Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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monsieur le directeur[1]

Illusion

 

Monsieur le directeur entre dans la salle. Chacun est envahi d’une fébrilité solennelle on arrête de parler avec recueillement et on guette le cœur battant où il s’assoira. Les joueurs de carte lancent distraitement leurs défausses, ils préféreraient suspendre leur jeu et se faufiler dans l’entourage de monsieur le directeur, mais ils ont honte de l’avouer. Le personnel de service vaque à ses occupations en chuchotant les ordres. Le directeur ne regarde ni à droite ni à gauche, le visage sévère et inabordable, les yeux froncés, il se dirige directement vers une table en coin, il s’assoit, il honore l’assemblée de  quelques sourires doucereux, d’un rapide hochement de tête, puis s’immerge dans la lecture d’un journal, comme signalant qu’il était venu pour cela et qu’il n’a pas d’autre souhait pour le moment.

le Premier pilier (après une peu d’hésitation, il se lève, regarde sa montre comme s’il voulait partir, puis il change d’avis et se rend à la table de monsieur le directeur. Avec une émotion mal camouflée) : Tu veux bien me permettre ?

le directeur (lève la tête, le regarde. Puis gracieusement) : Je t’en prie.

le Premier pilier (s’assoit. Il hurle) : Garçon ! Vous ne voyez pas que Monsieur le Directeur est ici ? Qu’est-ce que c’est que ce laisser-aller ?

le garçon : Mais oui, Monsieur, j’ai déjà commandé la boisson habituelle.

le DeuxiÈme pilier (depuis la pièce voisine où il jouait aux cartes. Il se faufile et s’approche lentement de la table à pas de loups. Il s’adresse au premier pilier sur un ton décontracté) : Salut.

le Premier pilier : Salut. Assieds-toi.

le DeuxiÈme pilier (vers monsieur le directeur) : Vous permettez ?

le directeur (le toise avec sévérité. Puis d’un geste dur) : Faites.

La compagnie est maintenant au complet, elle fait l’objet de regards envieux et recueillis de tous les coins de la salle, les gens n’osent pas s’approcher parce qu’ils savent que Monsieur le directeur supporte au maximum les deux piliers auprès de lui, aux autres il n’adresse généralement que des regards glacials et foudroyants s’ils osent s’adresser à lui ou lui poser des questions. C’est ainsi qu’ils ont l’habitude de se tenir lors des soirées, quand Monsieur le directeur fait l’honneur de la salle, à trois, inabordables, sur l’îlot de la célébrité, de l’autorité et de la sévérité.

le Premier pilier (se racle la gorge. Légèrement) : As-tu parlé au ministre ?

le directeur (après une courte réflexion) : Je lui ai parlé.

le DeuxiÈme pilier (légèrement) : Ses desiderata sont ridicules. Évidemment on ne peut imaginer la chose que comme tu as bien voulu l’exprimer. D’ailleurs le ministre ne tardera pas à le reconnaître. (Il fait un geste de la main, puis lève un regard prudent sur monsieur le directeur.)

le directeur (après réflexion, brièvement) : J’espère.

le Premier pilier (légèrement) : Naturellement.

le DeuxiÈme pilier (de la même façon) : Évidemment.

Pause. La salle tend l’oreille, mais ils n’entendent pas un mot provenant de l’île.

Moi (j’entre dans la salle. J’aperçois l’île. Mon cœur se met à palpiter, je prends une résolution et, sur la pointe des pieds, inaperçu, je m’approche de la table. Je reste là, debout, timide et palpitant pendant un moment, puis, bêlant d’émotion et le visage tordu d’une grimace pénible, je dis) : Pardon, vous permettez ?... (D’un geste hésitant je désigne une des chaises.)

le directeur effaré de cette insolence me fixe. Il ne daigne pas répondre.

le Premier pilier (péniblement) : Comment ?

Moi (rougissant jusqu’aux oreilles) : Ben... je voulais demander... si je peux... m’asseoir une seconde... (Rictus.)

le DeuxiÈme pilier (d’un regard atterrant, mais en même temps ahuri, les sourcils remontés) : Ah... vous asseoir ? Faites. (Les deux piliers se regardent. Le directeur fixe le sol devant lui comme si j’étais transparent.)

Moi (je m’assois sur le bord de la chaise comme quelqu’un qui est prêt à sauter à la première syllabe si on l’y invite. Je laisse une place d’honneur sur ma chaise, comme on a l’habitude d’en laisser sur les requêtes écrites où on laisse la feuille presque blanche, par pur respect.)

Pause pénible. Je suis assis et j’affiche toujours le même rictus gêné.

le Premier pilier (à monsieur le directeur) : Je suis certain que le ministre n’a pas pensé sérieusement qu’il y avait d’autres solutions que ton idée à toi.

le directeur (glacial) : J’espère.

Moi (je ris courtoisement comme si Monsieur le directeur avait fait une bonne plaisanterie) : C’est ça... très drôle... comment aurait-il pu supposer une chose pareille... très drôle... (Je ris mais très vite je cesse de rire parce que personne ne rit avec moi. Longue pause pénible.)

le DeuxiÈme pilier : Le ministre manque de compétence. Tu ne le penses pas ?

le directeur (après une pause) : Ça se peut. (Longue pause.)

Moi (juste pour dire quelque chose) : Je pense aussi qu’il manque de compétence. En tout cas il n’est pas à sa place dans ce département... de par sa formation... (Pause. Sourire humble. ) Je ne sais pas si vous me donnez raison... (Pause...) Dans une autre charge... de par sa formation... (Pause. Je tousse.)

le directeur (vers le premier pilier, avec fermeté) : Le ministre ne serait efficace dans aucune charge, car à mon avis c’est un mauvais homme d’État...

le DeuxiÈme pilier (dédaigneux) : Naturellement.

Moi (rougissant et humble) : Pardon, je ne parlais pas de l’homme d’État... Je parlais du technicien qui par sa formation...

le directeur (vers le premier grand maître) : Il ne serait nulle part à sa place puisque...

Moi (avec un sourire gêné) : Pardon... vous me comprenez mal... Je n’ai pas du tout évoqué l’homme d’État... puisque cela... (Modestement et gentiment) Monsieur le Directeur, un homme complètement limité et incompétent ne peut pas émettre un avis là-dessus... en revanche je pense que par sa formation...

le directeur (me regarde, n’en croit pas ses oreilles, il pense avoir mal entendu. Durement) : Comment dites-vous ? Le ministre, incompétent et borné ?

Moi (gêné, rougissant, avec un sourire humble) : Mon Dieu, pas du tout... Vous m’avez mal compris, je me suis si mal exprimé... (Expliquant gentiment) Je voulais dire que... hum... que Monsieur le Directeur... que vous... (Je me prosterne dans sa direction avec gêne) En tant qu’homme complètement limité et incompétent, ne pouvez pas juger des qualités d’homme d’État du ministre... mais du fait que par sa formation...

le directeur (vers le premier pilier) : Comment ? Je ne comprends pas. Que le... le ministre... ?... Pardon, je ne comprends pas... qui est complètement...

Moi (je me sens totalement navré de gêne. Je bégaie et je ricane) : Mais... c’est vous... vous, Monsieur le Directeur... qui l’êtes... c’est ce que je voulais dire... vous ne me comprenez pas ?

le directeur (blême, se lève, figé, me regarde) : Qu’est-ce que je suis, moi ?

Moi (je me lève. Je mets les mains dans les poches, je dis à haute voix) : Ce que vous êtes, vous ? Vous êtes un imbécile, inapte, un type orgueilleux. (Je me retourne et, les mains dans les poches, je quitte la table et, en allant vers une autre table, j’appelle le garçon) : Toni, un petit noir pour moi !

 

Suite du recueil

 



[1] Cette scène apparaît aussi dans le recueil "Ne nous fâchons pas".