sinon tu ne pourrais jamais rien devenir. Que je dois te laisser traîner dans les rues, que tu veux aller en Afrique du Sud comme chasseur de tigres, que tu veux être apprenti cordonnier parce que tu veux être un grand homme.

Pisti, ne hurle pas, écoute-moi, nom d’une pipe. Voyons, Pisti, soyons tout à fait francs : pourquoi veux-tu devenir un grand homme ? J’y pense, à propos de Berchtold Schwarcz, j’ai oublié de te dire qu’au moment où il a inventé la poudre à canon, il s’est fait tout de suite sauter avec. J’ai aussi oublié de te dire que le vieux Rothschild est mort d’un cancer à l’estomac, la montagne d’argent qu’il avait, tout est à son fils.

En général, pour être franc, Pisti, j’ai observé que tout homme excellent qui a commencé comme ci ou comme ça, qui a été camelot ou mousse, instituteur dans la capitale ou nourrisson, j’ai donc fini tôt ou tard par entendre, j’ai lu dans les journaux ou j’ai appris en histoire qu’il est mort. À propos d’autres personnes je n’ai pas entendu qu’elles fussent mortes, mais de celles-là précisément je l’ai bien entendu. Entre nous, Pisti, je crois que ceux qui commencent comme ça, meurent toujours à la fin. Tu vois, Pisti, je crois que la moralité, c’est qu’il faut commencer tout autrement que ces gens-là si l’on ne veut pas mourir : il ne faut commencer ni en petit camelot, ni en apprenti boulanger ni en crieur public ni en chasseur de tigres, mais plutôt éventuellement comme une vieille table dans la cuisine, ou comme un petit caillou blanc sur la rive du Danube, ou comme un morceau de ferraille qui n’est jamais détruit et jamais anéanti, mais qui survit à tout le monde, qui ne tombe pas malade et qui à la fin a toujours raison.

 

Suite du recueil

 



[1] Alchimiste légendaire

[2] Ábrahám Ganz (1814-1867). Ingénieur d'origine suisse. Fondateur d'usines de construction de matériel ferroviaire.

[3] Mihály Munkácsy (1844-1900). Peintre hongrois.

[4] Albert Apponyi (1846-1933). Ministre, propriétaire terrien.

[5] Adolphe Pégoud (1894-1915). Aviateur français.