Frigyes Karinthy : "Grimace" (Choses surhumaines)

 

 

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lettre au typographe

 

Mon cher ami. Ne soyez pas surpris de cette démarche inattendue et, je ne le nie pas, inhabituelle, qu'un écrivain paresseux et fantasque vous dérange, vous, honnête ouvrier méticuleux, et qu'il vous importune de missives dans votre travail. Croyez bien que ce n'est qu’après mûre réflexion que j'écris ces lignes, veillant à la forme et au contenu, à l'aube d'une mauvaise découverte qui m'a montré toute l'importance de la littérature sous un éclairage nouveau. Voyez-vous, mon cher ami inconnu, j'ai parcouru les journaux de ce matin traitant de guerre, météorologie, malheurs, cela m'a attristé et fait réfléchir. Écrire c'est tout de même quelque chose qui ressemble à une lettre : un homme qui a une idée communique à un autre ou à plusieurs autres l'idée qu'il a eue. Cela fait des années que je poursuis ce genre de correspondance, je l'adresse à des personnes fictives, je leur rends fidèlement compte de tout ce qui me vient à l'esprit. J'ai écrit des lettres sous des formes diverses, tantôt à la première personne, tantôt en faisant intervenir des personnages imaginaires, mais c'est une occupation ingrate et sans espoir, voyez-vous, le "lecteur" auquel la littérature adresse depuis des siècles ses lettres d'amour, cette âme orgueilleuse et mystérieuse, ne répond pas. Pourtant, ô combien de fois l'ai-je invoqué, en pressants avertissements, avec douceur et avec sévérité ! Eh bien, mon cher ami typographe, je m'en remets à vous : déjà l'an dernier, lors des préparatifs de ces choses de guerre, vous vous en souvenez, n'est-ce pas, vous êtes l'unique personne qui s'en souvient, à laquelle je peux me référer, déjà alors j'ai écrit ce que je pense de tout cela. Qu'à mes yeux ce genre de tuerie sans raison est une erreur, qu'il serait simple d'y renoncer, et j'espère qu'ils vont bientôt reconnaître qu'ils ont été déraisonnables. Vous vous souvenez de ma lettre, c'est vous qui l'avez typographiée – que pensez-vous qu'ils m'ont répondu ? Rien. Non seulement ils n'ont pas répondu à mon interpellation raisonnable mais, je l'ai lu ce matin, ils recommencent la bagarre comme s'ils n'avaient pas reçu la moindre ligne de ma part.

Voyez-vous, mon cher ami, inutile de se fatiguer. Le lecteur ne répond pas à ma lettre sage, apaisante, arrangeante, conciliante, le lecteur ne la lit peut-être même pas, qu'est-ce que j'en sais ? Le lecteur ne m'écoute pas, il attire de nouveaux malheurs, il provoque des guerres avec autrui, il se brouille avec sa femme, il se jette dans le Danube, il assassine son prochain, il fait du désordre. Qu'est-ce que c'est que ça, n'a-t-il pas reçu ma lettre dans laquelle je l'ai mis en garde contre de telles affaires qui peuvent dégénérer ? Ou bien l'a-t-il reçue mais il ne l'a pas lue ? Peut-être le lecteur ne sait-il même pas lire.

Cher Monsieur le typographe, vous voyez bien que ce n'est pas notre faute. Moi je l'ai bien écrite et vous l'avez bien typographiée. Mais peut-être que le lecteur ne l'a pas lue ! J'ai médité là-dessus et toutes les folies que j'ai commises dans le passé me sont venues à l'esprit. J'ai écrit des lettres à un inconnu qui n'existe peut-être pas ou qui veut m'ignorer. J'ai ensuite pensé qu'il existe une unique personne qui lit sûrement, qui doit lire, ce que j'écris, c'est vous, Monsieur le typographe, la seule personne sur laquelle je puisse compter. Les anciennes plumes avaient coutume de s'adresser au "cher lecteur". Et si ce cher lecteur n'existait pas ? En revanche le typographe existe, lui, son pénible et dur travail prouve qu'il a lu attentivement mon texte de la première lettre à la dernière, sans omettre un seul mot, il l'a accepté tel quel et l'a composé. Je n'écrirai plus jamais, quant à moi, "penses-y, cher lecteur" ou "crois-moi, cher lecteur", ou encore "qu'en dis-tu, cher lecteur", mais je serai franc et honnête et j'adresserai mes paroles au typographe, j'éviterai ainsi une telle déconvenue : décrire ce qu’est la guerre, et elle éclate quand même.

Oui, cher Monsieur le typographe, voilà où nous en sommes. Nous sommes entre nous, nous pouvons parler en toute sincérité. Au demeurant cela m'est plus confortable, je me sens plus libre et plus décontracté, je peux donner mon avis sur les gens, nous pouvons échanger des commérages, sur la guerre, l'époque, les autres écrivains, les pauvres, ils en sont toujours à écrire leurs lettres d'amour au lecteur inconnu, tantôt enthousiastes, tantôt menaçantes, tantôt ironiques, tantôt allégoriques, dissimulant l'essentiel entre les lignes – entre les lignes ! Quel paradoxe ! Vous êtes bien placé, Monsieur le typographe, pour savoir qu'entre les lignes il y a une espace, une petite barre métallique pour écarter les lignes de plomb, et non l'essentiel. Mon Dieu, si on pouvait parvenir à ce que le lecteur lise les lignes, plutôt que chercher à dénicher quelque chose entre les lignes.

Tant pis. Comment allez-vous, Monsieur le typographe ? Que pensez-vous de ces vilaines choses dans les Balkans ? C'est écœurant, n'est-ce pas ? Je ne sais pas ce qu'il en adviendra. Et que dites-vous du temps qu'il fait ? Au milieu de l'été, on a besoin de pardessus. Veillez sur votre chère santé, les soirées sont fraîches. Et je vous prie de composer ma lettre soigneusement pour que je voie que vous l'avez lue. Adieu, cher typographe.