Frigyes Karinthy :   "Les assassins"

 

 

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vassili

 

I

Cest trop tard maintenant – dit impatiemment le médecin-major – on ne peut pas retourner tous les documents. Le jour de l’incorporation, lui ou peut-être un membre de sa famille n’a qu’à le porter malade et le faire envoyer à l’hôpital de la garnison – de toute façon, des choses comme ça ne peuvent être constatées qu’à l’hôpital.

L’oncle haussa les épaules. Il aurait encore aimé remarquer que Vassili devait être incorporé à Kazan, il ne pouvait pas le suivre jusque là-bas – mais le major ouvrit la porte et disparut. L’oncle examina les documents avec perplexité, il les enfouit dans sa poche et se mit à descendre l’escalier en hésitant.

C’est ainsi que Vassili, énorme garçon blond, qui n’était sorti de l’asile d’aliénés que six mois auparavant, il dut l’envoyer à Kazan accompagné d’un vieux domestique. Il regardait soucieusement par la fenêtre du train ; si on lui adressait la parole, c’était toujours avec le même sourire gêné qu’il se taisait et qu’il se tapotait le front, geste auquel la famille était habituée depuis longtemps. Il y avait dans ce sourire une douce et honteuse supplication de se faire pardonner qu’il ne comprenait pas la question et qu’il n’était pas en mesure d’y répondre. À l’instar du sourd ou de l’aveugle qui prévient modestement l’inconnu négligent de sa misère, c’est par ce geste hésitant, que Vassili désignait sa pauvre cervelle dérangée qui n’était pas capable de lier deux idées entre elles ; les notions telles que "aliment", "eau", "songe", "homme", y vivotaient séparément, chacune figée et aveugle, sans relations entre elles. Même les deux notions de "moi" et de "Vassili" étaient incapables de s’organiser, de fusionner dans cette soupe claire et inerte. Vassili, quand il lui arrivait rarement de prendre la parole en balbutiant, il parlait de lui-même toujours à la troisième personne.

À la caserne on les aligna – le vieux domestique maladroit se perdit dans les bureaux, il ignorait où il devait aller, à qui il devait expliquer son affaire. On se débarrassa de lui, on le rassura pour qu’il parte, qu’il laisse le garçon tranquillement ici : si son cerveau était vraiment atteint, on le renverrait sous bonne escorte.

Il se trouva que dans le tohu-bohu de l’organisation des unités, Vassili fut rangé parmi ceux que l’on enverrait directement au front, on les formerait dans les tranchées, là-bas, en deux ou trois semaines. Les sous-officiers s’aperçurent bien en route que le pauvre garçon était débile, mais ils haussèrent les épaules : s’il convenait à messieurs les médecins, ce n’était pas à eux de chercher la petite bête. Ils le laissèrent donc, ils ne répétaient pas les questions, ils s’en fichaient et se détournaient. Les compagnons faisaient manger Vassili qui tolérait avec un doux sourire que les autres le taquinent et l’asticotent. Pendant l’instruction il apparut que Vassili était suffisamment bon pour ce qu’il devrait faire : comme un bon ours, il apprit et répéta le maniement des armes – au début il rejetait son fusil quand celui-ci faisait feu entre ses mains, puis il s’y habitua. Ses larges épaules ne ressentaient même pas le poids du barda – il ne rechignait pas quand on le chargeait. À la première relève il fut envoyé avec une cinquantaine d’autres dans les tranchées.

 

II

 

Quand l’obus s’abattit, Vassili était en train d’essayer d’avancer dans le débouché de la tranchée de circulation. À quelques pas de là se trouvait un abri pour officiers : Vassili sauta en l’air en même temps que le mur de béton, avant de retomber à plat ventre comme un crapaud. Trois heures plus tard, quand il revint à lui, il se trouvait allongé entre plusieurs soldats ; des brancardiers se démenaient pour évacuer le lieutenant qui ne voulait pas se laisser faire, sa langue pendait et il ne cessait pas de bredouiller et de rire bêtement. Vassili s’assit et ce rire bègue, nerveux, qu’il connaissait bien le traversa comme un éclair. Comme s’il se voyait lui-même pour la première fois de sa vie : lui-même, dans un contexte vivant et réel. Il se mit à gesticuler et à pousser des cris, puis, pour la première fois de sa vie il éclata en sanglots à s’étouffer. Enfin, il reperdit connaissance.

 

III

 

Que s’était-il passé, personne ne le savait, le médecin, peut-être à raison, attribua cette merveilleuse guérison au souffle de l’explosion. Les camarades tapotaient en riant les épaules de Vassili, l’appelaient vieux couillon et laissaient entendre qu’il n’avait fait l’idiot que pour se faire réformer, mais qu’il aurait changé d’avis. Vassili s’en fichait : avec voracité et passion il découvrit la vie pour laquelle il était né par hasard avec la maturité d’un corps de dix-huit ans. Comme un enfant dans un magasin de jouets il tripotait avec curiosité tous les objets qui tombaient entre ses mains : c’est un fusil, c’est un poignard, là-bas c’est l’ennemi qu’il faut tuer. Il apprit tout à une vitesse hallucinante – et tout ce qu’on lui avait rabâché en vain pendant de longues années dans l’institution, remontait maintenant en surface des tréfonds de son cerveau. Il s’avéra qu’il savait lire, écrire et compter – mais d’où il le savait, il n’en avait aucun souvenir. Sa tête était plus fraîche que celle de quiconque : en l’espace de quelques mois il possédait tout le métier ; ce qu’il apprenait, il le possédait mieux et plus habilement que ses instructeurs. Il rampa jusqu’aux barbelés et il les cisailla ; il remarqua à l’œil nu qu’un canon se dissimulait derrière un camouflage, il le distingua d’un vrai buisson ; c’est lui qui entendit le premier, au crépuscule, le vrombissement d’un avion.

Et c’est ainsi que Vassili vint au monde là-bas, sur le champ de bataille – il naquit, en uniforme gris, un fusil à l’épaule, un poignard à la ceinture – à l’instar de l’épervier qui naît avec des serres, du crabe qui naît avec des pinces et du taureau avec des cornes pointues au front. Tout comme les autres avaient été étonnés quand ils avaient pris la première fois une arme en main – lui, il s’étonna quand il découvrit qu’il pouvait la déposer, comme s’il dévissait sa main ou son pied et les déposait à côté de lui. Il vint en un monde constitué de montagnes, de vallées et de champs : et les champs étaient sillonnés de longues et étroites bandes, au-delà de ces tranchées il y avait des arbres, sur les arbres des barbelés et au-delà des barbelés il y avait l’ennemi – en l’air il y avait des oiseaux et des avions – l’oiseau s’envole et l’avion, il faut lui tirer dessus, tout comme sur les animaux portant une casquette différente, qui logent au-delà des barbelés.

Et cinq semaines après sa venue au monde il tira sur le premier soldat qui lui apparut derrière les barbelés, comme un jeune tigre qui de ses crocs transperce la gorge du premier mulot, sortant ses griffes et clignant des yeux.

 

IV

 

La guerre de positions dura cinq mois entiers : alors, une nuit, ils s’extirpèrent des tranchées. L’ennemi se retira. Et Vassili fit tout jusqu’au bout à la perfection. En l’espace de deux mois il avait participé à une trentaine de batailles – en mars on le promut caporal, en mai sergent. À ce moment il avait déjà trois distinctions : ses supérieurs l’admiraient comme un phénomène extraordinaire. Un jour son nom fut même mentionné dans un rapport : un écrivain célèbre s’entretint avec lui en qualité de correspondant de guerre et lui consacra un long article qui fut repris par les journaux. On le muta dans un autre régiment où on ne le connaissait pas : en matière militaire il en savait plus long que même les aînés – dès qu’il s’agissait d’autre chose il se taisait, mais cela ne choquait pas, tant et tant de soldats n’avaient personne ni famille, et ils ne vivaient que depuis qu’ils étaient soldats. Après la bataille de Korito[1], quand grâce à une reconnaissance il sauva le régiment et il s’empara d’un officier d’état-major avec son véhicule et ses documents, il apparut qu’on ne pouvait plus guère lui décerner une nouvelle décoration, compte tenu de ses services extraordinaires il fallait le nommer officier. On l’auditionna : dans la pratique il en savait plus que son capitaine, mais il s’embrouilla dans les théories. Alors il se battait déjà depuis deux ans et demi sans jamais demander la moindre permission. C’est par une ordonnance spéciale que le ministre de la guerre le nomma lieutenant – ce qui ne l’empêcha pas de recevoir également une des plus hautes distinctions.

V

 

Ses collègues officiers ne remarquèrent d’abord rien : le ton qui régnait dans les abris d’officiers, dans les hébergements des villes occupées, aux banquets de victoires, n’était pas fait pour permettre de révéler sur quelqu’un, qui il était, quelle sorte d’homme, ce qu’il savait, ce qu’il était auparavant. Dès qu’il s’agissait du passé, de la vie urbaine, des civils, le lieutenant Vassili se taisait, mais cela n’étonnait personne. Il lui arrivait parfois de poser des questions sur la vie civile, mais ses questions étaient si incroyablement naïves qu’on croyait qu’il plaisantait, on riait en guise de réponse. Il n’insistait donc pas : une notion lointaine, floue, se forma en lui sur un monde inconnu qu’il connaissait des images ou qu’il construisait avec des mots : un monde bizarre où règnent des lois étranges, contre nature entre les murs et les maisons – où tout est autrement et à l’envers de la réalité, où les gens ne portent pas d’armes et pourtant n’ont pas peur, et où celui qui a tué beaucoup d’hommes est puni, au lieu d’être récompensé. Et c’est ainsi qu’il regardait les quelques rares femelles, femmes ou filles, qu’ils croisaient dans les troquets de villes abandonnées, dans l’ivresse des virées tapageuses et qu’à l’instar de ses camarades de combat, il étreignait l’arme au flanc ; elles étaient pour lui les indigènes de ce continent inconnu, phénomènes venus de loin, étranges fauves d’une contrée lointaine, comme dans nos zoos le perroquet, envoyé bariolé de l’Afrique.

Il était souvent question de paix et que tout se terminerait un jour : on fraterniserait avec l’ennemi comme nous fraternisons maintenant les uns avec les autres. Au début cela le troubla, mais plus tard il souriait allègrement quand ces sujets revenaient sur le tapis ; il avait conclu dans sa tête que dire de telles choses, était un jeu de société comme le jeu de cartes ou le spectacle qu’ils avaient monté un jour et où les officiers, déguisés en femmes, avaient chanté toutes sortes d’inepties.

En février il fut blessé, mis en congé pour six mois et on l’envoya en convalescence à Moscou.

 

VI

 

Feodorovna fixa quelques minutes un regard de biais de ses yeux rieurs sur le lieutenant-colonel Andreï, puis elle mit la main devant sa bouche pour lui demander, d’une voix étouffée de rires 

- Qu’est-ce c’est ce phénomène ?

Andreï était assis à califourchon sur sa chaise, il tapotait les franges de velours de son stick et riait méchamment.

- Vous voyez. Un des officiers les plus décorés de l’armée, mon ami Vassili. Bon, bon – riez si vous voulez – c’est vous qui avez fait la coquette avec lui. À la fin vous avez pris peur de l’effet inattendu… Hé, ma chère, c’est un homme droit, c’est un soldat, si on lui tend quelque chose, tout simplement il l’attrape.

- Colossal !

- Que voulez-vous ? C’est un gosse, il n’a que vingt et un ans. Un beau garçon avec ça. Et hier il a été au théâtre pour la première fois.

- Il m’a dit qu’il y retournerait.

- Bon, arrêtez de rire, Macha.

- Mais son regard avait quelque chose de bizarre ! Comme un cinglé ! Ha, ha, ha !

- Alors, à neuf heures et demie, ça ira ? J’aurais la clé sur moi. Adieu.

- Adieu, Andreï. Aïe, mes côtes !

 

-  Salut, Vassili ! Comment, tu traînes toujours par ici ? Tu ne viens pas au cabaret ?

- Non. Je suis occupé.

- Tiens donc ! Qu’est-ce que tu as à faire ?

- Je ne peux pas te le dire.

Andreï rit méchamment.

- Ben, salut ! Moi, j’y vais.

- Où ça ?

- Au cabaret. Après je rentre chez moi, on se verra demain.

- Ça va.

 

- C’est vous ?

Vassili était si enroué qu’on n’entendait à peine sa voix.

- C’est moi. Me voici.

Elle eut peur.

- Vous… Vous êtes fou… Partez d’ici.

Comme il ne bougea pas, elle chuchota :

- Revenez à dix heures… Je serai seule.

Quand il disparut, elle haussa les épaules.

- J’inventerai un autre prétexte…

 

La sonnerie jeta un cri déchirant, son écho assourdissant retentit longuement dans la sombre antichambre. Deux fois, trois fois, quatre fois. Cela lui prit un quart d’heure pour comprendre qu’on ne le laisserait pas entrer. Il fit lentement demi-tour, sortit et longea le jardin sombre en tâtonnant. Quand il toucha la porte du jardin, une lumière se refléta sur la poignée. Il se retourna et les vit devant le rideau du balcon.

- Vassili… C’est toi… Tiens… Mais tu es ici ? Nous n’avons pas entendu la sonnerie ! Reviens vite, petit bêta !

On put entendre le rire de la femme, étouffé dans son mouchoir. Elle se tut soudainement.

D’un saut Vassili arriva, il saisit son arme – la voix inconnue bourdonna dans son oreille, il ne comprit pas, il crut qu’on lui parlait en allemand. Mais une fois qu’il parvint dans la bande lumineuse il lâcha tout à coup l’arme. C’est le lieutenant-colonel Andreï qui se tenait devant lui, à deux pas. La tête de la femme posée sur son épaule. Le lieutenant-colonel Andreï – portant le même uniforme que lui… pas celui de l’ennemi… pas une casquette allemande… un camarade… un soldat russe… on ne peut pas… il avait dit… et pourtant… Mais alors…

 

- Holà ! Qu’est-ce que c’est ?… Que s’est-il passé ?… Vassili !… Hé… Lumière…

Mais Vassili ne répondit plus. Il était allongé dans l’herbe, tout le corps agité de convulsions, il bredouillait et balbutiait, sa tête tremblait à un rythme régulier.

Les diagnostics se succédèrent au fil des années ; les médecins s’accordèrent pour affirmer que le choc nerveux était de même nature qu’aurait été l’explosion d’une grenade à côté de lui. Une autre théorie qui tenait également compte du passé du patient conclut au retour de l’état antérieur, l’imbécillité héréditaire de trois années plus tôt – une troisième crut plausible un cas d’éclatement brusque, inattendu, de la névrose latente de trois années de service au front, certainement pas un cas unique.

J’ai lu dans un roman de H.-G. Wells que les Martiens géants, au corps mécanique, qui souhaitaient détruire l’humanité, furent tués par une bactérie innocente, inoffensive pour notre organisme, car nous y sommes habitués. Vassili n’a jamais su que son cerveau, habitué au tintamarre des canons, fut dérangé par le premier mensonge innocent qu’il rencontra dans sa vie.

 

 

Suite du recueil

 



[1] Village de Serbie