Frigyes
Karinthy : "Grimace"
(Choses surhumaines)
Ambiance printanière. Deux
chevaux de fiacre, Babette et Tripon, attendent
à l'orée du bois.
Ils sont encore jeunes et c'est le printemps.
Tripon il lorgne en biais
derrière ses œillères. Il déjette soudain la
tête et de sa crinière rousse, il caresse le cou de Babette en
badinant.
Babette elle recule nerveusement la
tête : Allons, va…
Tripon offusqué :
Mais Babette !…
Babette fâchée :
Non mais c'est vrai… Pourquoi tu insistes ? Tu vois bien que je n'ai
pas envie.
Tripon à voix basse :
Hier, tu n'étais pas fâchée quand j'ai pris le sabot…
Babette : C'était hier…
Aujourd'hui je suis de mauvais poil.
Tripon amer : Ah bon, de
mauvais poil… Après une pause il piaffe de colère.
Bon, bon. Tu crois que je ne sais pas ce qui ne va pas ? Il rit
amèrement. Ha, ha ! Tu crois que si je n'en parle pas je ne le
vois pas ?… Mais tu le regretteras !
Babette rougit : Je ne te
comprends pas.
Tripon vivement : Tu ne me
comprends pas ? Tu sais très bien de quoi je parle. Ha, ha !
Je lis dans vos pensées, Mademoiselle ! Tu crois que je n'ai pas vu
quand nous trottions autour de la colonne d'affichage, tu t'es retournée…
Tu déchiffrais avidement les annonces des courses !…
Babette piaffe :
Tais-toi ! Tu mens !
Tripon encore plus
véhément : Je mens ? Dis-moi un peu, qui c'est qui
a ramassé "Le Turf" l'autre jour avec ses dents, qui c'est qui
a corné la page quatre avec sa patte, sur la page où…
Babette rouge comme une pivoine :
Tais-toi…
Tripon impitoyable : Sur la
page qui contenait les concurrents du Prix Royal… avec Mokan, le favori…
Babette en pleurs : Tu mens,
tu mens, tu mens ! Elle piaffe.
Tripon ricane victorieusement :
Oui ! Mokan ! Le favori du Prix
Royal ! Eh oui ! Le fringant Mokan !
Voilà ce qui rend Mademoiselle nerveuse au point qu'elle ne
tolère pas qu'on effleure son poitrail… Ha, ha, ha ! Henn, henn, henn !
Babette faiblissant : Tu
mens…
Tripon : C'est Mokan
qui trotte dans l'esprit de Mademoiselle… le favori… le coureur de
jupons… le brillant Mokan… Hé, ma
petite, c'est loupé. Il aura des maîtresses en arrivant au haras,
pas une, mais cent… Des sangs princiers l'attendent, des juments
anglaises… Ha, ha !
Babette en sanglots :
Non !… Non !…
Tripon avec la colère d'un
amoureux bafoué :
Tu oses songer à un Mokan !…
Toi ! Stupide oie !… Un Mokan qui a
été élevé au gâteau de riz et au sucre et qui
a une écurie de douze pièces… Ha, ha ! Pauvre petite
jument de fiacre… Prétendre à un Mokan
dont la lignée compte exclusivement des étalons à vingt
mille couronnes… Malheureuse ! Il rigolerait bien s'il
t'entendait… Mokan, le favori, s'il entendait
qu'une misérable jument de fiacre rêve de lui au coin du
bois… Ha, ha, une jument de fiacre…
Babette misérablement :
Non !… Non !…
Tripon cruellement : Une jument de fiacre…
dont père et mère, deux canassons, ont péri dans un
fossé quelque part…
Babette se bouche les oreilles :
Non !… Non !…
Tripon : …dont on a
peut-être fait du boudin…
Babette sanglote puis se
révolte, les yeux enflammés : Tu mens ! Tu
mens !… Toi !… C'est toi le canasson !…
Salaud !… Comment pourrais-tu me comprendre ?… Avec ta
cervelle de paille d'avoine !…
Tripon ironiquement : C'est vrai. Mokan
te comprendra mieux.
Babette en extase :
Oui !… Il me comprendra !… Il viendra me
chercher… oui… il viendra…
Tripon : Henn,
henn, henn ! Ha, ha, ha ! Pour
celle-là !…
Babette les yeux fermés, comme
en rêve : Oui… il viendra… Comme je l'ai vu en rêve…
Une nuit pure de clair de lune… Il apparaîtra sur cette
route… Il me tendra son cou élancé… Il défera
son harnais… Il hennira doucement… et alors nous marcherons sur la
route éclairée par la lune… côte à
côte… nous traverserons le champ de courses… nous
pénétrerons dans sa loge… Il m'élèvera
à lui… Et un jour nous courrons ensemble sur la verte
pelouse… dans l'océan d'une foule en liesse… Nous saluerons
ensemble la ligne d'arrivée… Nous recevrons ensemble les
compliments… Le Prix Royal… Mokan… Mokan… En extase. Ô, j'entends
déjà sa voix… Mokan !…
Mokan… Babette !… En transe.
Premier prix !… Victoire ! Victoire !… Quitte ou
double !… Elle se pâme.
Tripon en rigolant : ha, ha !
Victoire ?… Avec tes côtes tordues ? Avec ta tête
de lait caillé ?… Avec ta poitrine creuse… Avec tes
yeux aveugles, hein ?… Pauvre petite rosse…
Pouah !… Il la plante là avec dégoût, parce
qu'un passager a pris place dans son fiacre.
Babette regagne
lentement ses esprits. Elle regarde bêtement Tripon
qui s'éloigne dans un trot diligent et rythmé. Ensuite elle
observe ses propres pattes. Silence. Puis ses larmes commencent lentement
à couler, elles coulent sur ses naseaux. Elle guette son maître
pour savoir s'il l'a vue… Puis elle s'essuie les yeux dans sa musette. La
lune continue de briller.