Frigyes Karinthy : "Les assassins"
Je
dois répéter ce que j’ai écrit à
l’occasion de ma découverte relatée sous le titre "Le
visage de l’âme" : je ne suis membre d’aucune
société savante, je ne suis même pas un savant au sens que
donnent à ce terme les universités, à leurs yeux en effet
n’est pas savant quelqu’un qui peut être gêné
par la terminologie. Je n’ai et je n’ai jamais eu de
système : dans mes recherches j’ai toujours été
guidé par des instincts sourds et inconnus, et ce que j’ai pu
découvrir avec mes instruments à moi, cela a toujours
éclaté à mes yeux ébahis comme une source
jaillirait d’une souche, de façon inattendue, pour l’errant
de forêts inconnues. Mais j’ai désormais de bonnes raisons
de croire en moi et de négliger l’avis d’autrui :
tandis que les autres n’ont fait que chercher, sans doute bien et
correctement, moi, j’ai trouvé, bien que, d’après
eux, j’aie cherché incorrectement. Aussi je me sens maintenant
rassuré, quelques heures après ma seconde découverte, la
surprise amère et pénible m’a bien servi, celle que
j’ai ressentie il y a deux ans, après avoir jeté sur un
bout de papier écrit fiévreusement, à la va-vite,
pêle-mêle, jetée en proie à la presse ma
première découverte d’importance (selon laquelle un
œil illuminé de dos, derrière la rétine projette sur
un écran tenu devant l’œil, tout ce à quoi nous
pensons, que ce soit concret ou abstrait). J’attendais alors en tremblant
la longue et victorieuse série d’expériences et de tests
qui devaient suivre la surprenante découverte. Rien n’est venu.
J’ai reçu quelques lettres, quelques tapes hautaines et
prétentieuses sur l’épaule. Le monde savant était
préoccupé à l’époque par la transplantation
des tissus organiques, on disait que c’était un problème
réel et non un fantasme. Avec mes modestes moyens, dans mon minuscule
atelier, je n’avais pas la possibilité de poursuivre
l’expérimentation à plus grande échelle.
L’affaire s’est endormie. C’est très bien ainsi.
Maintenant
je vais donc noter en quelques mots ma récente découverte, dont
j’ignore moi-même l’importance. Désormais, sans
enthousiasme ni palpitations, sèchement. Ceux que ça
intéresse n’ont qu’à écouter, je vais
simplement relater des faits, j’ignore ce qu’ils prouvent.
Je
peux aussi résumer sommairement les prémisses. Je
m’occupais de cytologie, de chimie organique, simplement, en solitaire,
à l’aide de quelques instruments de ma fabrication, sans livres,
car depuis longtemps j’avais compris que les livres, aussi savants
soient-ils, ne font que troubler, désorienter, influencer,
décourager, le chercheur de mon espèce. Les stratèges ont écrit
des livres entiers pour prétendre qu’une armée n’a
aucune chance de traverser les Alpes et tout chef de guerre ayant lu ces livres
a renoncé à une telle entreprise. Napoléon, lui, n’a
rien lu, il a traversé les Alpes et n’a appris que plus tard que
la traversée des Alpes était impossible. Qu’aurait pu
m’apprendre Haeckel[1] ?
Que le secret de la vie est indéchiffrable, que les plus petites
unités en lesquelles nous pouvons la diviser sont les cellules,
au-delà il n’y a que la pénombre et la nuit
éternelle. Mais ma méthode à moi est celle de
Descartes : ne rien croire, se débarrasser de tout savoir (de toute
influence) quand nous voulons réfléchir, recommencer tout au
début, pour moi-même : "dubito,
ergo sum". Soit on sait, soit on
réfléchit, ce sont deux mouvements opposés de la raison
humaine, l’un des deux seulement permet de progresser. Clairaut[2],
encyclopédiste français a écrit une algèbre sans
aucune étude, à l’âge de seize ans, son livre est
l’une des œuvres les plus claires, les plus complètes dans le
genre.
Je
suis parti d’un phénomène général qui a
souvent préoccupé la science, mais celle-ci l’a toujours
évoqué comme un secret de la religion, de la sainte
trinité : il existe, mais cette existence est incompréhensible.
Qu’est-ce que c’est que nous appelons
l’hérédité ? Tout être vivant est une
grande société de
cellules. La cellule, elle, vit, s’ouvre, se partage, se divise en
cellules semblables à elle-même : c’est ce que nous
savons. La reproduction des êtres supérieurs, animaux et hommes,
se fait pour l’essentiel de la même manière que la
génération spontanée : quelques cellules de
l’individu mâle passent dans la femelle, elles s’y mettent
à se diviser, et finalement elles se rassemblent en une
société de cellules semblables aux parents qui démarrera
une vie autonome.
Les
fleurs engendreront des fleurs, les chiens des chiens, les hommes des hommes.
Il convient donc que l’élément final, la cellule, comporte
en elle toutes les propriétés distinctives de l’empire
cellulaire dont elle provient et en lequel elle deviendra. Ceci est reconnu par
la science, même si elle s’efforce, en disséquant la
cellule, de trouver l’élément final de la vie organique,
élément qui est nécessairement la matière
homogène de la nature fonctionnant sur la base d’un principe
unique. La chimie organique a autant besoin de l’hypothèse
d’une substance originelle homogène que la chimie
minérale : c’est l’unique façon d’imaginer
de l’intérieur l’unité du monde que nous observons de
l’extérieur.
Mais
allons plus loin. Il ne suffit pas que l’hérédité
des espèces, cette observation, défie tous nos efforts pour
affirmer l’homogénéité des cellules : dans le
cadre d’une espèce l’hérédité
individuelle rend cette théorie définitivement paradoxale. La
cellule humaine entrée dans la mère humaine devient non seulement
expressément humaine, mais qui plus est, elle deviendra
indéniablement l’homme, l’homme unique dont cette cellule
s’était détachée du corps. Que je ressemble trait
pour trait à mon père, à ma mère, ça irait
encore, mais je tiens aussi d’eux mes gestes, mon caractère, ma
voix. À l’âge de dix ans, mon père est tombé
d’une balançoire : il s’est ouvert le front, il a
gardé à cet endroit une profonde cicatrice – eh bien, au
même endroit, à la tempe, j’affiche moi aussi la même
cicatrice. Là il ne s’agit plus de génération
spontanée – cela ne peut tout de même pas être la
même cellule qui voilà cent mille ans était partie des eaux
de l’Euphrate ?
J’ai
senti que quelque chose clochait autour de la théorie en question.
C’est en lisant Bergson que j’ai trouvé la source de
l’erreur (il convient d’apprendre les sciences naturelles
auprès des philosophes et la philosophie dans les sciences naturelles)
au point où il parle des lois propres, spécifiques de la vie qui
ne peuvent pas être déduites, comme nous l’avons cru, des
lois de la mécanique. Il est évident, ai-je pensé, que
dans la recherche de la matière organique originelle les penseurs ont
été trompés par la ressemblance mécanique :
ils ont pris cette ressemblance pour une identité, pour une
adéquation, ils ont voulu décomposer de force la cellule,
composant organique final, en molécules inorganiques. Cette
décomposition a réussi jusqu’à un certain
point : ils ont obtenu du carbone et d’autres éléments,
mais il subsistait quelque chose, la racine organique, qui est l’esprit
de l’ensemble.
Si
l’on a trouvé la source de l’erreur, il est clair
qu’il y a eu erreur. En effet, la loi de la vie organique est tout autre
que celle de la vie minérale – le monde a été fait
non pas suivant un, mais suivant deux principes : il convient de renoncer
à la théorie confortable du monisme. Si le composant ultime de la
matière minérale est inorganique, celui de la matière
organique ne peut être qu’organique.
Reconnaissant
cela, il me restait néanmoins une question : est-ce que
l’observation selon laquelle une molécule de matière
inorganique est en tout point semblable au tout, est également vraie
pour les molécules organiques ? Parce que si oui, alors la plus
petite partie de la plus petite cellule d’un organisme vivant est aussi
vivante, en l’occurrence…
Mais
sur ce point j’ai interrompu ma réflexion, troublé par une
merveilleuse prémonition. Dans ce que je vais relater par la suite, il
n’y a plus aucune théorie, je vais vous dire ce que j’ai vu.
Les tenants et aboutissants sont si évidents que ce qui en
découle n’est plus une théorie, c’est une
explication.
À
cette époque je faisais des expériences autour de
problèmes d’optiques, toujours à l’aide des modestes
instruments de laboratoire à ma disposition. J’avais un bel
ultramicroscope de ma fabrication, un instrument splendide ;
derrière sa lentille de minuscules corpuscules dévoilent leur
présence par leur brillance ; ils resteraient invisibles même
sur la platine du microscope grossissant le plus perfectionné.
J’ai confectionné une préparation intéressante avec
mon propre sang – mon procédé serait trop long à
décrire (je ne l’affirme pas avec certitude, mais je crois
qu’avant moi jamais personne n’a tenté la même
expérience) – toujours est-il que l’ultramicroscope a
résolu la préparation de façon à diviser
l’unique cellule sanguine en trois cents unités distinctes,
j’ai obtenu sur ma plaque penchée trois cents points brillants
à l’endroit où un microscope ordinaire n’aurait
dévoilé qu’une unique cellule sanguine.
Dès
ce moment je soupçonnais que ces trois cents points brillants
étaient ce que je cherchais : trois cents molécules
organiques. J’étais torturé par la soif de la
curiosité de savoir à quoi elles ressemblaient vraiment. (Il faut
savoir que l’ultramicroscope ne révèle ni les dimensions ni
la forme des plus petites particules qu’il décèle,
c’est seulement leur présence qui est révélée
par une brillance sans forme.)
Bien,
tâchons de conclure brièvement. J’ai mené mes
expériences durant cinq mois, j’ai approché mon but pas
à pas. Enfin hier j’ai réussi ce que je n’osais plus
espérer, comment et de quelle façon ? Je vous le dirai un
autre jour, dans un autre cadre. Ici, contentons-nous de ceci : j’ai
réussi à confectionner un appareil, ou plus
précisément réussi un réglage d’un
instrument, capable de projeter sous la lentille du microscope ordinaire la
brillante chose infime de l’ultramicroscope sous sa forme réelle.
Lorsqu’à
la lumière du gaz oxhydrique plus aveuglante que le soleil mon
réglage a réussi pour la première fois, une
préparation de quartz cristallin se trouvait justement dans
l’appareil. D’innombrables petits cristaux ont apparu sur la plaque
ronde de l’objectif, ils avaient la même forme que le morceau de
quartz qui m’avait servi à préparer la plaque transparente.
Mais cela ne m’intéressait pas. J’ai regardé ma
montre, il était cinq heures et quart. Je sentais mon cœur qui
commençait à battre plus rapidement. J’ai piqué mon
doigt, j’ai étalé une goutte de sang frais sur une plaque
et je l’ai poussée sous le tube.
J’ai
revissé le tube, de nouveau j’ai allumé le gaz oxhydrique
et je me suis penché au-dessus de la lentille. Un cri m’a
échappé – rien à faire, je ne peux pas garder mon calme
pendant que je le décris, ma main tremble, parce que ce que j’ai
vu est si fantastique, cela légitime cent fois, à la perfection,
mon pressentiment, au point qu’au premier instant j’ai cru que
c’était une vision.
Des
centaines et des centaines de petites lumières couraient en tous sens
sur la plaque, cent et cent petits bonshommes, cent et cent hommes nus
parfaitement identiques des pieds à la tête, ils
m’étaient tous semblables jusqu’au dernier trait, les yeux
plissés, le visage sérieux, en train de me pencher au-dessus de
la lentille.
Ils
ont couru encore un moment, puis petit à petit ils se sont
arrêtés les uns après les autres, ils se sont figés,
et dans le même geste la goutte de sang a aussi caillé sur la
plaque de verre. Ma main a glissé du robinet : le gaz oxhydrique
s’est éteint et moi je me suis frotté les yeux.
Voilà
ce que j’ai vu, ce que je sais – depuis je suis tourmenté et
troublé, incapable de réfléchir. Mon hypothèse
s’est donc avérée juste – mais à ce point, qui
l’aurait rêvé ? Et qui saurait en tirer soudain toutes
les conséquences ? Une chose est certaine : la
problématique de l’hérédité paraît
cette fois beaucoup mieux éclaircie. Si la plus petite partie de mon
corps est un corps humain de même forme, le même homme que moi,
avec le même visage et la même cervelle – il est
évident que quelques molécules de mon corps ayant passé
dans un corps étranger maternel au moment où celui-ci entreprend
la reproduction, cela crée des petits moi-même, une
société d’êtres qui sont mes semblables, tous
ensemble un grand Moi dans mon fils. Ainsi devient compréhensible
l’hérédité non seulement physique, mais aussi
intellectuelle, et l’évolution humaine individuelle n’est
autre qu’une reconnaissance progressive de ce que ces petits moi ont
apporté avec eux du passé. Je devrais réfléchir une
ou deux heures supplémentaires – je sens que je suis sur le point
de trouver des explications merveilleusement simples et surprenantes…
Mais
là, je suis fatigué, on verra ça demain. En attendant
marquons d’un trait la date de ce jour (le 1er avril 1915).