Frigyes Karinthy : "Les assassins"
fÉvrier
Ensuite un
matin les fourrés de la pente qui descendaient à la
rivière se mirent à clapoter : l’épais duvet de
neige craquela, s’affaissa, devint spongieux – tout à coup
un grand paquet de neige croula et glissa en sifflant
jusqu’à la rive. Là il heurta un long mur de
glace et la masse de neige s’effrita. Une patte poilue et frissonnante
gigota en l’air – la touffe marron s’ouvrit : des yeux
étonnés clignèrent dans toutes les directions.
Lorsque
le mur de glace opale s’élança, il s’agrippa de peur
un instant – puis il se secoua et leva des yeux bigles vers le ciel. Il
était lui aussi bleu clair et laissait évaporer une sûre
odeur de fraîcheur. La débâcle tintinnabulait comme du verre
qu’on râpe – la bruyante dégringolade incessante de la
glace pendant de longues minutes lui fit boucher ses longues oreilles pointues.
Il commença seulement à revenir à lui : les rides
autour de sa bouche se rangèrent en une grimace malicieuse, il
bâilla puis poussa un cri d’allégresse.
Il
resta ainsi un jour et demi sur sa glace, grelottant, se grattant ; le
surlendemain son radeau atteignit la ville, il ralentit, il s’approcha de
biais vers la rive. Il regarda autour de lui bouche bée,
effrayé, ce rivage inconnu – des maisons à étages
s’alignaient sur le quai, plus bas la coupole d’un immeuble
perçait le brouillard. Des péniches chargées flottaient au
bas des escaliers de la berge, la vapeur sifflait, la chaîne des grues
grinçait.
Un
soleil vert et tranchant brillait déjà. Lorsque le bord de la
plaque de glace heurta l’escalier, il bascula et se retourna, lui, il
poussa un cri, sauta et courut jusqu’aux pierres. Il monta les marches en
sautillant, les muscles tendus sur ses pattes maigrichonnes et poilues. Une
fois en haut, il s’arrêta troublé et comme assommé.
Une multitude bariolée fourmillait sur une route polie comme un miroir
brillant – toutes sortes d’êtres, à première
vue ses yeux éblouis les prirent d’abord pour des faisans ou des
perroquets ; de longues minutes plus tard seulement il reconnut avec joie
les formes des hommes et des femmes. Alors il se mit à trembler, son
cœur palpita ; il connaissait les convulsions du bonheur qui firent
tressaillir sa poitrine. Mais sans que la peur le quittât pour autant.
Quand
il finit l’escalade des marches, il fut d’abord vu par deux
enfants. L’un pointa son doigt vers lui, l’autre ouvrit grand la
bouche.
- Regarde,
cria l’un d’entre eux, un singe !
- Mais
non, idiot…, dit l’autre, un écureuil…
Mais
il ne termina pas, brusquement, comme pris de honte, il détourna la
tête.
À
lui, ça ne fit qu’augmenter sa peur, après quelques
cabrioles il se lança de l’autre côté d’une
sorte de ferraille bizarrement ouvragée, il se trouva au milieu
d’un tas de gens interloqués.
- Hé
ben, dit quelqu’un.
- Oh,
j’ai eu peur, rit une voix.
- Je
ne comprends pas… on aurait dit…
De
nouveau il eut peur mais, fidèle à ses habitudes, il se laissa
tomber sur ses deux pattes avant, il baissa la tête. Ce geste rassura
apparemment le public environnant, on se calma, certains poursuivirent leur
promenade.
- Un
chien errant, entendit-il au-dessus de sa tête, il a dû s’échapper
d’un bateau.
- Mon
vieux, il s’est dressé tout à l’heure sur ses pattes
arrière, juste en face de moi, j’ai cru qu’il allait me
sauter dessus.
Les
voix peureuses diminuèrent ; il zigzagua un moment à quatre
pattes entre les jambes puis il s’engagea dans une rue latérale.
Là il se dressa prudemment, timidement : mais il se ravisa vite
quand deux garçons rouges s’approchèrent en rigolant. Il
les entendit s’arrêter.
- Tiens !
Un drôle de chien…
- Ce
n’est pas un chien… Une sorte d’animal…
- Mais
non…
Ils
s’éloignèrent, non sans que l’un des deux n’ait
donné un coup de pied dans sa direction, alors lui, il montra les dents.
Il haleta et resta figé de stupéfaction, il roula les yeux. Ces
nouvelles impressions l’accablèrent d’une grande tristesse.
Que faire ? Il avait soif mais n’osa pas retourner à la
rivière. Il changea de rue, il courut le long des murs en flairant.
De nouveaux pas s’approchèrent, il fut de nouveau sur le point de
plonger la tête entre ses pattes quand une odeur indiciblement douce,
inconnue et pourtant familière, douloureuse et enivrante lui frappa les
narines. Il redressa la tête : ils étaient deux à
venir dans sa direction… Malgré les enveloppes et les draperies
inconnues, il les reconnut immédiatement, il les identifia… Mais quelles
merveilles de beauté ! Des êtres enveloppés de voiles
et de brouillards flottants, doucement brillants, chuintants – n’en
dépassaient que leurs bras et leur tête et le dessin léger
des formes de leur corps sous les draperies colorées – puis en bas
les pieds, habillés de rouge. Oh, à quel point elles
étaient plus belles et plus envoûtantes ainsi… Sans parler
de cette odeur de rêve enivrant qui le secouait d’une colère
timide…
Il
se colla contre le mur – mais une fois qu’elles l’eurent
dépassé de l’autre côté sans le regarder, il
n’hésita plus. Il sursauta et les prit en chasse. L’une se
retourna et lui jeta un regard furtif – alors il s’arrêta en
tremblant et la fixa en la suppliant de ses yeux ivres : sa barbe brillait
et flamboyait.
- Qu’est-ce
que c’est ? dit la dame d’une voix indifférente quand
la blonde s’arrêta.
- Je
ne sais pas, balbutia la blonde… Rien.
- Mais
regarde-toi, chérie, tu es rouge comme un crabe, dit la dame.
Que s’est-il passé ?
- Rien…,
balbutia l’autre. Quelle bêtise…
J’ai oublié quelque chose en haut… Je dois y
retourner… Pardonne-moi, chérie… Je passerai te voir dans
l’après-midi…
- D’accord,
si tu veux… À plus tard… Mais ce n’est pas une raison
pour paniquer.
- Ce
n’est rien… Cet imbécile de vent… Mon chapeau…,
et elle porta la main à ses cheveux. Puis elle se retourna et se mit
presque à courir dans l’autre sens.
Quand
elle parvint près de lui il vit bien qu’elle le regardait, il se
trompait rarement dans ces choses-là. Mais le plaisir lui fit un peu
tourner la tête et c’est trop impulsivement qu’il se rua vers
elle – la blonde prit peur et plouf ! Elle disparut dans la noirceur
d’un portail. Il s’immobilisa de surprise, en haletant – si
cela avait été un genêt ou une souche creuse, il
n’aurait pas hésité un instant – mais ce portail
sombre, étrange… Il battit des cils, déconcerté.
Alors il comprit que l’autre, la rousse, bien qu’elle ne se
retournât pas, tout en s’éloignant à pas
rythmés monotones… paraissait ralentir sa cadence…
Il
la suivit en courant trois rues durant, pas une seule fois la rousse ne se
retourna. Quand des gens venaient en face, il descendait sur ses mains et
continuait de courir. Arrivés sur le boulevard, il y eut tout à
coup tant de gens partout qu’il eut peur de perdre les petits pieds
habillés de soie dans la foule – sa crainte augmenta sa hardiesse,
il s’approcha tout près et ivre d’émotion, de ses
lèvres il toucha la soie… La rousse ne daigna pas baisser le
regard sur lui mais accéléra le pas. Apparemment, même
elle, la plus fière, se troubla. Elle devint hésitante, plus
pressée, puis s’arrêta – elle regarda autour
d’elle. Une sorte de gros animal jaune s’approchait en
tintinnabulant… et il finit par s’arrêter juste devant eux.
La rousse se décida brusquement et sauta sur une sorte de marche. Il la
suivit… se trouva dans une chambre jaune… Le grand animal vrombit
et s’élança.
- C’est
pour où ? – entendit-il au-dessus de sa tête.
- Une
section, s’il vous plaît, répondit la douce voix de la
rousse.
Il
s’accroupit au sol en haletant, près du banc. Le cirque ne faisait
que commencer.
- Qu’est-ce
que c’est que cette charogne ? – cria une vilaine voix de
crécelle. Il leva par en dessous un regard angoissé. Son flanc
fut touché par un pied d’homme grossier.
- À
qui appartient ce grand chien ? – demanda le receveur.
Ceux
des hommes qui voulurent bien répondre haussèrent les
épaules. Qu’est-ce que j’en sais ! – dit
l’un, un autre détourna la tête avec indifférence. Il
y avait aussi quelques femmes assises sur les bancs, elles ne dirent mot.
L’une tambourinait nerveusement la fenêtre.
Une deuxième leva en biais le regard sur les autres, dans ses yeux
on lisait gêne et lâcheté. La troisième allait ouvrir
la bouche mais changea d’avis. Elle attendait sournoisement, en tremblant
– qui ça pouvait être ?…
- À
qui est ce chien ? – réitéra le receveur un peu plus
fort.
Alors
la rousse, portant un regard indifférent par-dessus les têtes,
lança avec une légèreté, comme
accessoirement : à moi.
Une
femme se récria silencieusement, sursauta et se dirigea vers la
sortie. Les autres, pâles, se retinrent.
Le
gros machin jaune tinta et s’arrêta. La rousse sursauta et
descendit. Il la suivit. En bas le crépuscule tombait –
une paisible allée de marronniers se présenta devant eux,
complètement déserte. Pas une âme ne se montrait aussi loin
que portait le regard. Il poussa un cri de jubilation et fit trois galipettes.
Elle
fit encore trois pas, puis se calma. Elle porta un regard furtif tout autour.
Puis elle acquiesça doucement de la tête.
Il
se redressa, abandonna les galipettes et se plaça à ses
côtés. Il n’osa pas encore lever les yeux sur elle. Ses
narines s’élargirent pour mieux aspirer son odeur.
Ils
marchèrent un moment, muets. Son cœur sautillait comme une
grenouille.
- Chloé…,
bêla-t-il… - Chloé… Ne t’enfuis pas… Je ne
veux qu’embrasser la paume de ta main…
Mais
tiens, voici Chloé qui ne répond pas, elle ne tape même pas
sur ses petites cornes de chevreau, folâtre, avec ce faux
dégoût qui le rend fou.
- Comme
ça, on ne peut pas… bêta…, haleta la rousse.
Entrez quelque part… rasez-vous… malheureux… vêtez-vous…
Il
la regarda en clignant des yeux, sans comprendre.
- Chloé…
je ne comprends rien à ce que tu dis… tu es si belle… tu
sens si bon… Je veux seulement baiser tes poignets…
Des
pas dans une rue latérale… La rousse s’arrête, rouge
coquelicot. Elle lui siffle sévèrement :
- Appelez-moi
Madame… tant que ces gens nous voient…
Elle
hâte le pas, passe devant sans se retourner. Deux hommes
s’approchent. Il se blottit par terre. Ils passent. Il se redresse, part
à sa suite.
- Chloé…
ne fait pas semblant de ne pas me connaître… Tu sais très
bien qui t’a mordu à la cheville dans
l’églantier… Prends garde ! J’ai toujours mes
dents…
Ses
dents étincellent.
La
rousse parle en faisant bousculer ses mots.
- Entre
quelque part… rase-toi… attends… je t’enverrai des
habits… par un porteur… il aura une casquette rouge… Puis,
quand tu seras habillé… tu monteras… tu me diras : je
vous présente mes hommages… compris ?… Puis ton nom
sera Géza Vörös…
compris ? Géza Vörös,
artiste peintre… un camarade d’enfance… compris ? Pour
le reste…
Il
la regarde bouche bée… Qu’est-ce qui lui prend ? Elle
se moque de lui ?
La
rousse continue :
- Et
puis il ne faut jamais courir après les gens…
compris ?… après personne… sinon je ne
t’adresserai plus jamais la parole… Je te chasserai
même…
Décontenancé,
il lève un regard humble sur Chloé.
- Quoi ?…
Après personne ?… Holà !
Il
fit une galipette.
La
rousse rougit.
- Disparais !
– siffle-t-elle – Imbécile ! Disparaissez !
Elle
part devant.
- Qu’est-ce
que c’est que ça ? Hé ! Elle veut encore le faire
marcher !
Il
poussa un grand cri, fit des galipettes folles. Holà, holà !
Il fit un saut périlleux en l’air. Son cœur éclata
d’allégresse.
De
nouveau des pas.
- Madame !
- C’est
vous, Varga ? Accompagnez-moi jusque chez moi. Je suis nerveuse. Il y a
là un grand chien ou je ne sais quoi qui me poursuit.
Il
ne les remarqua qu’à la quatrième galipette, alors
qu’ils marchaient déjà bien loin. Il resta assis par terre,
bouche bée.
Puis
il se mit à pousser un long cri plaintif silencieux – la lune
venait de monter dans le ciel. Ses larmes coulent dans sa barbe, il reste un
moment blottit par terre puis s’élance et court vite, dans un
gémissement amer. Le vent de février balaie la rue dans toute sa longueur.