Frigyes Karinthy :   "Les assassins"

 

 

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Dès que cet affreux cauchemar avait commencé, je sentais déjà que quelque chose clochait, que j’avais oublié quelque chose, qu’il me faudrait bouger et hurler, faute de quoi je ne pourrais pas me réveiller ; et je savais que ce n’était qu’un rêve, mais je savais aussi qu’une minute de plus et je ne pourrais plus me réveiller, et je ne ferais que rêver.

J’étais encore capable de bouger, j’avais des jambes et des bras – oui, je me trouvais dans un grand champ, entouré de montagnes et le soleil brillait. Et si je voulais voir ce soleil, je devais décider de mon plein gré de tourner la tête dans sa direction – si j’étais fatigué, je m’asseyais, et si je voulais marcher, je me levais.

Mais j’étais angoissé, pris d’une peur mortelle, je sentais aussi que j’avais oublié quelque chose et que cela me causerait des ennuis. J’aurais dû aller quelque part, j’aurais dû parler, j’aurais dû me présenter auprès de quelqu’un qui savait quelque chose sur moi et que j’ignorais. Mais j’avais oublié parce que c’était si bon de rester allongé dans l’herbe et de penser à la grande sphère bleue qui dans l’infinitude heureuse de l’univers me berçait, moi et la vie.

Cette pensée commençait à me tourmenter, je n’osais pas descendre sur la route de peur d’y rencontrer quelqu’un. J’ai traversé la colline, et alors j’ai vu un policier – il était de faction devant une petite guérite, il veillait apparemment sur la colline pour que personne ne l’emporte. Une torturante inquiétude me serra le cœur, mais j’affichai une figure impavide, vu que je devais passer devant lui car il trouverait suspect que je fasse demi-tour. Il trouverait ça suspect, or je n’avais pas le droit d’éveiller des soupçons – puisque j’avais oublié quelque chose et je ne pouvais pas savoir si ce n’était pas un crime inexpiable, ce que j’avais oublié et ce qu’ils savaient déjà. J’ai calculé que je l’atteindrais en vingt pas, je passerais devant lui sans le regarder, signalant par-là que je n’avais aucune raison d’avoir peur. Je siffloterais et je ne me retournerais pas et je ne presserais pas le pas, même si la harcelante palpitation désordonnée de mon cœur m’y poussait. Je lui ferais croire que mon cœur battait normalement, régulièrement, tel qu’il est prescrit par les médecins. Alors peut-être qu’il ne m’aborderait pas.

C’est ainsi que je fis, je passai sous son nez en sifflotant, sans le regarder. Mais je sentis dans mon dos ses yeux qui me suivaient, je ralentis le pas, je marchai moins vite encore que ce que j’avais prévu, et  là était le problème. Il crut que je comptais m’arrêter et j’entendis alors sa voix qui m’appelait. Par deux fois je fis semblant de ne pas l’entendre, la troisième fois ce n’était plus possible, je ne l’ignorais pas. Je m’arrêtai et je me retournai.

- Où allez-vous ?

Je mentis quelque chose.

- Comment vous appelez-vous ? - demanda-t-il.

Je fus pris d’une peur panique – puisque c’est bien ce que j’avais oublié. Je m’approchai de lui et je commençai à lui expliquer avec une volubilité enthousiaste que mon nom n’avait pas d’importance, ce qui comptait c’était ma personne, là, debout devant lui, un homme vivant entier avec sa tête et ses jambes : preuve suffisante de mon existence. Je jurai passionnément que je me souvenais de tout avec précision, de ma petite enfance, des livres d’images, de mon père et de ma mère, des conditions normales et régulières de ma naissance, comme tout autre homme ou plante ; que rien ne me distinguait des autres mortels et qu’il était aussi peu important de me héler que n’importe quel brin d’herbe autour de moi dans la prairie. Je voulais détourner son attention, changer subrepticement de sujet, parler de la nature. Mais je savais que c’était vain et un cri de terreur me serra la gorge quand je vis qu’il tendait le bras.

- C’est bien beau tout ça, dit-il en posant sa main sur mon épaule, mais il faut un nom. Sans nom ça ne va pas.

- Bon, alors donnez-moi un nom et lâchez-moi.

Le policier fut très offusqué et m’assura qu’il était un homme honnête, qu’il connaissait son devoir, qu’il n’avait pas le droit de faire cela et qu’il valait mieux que je ne dise plus rien. Si j’étais en règle, je n’avais rien à craindre et il m’accompagnerait au Deuxième Registre du Sous Département du Contrôle du Quatrième Arrondissement, là ils sauraient qui je suis. Je n’avais pas intérêt à résister, car dans ce cas il serait contraint de m’emmener chez le Rapporteur Enquêteur Inquisiteur, et la chose durerait bien plus longtemps.

Je n’opposai donc pas de résistance et partis avec lui, et pendant le trajet je m’efforçai fébrilement de trouver ce que j’allais dire.

Alors tout commença à s’assombrir.

Nous passâmes entre beaucoup de maisons, je regardais les fenêtres et je scrutais avidement les ruelles dans l’espoir d’apercevoir le Danube, mais les rues n’étaient suivies que de rues et les fenêtres monotones en rangs par trois ou par quatre s’alignaient comme des soldats. Puis nous passâmes sous des porches et longeâmes des cours carrées, suivies de couloirs interminables – une lourde odeur de briques frappa mes narines et ne les quitta plus. Dans la cour, des ouvriers martelaient, sciaient, bâtissaient et peignaient ; des chevaux la parcouraient derrière des charrettes chargées de plâtre. C’est un sombre couloir bas qui me fit le plus peur ; un bec de gaz y chuintait : c’est là que nous tournâmes et nous ouvrîmes une porte couverte de plaques. Dedans, la pièce était également éclairée par des becs de gaz ; des colonnes de documents s’empilaient dans des casiers en bois sur de hauts comptoirs tout au long des murs, une lettre de l’alphabet pendait au-dessus de chaque casier. Pendant que le policier discutait avec un homme jaune et chenu, j’examinai laborieusement ces lettres et en pensée je les adoucissais, je rendais plus flexibles les lignes inexorablement droites du A et du H et je dessinais une jolie arabesque inutile sur la potence du T.

Une voix rauque et incolore m’intima d’attendre et le greffier, un visage jaune et parcheminé, grimpa à une échelle jusqu’à un casier. Il retira une quantité de dossiers, il les posa sur son épaule et descendit. Alors j’eus l’impression d’étouffer et doucement, pâle, souriant, je leur demandai de me permettre au moins d’aller dans la rue le temps qu’ils trouvent le bon dossier. Il me répondit que c’était interdit jusqu’à huit heures et qu’ensuite il ferait nuit.

J’attendis donc et je m’efforçai d’être aussi pâle et aussi malade que la pile de dossiers à laquelle je m’appuyais ; peut-être qu’ils ne m’apercevraient pas. Quelqu’un alluma le gaz et une main tachée d’encre tourna et retourna les documents en grognant. Trente-deux, trente-trois, murmura-t-il, puis brusquement il s’arrêta.

- 37321, dit le greffier. Le prédossier n’est pas inclus, la rubrique de l’arrondissement ne comporte pas de cachet. Ce n’est pas notre affaire, montez au Protocolium.

Il nota quelque chose sur le dossier avec un gros crayon rouge, le tamponna, il lécha son doigt, encolla une étiquette rouge, puis il me le tendit. Je partis dans le couloir, j’examinai les portes – elles étaient de plus en plus petites et toujours plus enfoncées dans le mur. Il y régnait une forte et âpre odeur de papier mêlée à l’aigreur de buvards, d’encre, d’empois et de pain à cacheter. Une ombre fila près de moi sur le mur, elle se retourna et me lança crûment :

- Qu’est-ce que vous cherchez ?

- Le protocolium… - balbutiai-je.

- Par là.

Je trébuchai au bout de trois marches sur un enfoncement grand comme une salle – au fond s’alignaient des tables, des piles de dossiers hautes comme des tours, des casiers. Des visages jaunes de taupes, tous pareils, des cheveux blancs tous pareils, ondulaient tous au même rythme. Quelqu’un me prit le dossier de la main, se mit à noter dessus à grande vitesse. Puis, sans me regarder :

- Cheveux ?… - dit-il.

- De couleur incertaine…, répondis-je.

- Yeux ?… Bouche ?… Sourcil ?…

Je voulus répondre, mais je restai sans voix. L’employé réitéra ses questions pressantes à un rythme accéléré.

- Tête ?… Mains ?… Nerfs ?… Pieds ?…

Je sentis que c’en était fini de moi, j’allais m’évanouir. Je voulus courir à la fenêtre, mais on me rattrapa. Je sentis des doigts froids sur mon cou, je me débattis, des larmes jaillirent de mes yeux mais elles séchèrent aussitôt, quelqu’un couvrit mon visage d’un buvard. Je ne vis plus rien.

- Ceci n’est pas de notre compétence, dit une voix, dans le dossier 37321 il manque le certificat de domicile, il faut apposer un visa. Montez-le chez le rapporteur du troisième département, qu’ils y joignent une enveloppe et qu’ils l’inscrivent au registre du grand livre. Qu’ils l’envoient dans les quatre mois, signé et timbré, aux temporarium le principal est que désormais il ne puisse plus se perdre.

Je sentis un coup lourd au front : comme si on m’avait frappé avec un tampon. Puis j’entendis un bruissement précipité de feuilles et des pas pesants. Quelqu’un me souleva et me porta.

- Attention, vous en êtes responsable, dit une voix. Il faut l’inscrire au registre.

- Et de son sang, qu’est-ce qu’on en fait ? - demanda un autre.

- Versez-le dans un bocal, apposez un numéro et envoyez-le au dépôt.

Nouveau bruissement de papier. Je sentis mon sang refroidir, j’entendis le sourd claquement d’un bouchon, comme si on l’avait retiré d’une partie de mon corps. Puis, quand j’ouvris la bouche pour hurler, je sentis qu’un liquide froid et malodorant se déversait en moi : de l’encre. Mes vaisseaux se remplirent de ce liquide, puis ils séchèrent et se tassèrent en serpentant. On tamponna les sinuosités, une main passa sur mon corps, m’aplatit.

Une autre main, rugueuse, écrivit quelques mots sur moi, puis y colla un timbre : ça ne faisait même plus mal. On me souleva, j’étais désormais léger et presque transparent – on me plia en deux et on me glissa dans une enveloppe. J’entendis traîner des souliers sur l’échelle – puis tout devint noir, une main me glissa dans un casier entre deux autres dossiers et lâcha une autre pile par-dessus.

Et maintenant j’attends ici, mon Dieu, j’attends depuis tant d’années, parmi des papiers poussiéreux, sous une couche de poussière grise. J’attends et je soigne, je cajole les sourdes souffrances de mon cerveau timbré et asphyxié, peut-être lui reste-t-il une petite force dans cette gangrène douloureuse pour calciner lentement, au bout de longues, longues années, tous ces papiers serrés autour de moi. Un jour tout se mettra à flamber, les dossiers jaunis tournoieront dans une écarlate tempête de feu et la tornade me soulèvera, m’emportera au-dehors, consumé et fuligineux, mais libre, hourra, vers les nuages, à travers champs : à bord d’un brandon léger, voltigeant, sur lequel on ne pourra plus rien écrire.

Ou alors le tison s’éteindra, et en cent ans nous tomberons tous en poussière, moi et mes pauvres compagnons dossiers. Alors il suffira d’une brise légère pour nous souffler par la fenêtre et nous déposer doucement sur le sable parmi les brins d’herbe rachitiques. Et nous deviendrons herbe et cent autres années plus tard de nouveau des hommes, peut-être – à moins que, même poussière, mélangés au sable, nous ne croupissions, maudite poussière de dossiers à jamais stérile et inféconde.

 

 

Suite du recueil