Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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rÊve et rÉalitÉ[1]

 

Bureau de la rédaction, deux tables

Mimosa (poète célébré, auteur de "Couleurs souffreteuses", est assis à une table en train d’écrire. C’est un homme robuste et costaud.)

Boucher (auteur dramatique et essayiste célébré, auteur d’« Âmes Viriles ». C’est un homme de nature peussimiste, seurieux, seulencieux. Il entre discreutement, sans bruit, il se rabougrit pour gagner sa table. Avec une bêlante douceur) : Béé, me permettrais-tu, s’il te plaît, que j’écrive ici mon article ?

Mimosa (relève la tête. Il hurle) : Pourquoi tu cries ? T’es fou ? Pourquoi tu cries ? Tu ne peux pas entrer sans crier ? Faut-il que tu hurles, alors que tu vois que je travaille. (Il écrit.)

...À mon âme, délicate fleur de douleur

Reviennent, muettes, ces douces musiques mourantes...

Boucher (en bêlant) : Pardonne-moi, s’il te plaît, j’ai une urgence à écrire... (Il prépare devant lui une plume et du papier, il examine longtemps la plume, il la gratte pour en ôter un grain de poussière, il la trempe dans l’encre, il la sort de l’encrier, de nouveau il la regarde, il en dégage l’encre superflue sur le rebord de l’encrier en veillant à garder libre la fente de la plume, de nouveau il l’examine, lentement il l’approche de la feuille, mais avant de toucher le papier, il prend plusieurs fois son élan, il dessine des cercles au-dessus de la feuille, puis il la pose dessus pacifiquement, comme une colombe et il se met à écrire en lettres régulières, de petite taille, la tête penchée sur le côté.)

...Que les véreuses poules mouillées courent à leur perte, pourrissent dans leur odeur nauséabonde – que viennent donc l’indomptable Écumeur et le Déraisonneur ! Qu’il nous malaxe dans sa tempête, qu’il nous brise les os, qu’il nous arrache de la bouche la langue veloutée, que nous puissions enfin hurler vers le ciel à gorge déployée – fauves hurlants et rugissants, nous arracher les poumons, nous faire craquer le squelette...

(Il observe sa plume, il regarde doucement devant lui, il hoche la tête.) Oh là, là, ce János... Je lui ai pourtant demandé de nettoyer un peu mes plumes... elle s’est encore accrochée sur un cheveu... (Il poursuit l’écriture.)

Mimosa (sursaute) : Nom d’un chien, que le diable emporte vos gueules d’ivrognes, qu’est-ce que c’est ici, une rédaction ou une caserne ? (En hurlant) Il n’est pas possible d’obtenir que vous fermiez vos gueules un instant ? Je ne pourrai jamais vomir ce foutu papier... (Il enfonce sa plume dans la feuille, l’encre éclabousse.)

...Sur le lac huileux des délicats chagrins

En silence, je nage, taciturne

Vivez-vous donc encore ? Existez-vous, enfin ?

Je ne peux le savoir...

Celui qui est ici n’est peut-être qu’une ombre

Assise parmi vous, oh souriants décombres,

Et sa voix, comme celle de l’antique violon

Si douce... si douce...

N’est peut-être qu’un spectre, à peine l’entend-on,

Fantôme éphémère...

(Il jette à terre la plume cassée, en vociférant) : Qu’il crève, celui qui a inventé ça... mettre des plumes pareilles dans nos paluches... elle s’est cassée, la charogne ! C’est une rédaction, ça ? Seuls les bovins ivrognes que vous êtes peuvent supporter un endroit pareil, des gens qui permettent qu’on leur crache à la gueule.

Boucher (doucement) : Patience... patience... ne nous énervons pas... tu vas gentiment au tiroir, tu prends une plume neuve... (Il écrit.)

...Et cette fois, finies les concessions, assez de ces tout-arrangeurs, assez de ces Patients ! Assez de ces Déplaceurs, de ces Remplaceurs, qui ne font que replâtrer, tartiner la maison délabrée – un gnon dans la gueule, c’est ce qu’ils méritent ! Un gnon et un coup sur le crâne !

Mimosa (se rassoit, il se masse la tête de son poing, il souffle, il a le hoquet, d’une main il sort un gigantesque mouchoir rouge, il se mouche dedans d’une voix de bombarde, pendant que de l’autre il écrit.)

...Ces quelques petites heures errantes,

Mes deux yeux, doux lampions automnaux

Flottent sur un arbre du cimetière

Ne veulent voir que beauté, que rêve,

Que ciel bienveillant, que dentelle ancienne au motif délicat

Que couleur profonde, mauve et vert pâle

Beauté souffrante

Beau, souffrant...

(Il se mouche, il pose le stylo un instant, il examine son mouchoir, puis il le replie, le fourre dans sa poche et continue d’écrire.)

Boucher (pose son stylo, il examine un de ses doigts, il y remarque quelque chose, il sort une petite éponge d’une poche et un petit flacon d’une autre, il trempe l’éponge dans le flacon, il se lave le doigt, puis il le lèche, ensuite il s’essuie la langue avec l’éponge. Il écrit.)

Laissons le Destin nous agresser, de toute sa colère – de toute sa colère et pas de ces piqûres d’aiguille, pas de ces petites piqûres empoisonnées – voici, voici ma poitrine, qu’un rocher tombe dessus et m’écrase d’un seul coup... s’il le faut...

Holà, il y a un courant d’air ici... (Il va à la fenêtre, il écrit.)

Mimosa (écrit) :

Car je ne m’adresse plus à personne

Je n’insulte personne, je ne souhaite plus rien

Un doux soupir de loin, du ciel bien dégagé

Mon soupir

Je ne lance vers toi que cela, une fleur...

Il hurle : La fenêtre !! La fenêtre !!  (Il lance l’encrier à la tête de Boucher.)

Boucher (doucement) : Comme tu es nerveux. Comme tu es nerveux ! Je voulais justement la fermer ! (Il meurt.)

 

Suite du recueil

 



[1] Cette scène apparaît aussi dans le recueil "Ne nous fâchons pas".