Frigyes Karinthy : "Les assassins"
des milliers
d’annÉes[1]
I
Des notes du Pr. H.J.
L’ouvrage
comportera trois volumes. Titre : La naissance de
II
Des notes de Madame H.J., le 1er
mai.
Herbert
travaille toute la journée, et moi, je m’ennuie mortellement. Je
me suis bien mis dans la tête qu’aussi longtemps que le petit ne
sera pas venu au monde, je ne pourrai aller nulle part, mais de toute
façon je n’en ai aucune envie. Ça me fait du bien de me
délasser toute la journée sur le canapé, de ne rien faire,
de rêver, de m’imaginer comment il va être. J’ai
décidé de noter tous les détails de
l’expérience ou toutes mes pensées de cette période
– et quand le petit sera venu au monde, je continuerai ce journal :
comment il était, ce qu’il disait, comment il se
développait. J’ai toujours regretté que personne
n’ait noté ce que toute petite, j’ai dit et j’ai fait.
Je veux pouvoir lui offrir ce journal quand il sera grand. Aujourd’hui
j’ai feuilleté les livres d’Herbert, j’ai
regardé les images concernant mon état. Brrr ! Des images
bien vilaines – quand je pense que mon chéri, à qui je suis
en train de tricoter des brassières et des petits bonnets comme pour un
petit bonhomme… n’est en ce moment qu’une sorte de
têtard monstrueux, comme sur cette image… C’est vraiment
comique, je n’arriverai jamais à m’y faire.
III
Des notes du Pr. H.J.
L’ère
secondaire. Reptiles et poissons gigantesques. Des dimensions vertigineuses se
développent sous les tropiques. Ichtyosaures, fougères. Des
dragons sillonnent le ciel violet. Lutte pour la vie dans la jungle. Le
principe des cinq doigts. L’ancêtre du kangourou. Gibbon.
Évolution latérale vers les mammifères à bec.
Strates du sol comme calendrier. Dix mille ans – l’erreur de
Hartmann[2].
Rémy de Gourmont[3].
Le "missing link".
Les premiers outils. Il est possible de supposer qu’un jour
l’évolution corporelle s’est arrêtée et que le
centre nerveux s’est maladivement altéré. Le point
critique. L’espèce va-t-elle disparaître ou arrivera-t-elle
à vaincre cette maladie et tirer avantage de cette
dégénérescence qu’elle avait
préservée ? Quelques milliers d’années
suffiront pour y répondre. Un jour il est devenu évident que la
crise était passée. L’homme préhistorique
était né.
IV
Des notes de Madame H.J., le 3 août.
C’est
seulement maintenant que j’arrive à retrouver mon journal et tenir
ma promesse. J’aimerais tout noter de ce que fait Dódi,
c’est si amusant ! Dódi va
bientôt avoir un mois – il n’y a peut-être en lui rien
de spécial, mais moi, c’est mon premier enfant et tout me fait
l’effet d’un miracle. Comme quand, dès le premier jour il a
levé sa tête et d’un geste exigeant et ferme, sans
ambiguïté, il a réclamé la nourriture qu’il ne
pouvait pas connaître, dont il n’avait pas la moindre notion (avant
leur naissance ils ne se nourrissent pas par la bouche, que je sache)… On
a beau me dire que c’est l’instinct… Ce n’est
qu’un mot – et moi je pose la question :
d’où ? D’où pouvait-il savoir, là-bas
dans le noir et le silence qu’ici dehors, où il y a de la
lumière et du bruit, quelque chose l’attend qu’il doit
réclamer – d’où peut-il se souvenir du monde
qu’il voit pour la première fois ? Et d’où se le
rappelle-t-il, pourquoi pense-t-il que dans ce monde il faut exiger la vie
violemment et avec obstination, en pleurant et en gesticulant…
D’où vient ce pessimisme, cette vision sombre, cette supposition
d’intentions malveillantes ou indifférentes qui sont sans
fondement, contre lesquelles…
V
Des notes du Pr. H.J.
…il
s’ensuit pour notre héros, l’Animal humain archaïque,
une ère de luttes terrifiantes. L’hostile Pan tâche de
l’effaroucher sous mille formes : vivant et non vivant
s’acharnent contre lui. Son corps chétif, glabre, est battu par
des tempêtes, desséché par des vents brûlants. Du
creux des rochers, entre les arbres de la forêt, des monstres
grinçants le guettent pour le dévorer ; pas de fuite
possible. Il reste debout, le regard sauvage et hagard, les yeux
exorbités, au bord de la mer, regardant bêtement vers le lointain,
sans comprendre. Il arrache un fruit de l’arbre et comprend qu’il
doit faire attention parce qu’entre les branches siffle un serpent
à écailles… Il n’a aucune arme : ses bras sont
maigres, ses griffes sont faibles… Il ne peut se fier qu’à
ses dents qu’il fait claquer de manière menaçante chaque
fois que ses jambes n’arrivent pas à courir assez vite… Cela
prend plusieurs milliers d’années pour qu’il ose quitter la
proximité des lacs et s’introduire dans les montagnes. C’est
la faim qui le pousse, la faim lui donne le courage. Alors il tombe sur un
nouvel ennemi.
VI
Des notes de Madame H.J., le 11
novembre.
C’est
un grand jour pour Dódi : ce matin il
s’est mis tout seul debout pour la première fois et s’est
mis à faire des petits pas, sans qu’on l’aide.
Jusqu’à la cuisine c’est au moins dix pas – il est
allé directement dans la cuisine, mon petit bêta
chéri !… Il a dû voir quelque chose sur la table…
VII
Des notes du Pr. H.J.
…Les
mille années suivantes ont salué notre héros sous des
auspices fort ingrats. Une comète vagabonde bouleversera le cours normal
des planètes… Un cataclysme éclatera dans l’univers,
une maladie éruptive entachera le Soleil, son corps de feu se couvrira
d’énormes plaques… La science appelle cette période l’ère
glaciaire, tandis que la tradition évoque l’image vague d’un
déluge. Une cascade de glaciers inonde les vallées, des strates
glissent de leur place, des îles se noient dans l’océan et
des chaînes de montagnes surgissent dans des pays plats. De gigantesques
masses de glace se détachent des régions polaires, elles se mettent
en route, se brisent avec fracas avant d’engloutir des continents
entiers. Des millions de cadavres animaux flottent dans des écumes
souillées : la boule rouge sang de la Lune illumine ce
dépérissement de son feu follet. Et dans cette colère
grise de la glace et de l’eau, l’Espèce se débat,
impuissante, l’Espèce qui a vocation de résister à
toutes les catastrophes et de prendre glorieusement le dessus. Pour un temps
nous en perdons la trace…
VIII
Des notes de Madame H.J., le 6
décembre.
Voici
la dernière : Dódi ne veut pas se
baigner. Il refuse l’eau, pourtant il est en bonne santé,
jusqu’à maintenant c’est lui qui réclamait
d’aller patauger dans l’eau tous les soirs, en poussant des cris de
joie pendant qu’on le déshabillait. Aujourd’hui, quand je l’emmène
dans la salle de bains, je lui retire ses habits, tout à coup il
aperçoit l’eau – il regarde devant lui, il ouvre la bouche
comme se rappelant quelque chose : et il se met odieusement à
hurler, il s’accroche à moi, non, non et non, il hurle comme un
écorché. Pendant quelques jours je le laverai avec une
éponge, le temps que ce caprice lui passe…
IX
Des notes du Pr. H.J.
…Quand
il surgit de nouveau au milieu du millénaire suivant, nous le trouvons
passablement changé. Son visage s’est allongé, le cerveau
penche en avant. Dans la région des lacs peu profonds, il ramasse des
pilotis et se construit un nid au-dessus de l’eau. Les castors
envahissants déterrent quelquefois les pilotis – il saisit un
gourdin pour les chasser. Un jour brûlant d’été, un
des pilotis putréfiés traînant sur la berge prend feu,
vraisemblablement de lui-même… Il tend voracement la main vers la
fleur jaune qui pousse brusquement du bois, il la croit comestible… avant
de fuir en hurlant, il secoue sa main… il y reviendra par la suite,
subjugué par la flamme. Il y repensera en hiver… il frottera des
cailloux, une étincelle tombera sur de l’amadou…
X
Des notes de Madame H.J., le 20
décembre.
Cela,
je dois le noter, parce que c’est l’opposé de ce que
j’ai toujours entendu. On m’avait toujours dit qu’un petit
enfant cherche à toucher le feu jusqu’au jour où il se
brûle, et il n’en a pas peur avant de le connaître.
Apparemment c’est faux : Dódi
cherchait en effet à toucher la flamme de la bougie si je la tenais
devant lui, mais il ne pouvait pas être question qu’il se
brûle, nous faisions toujours très attention, par
conséquent rien de mal n’est arrivé. Pourtant j’ai
observé hier qu’il a eu un brusque mouvement de recul de la
tête quand les flammes ont surgi dans la cheminée… Il
s’est même éloigné en rampant… Bref, s’il
refuse de porter la main vers le feu, ce n’est pas parce qu’il
s’est brûlé, mais simplement il a grandi, il a gagné
en intelligence…
XI
Des notes du Pr. H.J.
…Et
ce n’est que maintenant, depuis la découverte du feu, qu’il
peut être question de vie sociale, de timides cadres d’une
tribu… Les objets qu’il utilise pour sa protection et les outils
qui lui permettent lesdits objets, sont de nouvelles sources de
problèmes… il convient désormais de protéger les
outils aussi, tout comme auparavant il protégeait ses mains et ses
pieds. La possession et la propriété imposent de nouvelles
tâches au propriétaire. Là-bas, de l’autre
côté du lac, vivent des animaux humains d’une autre
couleur… il est peut-être arrivé une fois qu’ils sont
passés par ici et qu’ils ont emporté des épieux
laborieusement sculptés… Ils les ont emportés et maintenant
ils sont en train de faire ripaille de l’aurochs qu’ils ont
chassé à l’aide d’un épieu volé…
Il va falloir en sculpter de nouveaux, aussi contre eux… À moins
qu’on ne leur vole les leurs… N’est en sécurité
que ce que nous avons traîné dans la resserre de la case et que
nous avons bien dissimulé… Et la lutte de tribus à tribus
est lancée – la lutte pour le pouvoir et pour la
primauté… Le plus fort sera élu chef de tribu et les autres
lui obéiront… Par la suite c’est lui qui les conduira au
combat, la gloire et le butin seront pour lui…
XII
Des notes de Madame H.J., le 2
janvier.
Dódi parle… il
commence à nommer chaque objet… il réclame tout ce qu’il
voit… il parle aussi de lui-même, bien sûr à la
troisième personne… Dódi
veut… dit-il… c’est à Dódi.
Tout est à Dódi, le chien est à Dódi, le nounours et le piano aussi… et la
fenêtre et la porte… et maman et papa… Tout ce qu’il
atteint de la main… Le monde entier est à Dódi,
les maisons aussi, et le Soleil et la Lune… Mais Dódi,
il est à qui, Dódi ? Parce
qu’il parle de lui à la troisième personne et le premier
mot qu’il a prononcé était : c’est à
moi…
XIII
Des notes du Pr. H.J.
…Mais
où est-il, le premier homme, l’homme historique, l’homme du
futur ? Devons-nous le chercher en Asie ou au fond de
l’océan, sur ce continent enfoui qui reliait l’Hindoustan
à Madagascar ? Est-il le chef de guerre qui a conduit sa tribu hors
de la région des lacs et qui a battu les peuples de la région
voisine ? Est-ce le sentiment de sa victoire ou l’admiration et
l’asservissement de son entourage qui ont enclenché en lui ce que
la psychologie appelle la conscience, le sens, qui sait ? Ce qui
paraît vraisemblable c’est que les premières données
historiques notées en Asie concordent à peu près avec
l’époque d’où en Europe nous viennent les premiers
traits, dessins primitifs d’animaux des habitants des grottes…
XIV
Des notes de Madame H.J., le 6
avril.
Dódi a deux ans et demi aujourd’hui, je
lui ai expliqué la chose ce matin, mais ça n’avait pas
l’air de l’intéresser…
Dans
la matinée il était extrêmement mignon, un petit
garçon de trois ans du voisinage est venu le voir, il lui a
montré ses jouets. Le petit garçon voulait lui prendre ses cubes,
Dódi les a repris… Le petit
garçon s’est mis à pleurer…
J’ai
dû faire un saut dans la cuisine, le temps que je revienne, l’autre
petit garçon était assis au milieu de la pièce et les yeux
brillants, il faisait une construction avec les cubes. Dódi
était debout près de la table et, la figure très
sérieuse, le regard concentré, il observait l’enfant qui
jouait.
- Est-ce
Dódi, lui ai-je crié, est-ce Dódi qui a donné les cubes ?
- C’est
moi…, a dit Dódi le regard glorieux.
Pour la première fois il a prononcé le mot "moi" en
parlant de lui-même.