Frigyes Karinthy :   "Les assassins"

 

 

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aimer une femme[1]

 

I

Pour intervenir, mon ami, pour donner ton avis, ou tu devrais connaître toutes les femmes – ou tu ne devrais en connaître qu’une seule. Celui qui a aimé beaucoup de femmes ne connaît pas l’amour – il n’a aimé et cherché que lui-même : je n’ai rien à dire à celui-ci, il ne comprend pas ce que je dis, il hausse les épaules. D’autres pensent à des hanches et de belles épaules – ceux-là n’en savent pas plus sur l’amour. Et figure-toi, mon cher ami, mais ne fais pas cette mine consternée – figure-toi, je te le chuchote à l’oreille – personne n’entend ? - C’est terrible, mais moi, je suis persuadé que les Grecs ne connaissaient pas non plus l’amour – ni Oscar Wilde ton écrivain préféré – ni Heine, ni ce pauvre Petőfi – n’est-ce pas étrange ? – aucun de ces poètes qui chantaient le sang et les belles poitrines.

L’amour est celui d’une seule femme, mon ami, et non pas celui de La Femme, tu peux bien mettre un F majuscule aussi grand qu’une maison, toi qui es amateur de symboles.

Attends, je vais t’expliquer. Un jour, dans une revue anglaise, j’ai vu un photomontage intéressant. On avait superposé sur une plaque unique les photographies de dix ou douze célèbres comédiennes – une tête floue apparaissait sur la plaque montrant tout ce qui était commun et caractéristique dans les douze visages, ne peignant du reste qu’une tache indiscernable. Cette plaque a fourni le portrait archétypique de « la » comédienne – un visage abstrait sur lequel par exemple : que signifient des sourcils fortement marqués ? Ils signifient qu’on ne peut imaginer l’idéal absolu de ce type de femme autrement qu’avec des sourcils prononcés.

Dans ton esprit, mon ami qui as aimé beaucoup de femmes, quand tu prononces « femme » ou « amour », l’image d’une trentaine ou d’une quarantaine de femmes nues fusionnent en une. Et dans cette image, tout ce qui dans les femmes est à peu près semblable – des hanches, des seins, des épaules, des cuisses – se dessine pour toi avec netteté – mais ce qui est insaisissable et qui ne peut pas fusionner, le visage, se disloque en une tache commune et disparaît ; devant toi apparaît une femme sans tête, avoue-le, n’aie pas honte – car la femme à compter du cou et vers le bas t’était suffisante, la femme sans tête est ton idéal – le tien et celui de tout poète hédoniste. Mais celui qui a aimé une seule femme, le véritable amoureux – pendant qu’il parle d’amour, il projette sur son écran la même image trente ou quarante fois – et sur cette image il voit, avec une brillante netteté, un visage, un visage de femme, le visage de l’amour ; il voit sur ce visage le puits profond des yeux dans lequel il se laisse descendre pour connaître le secret. Goethe a connu ce visage et Lenau aussi – ou parmi les anciens Dante, Newton et quelques épopées nordiques inconnues – ou parmi les plus modernes Maeterlinck peut-être, ou Jacobsen, Rainer Maria Rilke, Dostoïevski, Shakespeare, Molière, Fielding. Quant à D’Annunzio, Oscar Wilde, Anatole France, ceux-ci n’ont jamais vu ce visage : si tu veux savoir ce qu’est l’amour, ce n’est pas à eux que tu dois le demander.

 

II

 

Dans le fatras des notions embrouillées dégageons une abstraction stricte et convenons ceci : ce qu’on appelle l’amour, ce n’est ni le désir, ni le plaisir – cela n’a rien à voir avec l’érotisme et les sens. Ce qu’il arrache au corps, ce n’est que la beauté – pas la beauté aguichante du corps, mais quelque chose d’inconnu et d’insaisissable : l’expression dont l’unique domaine et possibilité est le visage humain. Convenons que je ne peux être amoureux que d’un visage. Les jambes, les mains et les seins (qui a mélangé ces éléments lointains à la sensation nettement délimitée de l’amour ?), leur jouissance se rapporte à l’amour comme un filet de veau bien préparé à une belle pensée intelligente, or l’unique lien qui a pu conduire à cette association est que pour déjeuner j’ai mangé le filet qui a généré le sang qui a arrosé mon cerveau pendant que j’y ai pensé.

 

III

 

Ceux qui sont d’une opinion différente, ceux qui peuvent aussi aimer à travers des jambes et des mains, alignent des arguments apparemment décisifs. Mais en réalité ces arguments sont superficiels et ils n’ont pas été pensés jusqu’au bout. Ils déduisent l’amour de leur existence animale, naturelle, affirmant qu’un corps parfait est celui qui appelle à l’amour : des organes propres et bien développés et partout bien formés d’un corps humain. On dit qu’un visage beau est fait pour l’amour si toutes ses surfaces sont également arrondies comme la tête et les pattes d’un petit cochon façonné dans une baudruche une fois gonflée – c’est ainsi que le sang vigoureux remplit les formes animales du visage humain – et ce qui n’est pas sain ne peut pas être beau : dès que l’air ou le sang manquent, le nez du petit cochon flétrit, les traits du visage humain racornissent. Pour être beau il faut être animal, il faut être vigoureux, bien développé – pour être beau, il faut être prometteur d’une descendance saine, pour nous assurer d’une reproduction de notre espèce parmi les espèces et de sa perpétuation à travers les âges. C’est ainsi que Schopenhauer a défini l’amour et à peu de chose près Stendhal aussi. Autrement dit, l’homme de race pure est beau et il génère l’amour ainsi que tout ce qui rappelle la bonne santé et la pérennité de l’espèce.

Or, observons la vie en nous appuyant sur cette théorie, regardons l’art, laboratoire expérimental de la vie. Est-il vrai que l’amour n’est autre qu’une nostalgie flairant vers l’espèce ?

Lorsque la première fois j’ai cru que j’aimais, je me suis dit : oui, ses yeux sont beaux et sa bouche est belle et son front est beau : mais ce qui me fait trembler de peur, ce qui me méduse et qui fait que j’ai envie de sangloter ou de chanter fort – ce ne sont ni les yeux, ni la bouche, ni le front, mais cela se cache quelque part entre les trois, se faufile dans la commissure des lèvres, parfois cela fait un saut entre les yeux, se tortille et s’arrête. Qu’est-ce ? C’est quelque chose d’incompréhensible et, par-dessus tout, quelque chose d’inconnu. Je n’ai jamais vu ce trait. Je lui ai rendu visite un après-midi et j’ai fait la connaissance de sa mère. Je me suis entretenu deux minutes avec elle puis le monde s’est mis à tourner avec moi. Comme si on m’avait versé un seau d’eau glaciale sur la tête. Ce trait mystérieux n’appartenait pas à la fille : sa copie était là, sur le visage mûr et charnu de la mère – ce n’était nullement une allusion mystérieuse à une âme inconnue et étrange : c’était simplement un trait de famille, faisant allusion à l’inconnu et au merveilleux sur le visage individuel de la jeune fille seule, cette chose qui n’était pas le moins du monde individuelle. C’était un cachet, à l’instar du cachet qui sert à tamponner les tableaux des artistes au Salon des Espèces : « apte à être exposé » - et moi, j’ai pris ce cachet étriqué pour la plus belle touche de l’œuvre, j’ai cru qu’elle avait été appliquée sur la palette des couleurs par l’inspiration artistique. J’en ai eu honte. Je suis parti en sachant que je n’aimais pas cette fille.

 

IV

 

Celle que j’aime : son visage ne ressemble à personne, elle ne l’a reçu de personne, elle n’a eu ni père ni mère – ce visage s’est formé tel qu’il est de l’intérieur. Je ne l’ai pas cherché pour moi, ce visage – (sélection amoureuse, liens par le sang, « Amour ») – et ce n’est pas moi qui l’ai formé à mon amour – (cristallisation) – mais j’ai été saisi par ce visage – il m’avait fait signe depuis l’inconnu : arrête-toi, passant titubant aveuglément et regarde par ici – vois-tu ce sentier ? C’est l’unique. Emprunte-le si tu peux. Vers où conduit-il, aucune science sociale, aucune histoire de l’évolution ne peut le dire. Mais une chose est certaine : il fait sortir d’ici, il mène vers d’autres contrées lointaines où les eaux sont plus agitées et plus sereines et où l’homme est attendu par quelque chose : peut-être le but de la vie que nous cherchions. Les bras, les jambes et les organes : ils ont tous leurs fonctions, je le sais – mais à quoi sert l’homme tout entier ? Emprunte ce sentier si tu l’oses, et tu trouveras peut-être une réponse. Pars et ne t’étonne pas si le chemin dévie de l’Espace et s’il débouche dans le Temps – il conduit peut-être dans les temps lointains, très lointains, dans un avenir très très lointain où il n’y a plus d’espèce, il n’y a que l’individu – où il ne faut plus accoucher et naître, mourir et céder sa place à plus beau et à meilleur – car rien ne peut être plus beau ni meilleur.

De cent femmes j’aurais aimé un enfant – mais celle que j’ai vraiment aimée, je n’aurais pas pu imaginer copie de son visage. Ses yeux à elle ne sont pas organes de vision, cherchant à manger, à boire et à se reproduire – ses yeux sont les Yeux qui ne servent qu’à se faire aimer. Son nez n’est pas l’organe de l’odorat cherchant à boire, à manger et à trouver un père pour son enfant – il sert seulement à la faire belle pour se faire aimer. Et sa bouche ne sert pas à boire et à manger et à babiller au bébé qu’elle berce – sa bouche n’est pas une bouche, sa bouche est le baiser.

 

V

 

L’âme est un petit homme qui court dans un corps humain – il a la taille de mon pouce. Il peut se trouver dans l’estomac, parfois il monte dans la tête, il avance, il s’installe dans les yeux ou il recule et s’allonge sur le coussin mou du cerveau.  Quelquefois il reste coincé dans la gorge et c’est de là qu’il parle – et quelquefois il court jusqu’aux mains. Il ne parle pas bien le langage des hommes, il se tortille en bégayant et il secoue nerveusement sa prison inconfortable. Mais là où il s’est niché, qu’il soit pierre ou homme, cet objet doit bouger.

Le dormeur balbutie quelque chose dans son sommeil, et il ne comprend pas lui-même ce qu’il dit. Mais au-delà, au-delà du rêve de la vie, les âmes sont là, alignées à son chevet, elles entendent et comprennent son discours. Et quand, bégayant, il se met à parler, elles acquiescent et s’avertissent de gestes sérieux, faites attention, l’âme endormie a parlé, son sommeil s’est troublé, son rêve est agité et bientôt il se réveillera.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La ballade des hommes muets" et diffusée en mars 2008 à la Radio Suisse Romande