Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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polygamie[1] [2]

Le mari : Hum, très intéressant. Très curieux.

La femme (calmement) : Qu’est-ce qui est curieux ?

Le MARI : Cette chose. Ce truc. Cette idée.

La FEMME : Quelle idée ?

Le MARI : Ce que ce Zsemlei m’a dit aujourd’hui au bureau.

La FEMME : Qu’est-ce qu’il a dit ?

Le MARI : Avec cette chose… hum. Tu sais, je ne fais que l’évoquer, accessoirement…en tant qu’idée, c’est tout. Une idée grotesque, vraiment, crois-moi, je ne la considère pas autrement. Mais il m’est tout de même permis de la trouver intéressante, hein ?

La femme (calmement) : Bien sûr

Le MARI (fâché) : Et puis tu sais, l’idée n’est même pas nouvelle. Il y a un précédent historique si tu veux savoir. Il m’a dit qu’on l’a déjà autorisée après la guerre de trente ans.

La femme (calmement) : Quoi ?

Le MARI : Voilà. Déjà à l’époque le problème était que la longue guerre sanglante avait décimé la population masculine et il fallait assurer l’avenir. On l’a donc autorisée… Alors maintenant ce Zsemlei se demande ce qui se passerait si on l’autorisait de nouveau après la guerre.

La femme (calmement) : Quoi ?

Le MARI : Tu sais, pour moi, l’autoriser, ce n’est ni plus ni moins qu’une idée bizarre.

La femme (calmement) : Quoi ?

Le MARI (après une pause, rapidement) : La polygamie. (Il écarte sa tête, il se cache le visage.)

La femme (calmement) : Ah, la polygamie.

Le MARI (attend, puis il se découvre le visage, étonné de constater qu’on ne lui a rien lancé.) : Oui.

La FEMME : La poly… Pourquoi ne l’autoriserait-on pas ?

Le MARI (étonné et enthousiaste) : Vraiment ?! N’est-ce pas ? N’est-ce pas, tu es d’accord ? Mais c’est merveilleux ! Je n’aurais jamais cru que tu penses d’une façon aussi élevée, aussi… impartiale… que tu voies les choses de manière aussi objective… aussi intelligente… comme un homme…

La FEMME : Tu m’as toujours prise pour plus bête que je ne suis.

Le MARI (enthousiaste) : Je te considérerai désormais comme un être digne de moi, noble, généreux et aux idées larges, un esprit égal et compréhensif avec qui on peut parler de tout… tu seras aussi une amie intellectuelle pour moi… oui, cette découverte me rend extrêmement heureux. Maintenant je peux te dire, à toi, l’amie, à l’être noble et intelligent… Maintenant je peux te dire que je suis du même avis, que ce serait une très bonne chose qu’on l’autorise.

La femme (calmement) : Quoi ?

Le MARI : La polygamie.

La FEMME : Ah, la polygamie.

Le MARI (enthousiaste et décontracté, mécaniquement) : Les problèmes qu’un conservatisme partial pouvait reprocher d’un point de vue moral ont depuis longtemps été résolus par la science moderne… Il existe même des peuples chez lesquels c’est le contraire de la polygamie qui est considéré comme immoral. Ce sont précisément les mythes les plus anciens qui considèrent la pratique de la polygamie comme naturelle… Elle prend vraisemblablement ses racines dans la nature humaine, par conséquent son adoption ne serait qu’un sain rétablissement de l’ordre naturel.

La FEMME : Bien entendu.

Le MARI (enthousiaste, fier) : N’est-ce pas, mon petit ? Comme tu es intelligente, gentille, sage, compréhensive ! Et puis considérons le point de vue économique… À première vue on croirait que la polygamie pèserait sur l’homme d’un poids économique trop lourd. Mais si l’on examine la chose de plus près il apparaît que l’équilibre économique est non seulement maintenu, mais plutôt amélioré dans la polygamie. C’est tout à fait certain.

La FEMME : Si c’est certain, alors ça va.

Le MARI (en scandant) : Oui, amélioré… Parce que d’un côté il est vrai que je devrai faire vivre plusieurs femmes, mais d’un autre côté, ces femmes sont toutes ma propriété…

La femme (pose sa fourchette) : Pardon… répète ta phrase s’il te plaît. De quelles plusieurs femmes parles-tu ?

Le MARI (les yeux grands ouverts) : Ben…

La femme (reprend la fourchette et la soulève, menaçante) : Pourquoi devras-tu faire vivre plusieurs femmes ?

Le MARI (en suffoquant) : Ben… quoi… ne parlions-nous pas de la polygamie ?!

La FEMME : Ce polymachin, je m’en fous. Ne dévie pas la conversation, on ne parlait pas de polymagie… (Avec un soupçon soudain.) Dis-donc, qu’est-ce que ça veut dire, ta polymagie ? (Elle lève sa fourchette plus haut.)

Le MARI (tête baissée, yeux baissés) : Ah, tu voulais dire polygamie…  Rien, ce n’est rien… c’est comme ça qu’on appelle le principe de centralisation des tarifs douaniers… La réorganisation de la restructuration du traitement des fonctionnaires… C’est en fait le nom scientifique que l’on donne au pétale gauche de l’étamine de la primevère champêtre… poly signifie gauche et gamie veut dire champètre… (Il poursuit humblement son dîner.)

 

 Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La ballade des hommes muets"

[2] Cette scène apparaît aussi dans le recueil "Aimable lecteur".