Frigyes Karinthy : "Les assassins"
rÊve
Animal stupide –
pensa Robert, fâché, sifflant entre ses dents. Il haussa les
épaules, tapa du pied et descendit hâtivement l’escalier.
Âne,
ajouta-t-il encore, une fois dans la rue, avant de tourner mécaniquement
dans Unter den Linden, dans la direction du Zoo.
L’âne
visé par ses pensées n’était autre que Monsieur König qui l’avait appelé à deux
heures passées quand il était déjà sur le point de
quitter le bureau, et qui – fichtre ! – avait
proféré à son égard des mots stupides et blessants,
patati patata, il l’avertissait très sérieusement de ne pas
prendre ce bureau à
Crétin
de fayot ! Il avait même rappelé l’avance qu’il
avait reçue. Évidemment, le but de ce petit jeu est clair comme
de l’eau de roche. Il aimerait caser Emil Döller
à son poste, son neveu, ça tomberait trop bien si Steinitz…
Et
puis, le diable l’emporte ! Une fois de plus va-t-il
s’abaisser à laisser envahir ses pensées par ces gens
indignes ? Un tas de médiocrités, d’ennui, de
méchante grisaille, tout juste bons à rendre sa vie amère,
à tuer dans son cœur les couleurs païennes du frais
enthousiasme… ces petits riens, ces nuées bariolées…
son doux et bon cœur d’enfant, son unique consolation dans cette
misère déserte… Son imagination, ce royaume où il
peut frétiller à sa guise comme un poisson rouge…
Oui,
qu’ils aillent au diable ! Dès qu’il ne pense plus
à eux, ils n’existent pas. Il aimerait ne plus jamais les voir
– aujourd’hui il n’y retournera plus –
l’inspection ? – qu’ils crèvent. Il n’est
pas assez fou pour y remonter. De toute façon il a sommeil… quatre
heures c’est peu, mais il n’a même pas dormi autant cette
nuit. Et cette belle journée ensoleillée… Ce merveilleux
doux après-midi de printemps !
C’est-à-dire…
hum. Il voulait demander une avance, il faudrait quand même
dégager sa montre qu’il a mise au clou… Et ce ne serait pas
mal de passer la soirée au Luna-Park… En revanche, la caisse est
fermée l’après-midi. Au diable, il essaiera avec son
étui à cigarettes… il arrivera peut-être à le
caser dans une bijouterie…
C’est
donc réglé, plus la peine de s’en occuper –
allons-y ! De quoi s’agissait-il ?
Et
Robert s’arrêta sous les arcades de la Porte de Brandebourg et, les
paupières clignées, regarda, fixement devant lui.
- Où
j’en étais déjà ?… Ah oui, je sais…
L’empereur…
Il
fit quelques pas rapides puis s’arrêta, s’assombrit, leva
néanmoins discrètement le bras droit, le visage attentif et
solennel.
- Oui,
Majesté, c’est tout ce que j’avais à dire, dit-il
assez fort au point qu’un gros commerçant s’arrêta,
contrarié, croyant qu’on l’avait interpellé. Puis il
toussota, gêné, et s’éloigna.
Robert
avait commencé la chose le matin en allant au bureau ; il en
était à :
- Oui,
Majesté, c’est tout ce que j’avais à dire…
Quand il arriva à l’entrée de son administration, et alors
il décida, comme d’habitude, de continuer la chose après
les heures de bureau, quand il serait ressorti dans la rue.
Robert
faisait cela régulièrement depuis de longues années. Ces
histoires constituaient l’unique véritable contenu de sa vie,
mieux que le bureau et la chambre au mois. C’était des histoires
très longues, compliquées mais souples dans leur structure,
élaborées avec précision jusque dans les
détails ; lui, Robert, se trouvait toujours au centre dans les
rôles les plus variés et des circonstances souvent ahurissantes.
Dans ces histoires, Robert était capitaine au long cours, diplomate et
virtuose de piano, champion du monde ou encore génie
révélé de la stratégie militaire ; pourtant
chacun de ces personnages était bien lui-même, Robert, avec ses
traits et sa voix et son caractère, portant ses propres vêtements.
Dans ses inventions Robert n’était nullement sans scrupule –
il n’avait pas bâti ses histoires en l’air. Chacune
d’elle s’enracinait dans la réalité, dans une
situation effective de la vie de Robert. Et chacune des histoires avait pour
point de départ une courte introduction faisant apparaître un
hasard inattendu merveilleux – ce hasard survenait curieusement toujours
à Robert assis à son bureau sans penser à rien ou marchant
innocemment dans
Ce
matin c’est à un endroit très intéressant
qu’il avait dû s’interrompre et c’est pour cette raison
que les paroles de König et le fait qu’il
avait dû y joindre ses réflexions l’avaient tellement mis en
colère. Mais maintenant le calme était rétabli, et le
visage de Robert afficha le masque qui convenait à ce rôle. Il
était encore passablement au début de son histoire – il
l’avait commencée la veille au soir, en faisant les cent pas sur le Kurfürstendamm. C’est un reportage qu’il
avait lu à midi dans un journal qui l’avait inspiré –
il s’agissait des idées démocratiques de l’empereur,
de sa simplicité bien connue. Dernièrement la nouvelle
qu’il était monté ici dans un tram, qu’il
s’était acheté un ticket pour se rendre à la gare
avait rempli la presse mondiale.
On
ne pouvait pas imaginer meilleur point de départ – le hasard
nécessaire était servi sur un plateau. Le début de
l’histoire, jusqu’à :
- Oui,
Majesté, c’est tout ce que je voulais dire… –
consistait brièvement et simplement en ce que lui, Robert, se promenait
un jour ici, à l’orée du bois de la ville. Tout à
coup apparaît l’empereur dans une simple tenue de chasse. Lui, il
lui fait un salut bref et fier. L’empereur se retourne un instant. On
voit dans ses yeux qu’il a une idée bizarre. Il l’interpelle
comme ci et comme ça. (Hier c’était complètement
détaillé.) Ensuite il lui dit ces choses en question. Il lui
parle des peuples et des masses, sur ce qu’ils ressentent et à
quoi ils aspirent. Leur conversation sera des plus simples et sans
façons pendant qu’ils se promèneront entre les arbres
– et imperceptiblement, à un rythme de plus en plus soutenu, les
paroles de Robert s’élèvent, enflent jusqu’à
ce point d’emphase dans laquelle flambent tous les désirs et tous
les espoirs de l’âme impétueuse d’un peuple. À
la fin l’empereur lui serre la main à lui, Robert, et il lui dit
doucement, empli d’émotion : jeune homme, ne croyez pas que
parce que je suis empereur, je n’aurais pas compris le flamboiement de
votre âme. Je ne suis qu’un simple empereur, mais je sais quand
même faire la différence, je sais ce qu’est le génie
et croyez-moi, je commence à voir le monde d’un œil nouveau.
Vous m’avez appris un tas de choses auxquelles je n’avais jamais
songé… Merci…
-
Oui, Majesté, c’est tout ce que je voulais dire…
Électrisé
et fatigué, Robert s’assit dans le parc sur un banc, face à
la fontaine, et ses yeux se fermèrent lentement. Une brise
parfumée zigzaguait entre les arbres et la tête de Robert
approuvait la marche du monde pendant que ses hanches glissaient de plus en
plus bas sur le dossier du banc.
Au
début il crut que c’était un gardien ou un jardinier qui
l’appelait, il ne réagit pas. Mais comme la voix devenait de plus
en plus pressante, il finit par y prêter attention. Le grand soldat
moustachu se tenait là, à trois pas, au milieu de
- Voici
l’attestation de l’assurance-crédit qui ira chez sa
Majesté, dit-il à Robert, elle vous signera l’affaire et
vous toucherez l’argent au bureau des douanes.
Robert
sourit poliment, mais il se sentit gêné. Il ne comprit pas
s’il devait personnellement apparaître devant l’empereur ou
si c’est le document qui allait lui être présenté. Il
est certain qu’il aurait un besoin urgent de l’argent. Il regarda
autour de lui, déconcerté, dans ce grand local officiel et il se réjouit
d’y découvrir Kranz, le comédien.
- Dites-moi,
s’il vous plaît, est-ce que c’est à moi en personne de
présenter ceci à l’empereur ? – demanda-t-il
l’air détaché.
- Bien
sûr, répondit Kranz – et Robert
découvrit que le comédien avait une longue barbe blanche. Oui,
bien sûr, il doit certainement jouer ce soir, pensa-t-il. – Il
se trouve en effet que je joue, mais surtout je n’aime pas être
pris pour un gamin. – Ah, elle est bien bonne, dit Robert
allègrement, et il se réjouit en secret d’être capable
de gaîté et de rire de bon cœur, à peine quelques
minutes avant un événement si capital, pouvoir serrer
personnellement la main de l’empereur.
Mais
il restait d’abord quelques formalités, il dut traverser plusieurs
salons où l’on rabotait et ponçait quelque chose, une
espèce de chose grise, abjecte, qui sentait mauvais. Robert poussa un
profond soupir, il trouvait tout ceci naturel et conforme, il ne médita
qu’une minute sur la nécessité de passer d’abord le
baccalauréat de physique, avant d’être introduit. Le
baccalauréat était assuré, en revanche un
général de grande taille lui expliqua longuement, de façon
détaillée, qu’étant donné que mardi il y
aurait répétition, leurs savons seraient
réquisitionnés. C’est à ce moment que Robert
compris : le général portait un petit tablier blanc
bordé de dentelles et un petit chapeau rouge de femme sur la tête.
Enfin
il fut autorisé à entrer dans la salle du trône
après que, devant une grande grille, on lui eut collé un
numéro sur le sac qu’il portait à la main et qui contenait
les chemises.
L’empereur
chaussa ses lunettes et lui demanda en toussotant ce qu’il voulait.
- Je
souhaiterais vendre cet étui à cigarettes… Pour aller au
Luna-Park ce soir… - avoua-t-il en rougissant.
L’empereur
étudia longuement, minutieusement l’étui, il
l’approcha de ses yeux.
- La
manette est en panne, il y a probablement du beurre dedans, dit-il, et de toute
façon le diamant n’est pas en or. En outre König
se plaint de vous…
Robert
avait le cœur qui palpitait douloureusement et il se mit à parler
d’un trait.
- Pardonnez-moi,
Majesté, je l’ai acheté chez Fischer. Évidemment je
n’ignore pas que König m’a pris en
grippe, c’est à cause d’Emil Döller…
L’empereur
fit un geste de dédain.
- Allons,
voyons…
Robert
réfléchit un instant.
- Votre
Majesté ne connaît pas Kranz ?
- Qui
est ce Kranz ?
- Du
Théâtre Club…
- Ah
oui, je vois. Bon, je veux bien, je vous accorde vingt marks.
C’était
une bonne idée d’évoquer Kranz !
– se dit Robert avec satisfaction. Puis il pensa qu’il avait
même de quoi aller au cinéma et dégager les cols.
- Dans
ce cas… Si votre Majesté veut bien…
L’empereur
se leva.
- N’ayez
nulle crainte. Je m’occuperai de ce Döller,
j’écrirai sur-le-champ à monsieur le directeur…
- Oui,
Majesté – mais connaissez-vous seulement l’adresse ? Friedrichstrasse 23… Et précisez bien
qu’il n’a pas le baccalauréat…
- Bon,
entendu… Autre chose ?
- C’est
tout ce que je voulais vous dire, Majesté…
Bien
fait pour cette charogne, se réjouit-il méchamment. Il inclina
profondément la tête, il la cogna au banc. Il cligna des yeux et
regarda autour de lui avec colère. Le soleil de
l’après-midi se fondait doucement au-dessus du zoo.
De
mauvais poil, il se frotta les yeux, il bâilla et se leva. Cet
après-midi-là il fut de méchante humeur.