Frigyes Karinthy : "Grimace" (Choses surhumaines)

 

 

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Cours de gÉographie en 2852

Les garçons ! Interrogation. Steph Blériot !

- Présent.

- Tu as préparé ?

- Oui, Monsieur, j'ai préparé.

- Bon, on va voir. Allons-y. Monte vite. Grünfeld, Qu'est-ce que c'est que ça, la machine est encore sale ! Pas plus tard qu'hier je vous ai attribué une éponge pour que celui qui est de semaine garde la machine propre ! Vous la gribouillez partout à la craie et tiens, quelqu'un y a encore fait un pâté !

- Monsieur, les garçons fichent tout le temps les déchets dans le moteur.

- Cesse de parler pour rien, Steph Blériot, monte à bord et écoute bien. Et les autres, ne faites pas de bruit pendant l'interro, j'ai ma longue-vue sur moi et si de là-haut je vois quelqu'un faire du chahut… ! Bon, Blériot, démarre.

Srrrrr. Brrr. Brsssrrr.

- Steph, Steph, tu es trop nerveux. Tu as même pâli. T'es-tu préparé, Steph ? Dis-le-moi. Tu as trop le trac.

- Oui Monsieur, j'ai préparé.

- Bon, on va voir ça. Nous sommes à combien de mètres d'altitude ?

- Mille huit cents.

- C'est trop bas pour l'interro. Allume la lumière. Et tiens-toi comme il faut, Blériot, et ne gigote pas, et croise les bras. Maintenant il est trop tard pour préparer, il fallait te préparer hier. À combien de mètres nous sommes ?

- À six mille huit cent deux.

- Bon, huit mille de plus et on pourra commencer. Bon, qu'est-ce qu'il fallait préparer ?

- Le relief de l'Europe.

- C'est ça. Bon, ça va. D'ici on peut déjà voir. Attention, tire un peu à droite pour ne pas avoir le soleil dans les yeux. Tu vois bien toute la carte ?

- Oui, Monsieur.

- Ne désigne pas des mains. Montre-moi donc les contours de l'Europe.

- À l'est le Caucase…

- C'est lequel ?

- Cette ligne gris brun, en bas.

- Steph, tu n'as pas préparé.

- Monsieur, j'ai préparé.

- Steph, ne réponds pas. La ligne dont tu parles n'est pas le Caucase, vaurien, mais les Apennins. Et cette tache bleue, là à gauche que je montre ?

- C'est… c'est… la Grande Plaine Hongroise.

- Tu n'as pas préparé. C'est la Mer Caspienne. Montre-moi la Plaine.

- À gauche, cette assiette verte.

- Et le Danube ?

- À l'ouest…

- Montre-le, montre-le, ne parle pas.

- C'est là, juste en dessous.

- Quel âne, c'est un nuage. Maintenant, montre-moi Budapest.

- Bu… da… pest

- Tu n’as pas une demi-heure pour chercher, Blériot, j'ai encore cinq autres garçons à interroger. Tu sais ou tu ne sais pas. Tu as préparé ou tu n'as pas préparé. Tu sais où est Budapest ou tu ne le sais pas. Moi je n'ai pas le temps.

- Budapest… c'est là !

- Où ?

- Le noir, là.

- Cette petite tache noire-là, c'est le Monténégro, fiston. Tu n'as pas préparé.

- Alors ici…

- Tu la cherches en Italie ? Eh bien, dis donc ! Mais tu ne sais rien, Steph. Je vais te faire redoubler.

- Mais, Monsieur… j'ai…

- Non seulement te faire redoubler, vaurien, mais je te dépose sur la Lune et je te laisse là toute la nuit.

- Budapest… Budapest… C'est là, ce pois sur le Danube.

- Tiens, ce n'est pas trop tôt, ça t'est revenu. On ne t'a pas soufflé par hasard ?

- Monsieur, personne ne m'a soufflé.

- Bon, on va voir. Passe-moi cette longue-vue… Plus vite… Voyons… Quatrième B… Évidemment… Ce voyou de Grünfeld ! C'est lui qui souffle ! Il avait le marconigraphe à la main, il vient de le ranger dans sa poche. Fais voir un peu tes poches, Steph ! Bien sûr, c'est là que tu caches le pavillon de réception… Gare à toi, canaille… Et ce Grünfeld, il va voir, il a osé souffler… Quelle chance que j'ai sur moi mon gifleur Marconi. Et toi, Blériot, tu viens avec moi, je te dépose sur la Lune et tu y restes enfermé cinq ans…

- Mais, Monsieur le professeur… Monsieur le professeur…

- Qu'y a-t-il ? Il n'y a pas d'excuse.

- Mais, Monsieur le professeur… s'il vous plaît… Je veux atterrir…

- Ce serait trop facile, en avant !

- Aïe… Monsieur le professeur… Laissez-moi descendre…

- Ah, gare à toi, garnement, c'est maintenant que tu y penses ? Tu ne pouvais pas le dire plus tôt, il fallait que tu y penses à vingt mille mètres d'altitude ? Pour une fois je te permets de descendre, mais si encore une fois tu ne prépares pas, je t'enferme sans pitié.

 

Suite du recueil