Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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Compositeurs[1]

 

La saison est presque terminée et je me suis dit que je ne suis pas encore allé à l’opéra. Je décide d’aller voir le poème dramatique de Wagner intitulé "Allons-y !". Dans la rue je rencontre mon ami du conservatoire qui me dit qu’il travaille actuellement à une grande symphonie qui sera créée à Vienne. Écoute un peu ça, la-la-la, lala, laa…, j’en ai écrit deux mouvements que je suis en train d’orchestrer. Ne va pas tout seul à l’opéra, je viendrai avec toi et je t’expliquerai la musique parce que c’est une chose que l’on ne comprend pas tout seul.

En chemin il se met à m’expliquer incontinent. Écoute, me dit-il, toute cette œuvre est basée sur un motif unique que reprennent les différentes voix. Tu vois, lalalala, c’est ce que jouent les violoncelles, mais vient alors le contrepoint : tralalala… ce sur quoi les bassons : plim-plim, puis ça monte, jusqu’aux triangles, tri-trititi, et maintenant, maintenant écoute : tyé-tyé-tyé, doucement, puis brusquement ça éclate : bou-bou-bou, et ainsi jusqu’au pianissimo : nyi-nyi-nyi, bébébé, awawa.

Ouverture. Sur la scène : clair de lune lugubre. Je commence à écouter la mélodie de l’ouverture.

Il se penche à mon oreille, excité : Et maintenant ! Écoute ! Là ce sont les violoncelles. Fais bien attention : bébébébé… brou-brou… Il fait des gestes horizontaux avec ses mains. Magnifique !… Magnifique !… C’est ça, chapeau pour l’orchestration. Ils savent orchestrer, hein… Il me lance un regard victorieux. D’une oreille je cherche l’orchestration, de l’autre je suis pris de tics nerveux.

Il hurle : Maintenant !… Écoute maintenant… Là, la contre voix va démarrer … Zzz… Buubembem… Tu as entendu ?!!… Tu as entendu ce… ce tradaramtadam… pendant que le premier violon : pipipi… tu as entendu le premier violon ?… Mais tu n’écoutes pas le premier violon. Il me regarde menaçant.

Moi gêné comme qui s’est fait prendre : Si, si, je l’ai entendu… C’est vraiment formidable… Désespérément je cherche parmi les voix le premier violon, mes oreilles se décrochent, et comme deux sœurs elles vont la main dans la main se cacher dans l’orchestre. Elles déambulent parmi tous ces instruments furieux, elles grimpent sur la tige des flûtes, elles font coucou dans la trompette, elles regardent sous le piano, et grimpées sur le sommet des violons elles demandent en pleurnichant : S’il vous plaît, ici tout à l’heure nous avons perdu deux voix que nous avions reçues en cadeau de Monsieur le premier violon, ne les avez-vous pas retrouvées par hasard ?

Mon ami avec une violente ironie : Formidable !… Je pense bien que c’est formidable… Mais maintenant, écoute le pianissimo… ça va venir… c’est le grand art de l’harmonisation… pianissimo… pli…pli…pli… puis il reprend plus haut, trétététété, trété : pizzicato… écoute encore… ça va venir. Avec deux doigts il fait des gestes comme pour tâter des objets minuscules.

Moi j’attends désespérément le pianissimo. Une minute plus tard en effet les trompettes se taisent et un violon reprend la mélodie.

À ce moment-là il hurle : Maintenant !… Maintenant !… Maintenant !… Écoute ce pianissimo… Tu l’entends ?… Il ferme les yeux, avec le haut de son corps il commence à nager de droite et de gauche, il fait de la gymnastique suédoise avec ses bras, il se déhanche comme s’il voulait s’envoler. Pendant ce temps il claironne le pianissimo à pleins poumons, libre, heureux, irrésistiblement : dans toute la salle on n’entend que lui. En bas, dans la fosse d’orchestre on doit effectivement jouer pianissimo. Sa voix s’éteint enfin, il s’écroule et seules ses lèvres continuent de remuer.

Moi j’aimerais enfin entendre ce qui se passe là-bas. Je commence à écouter. Une dame chante sur la scène quelque chose de joli sur l’amour.

Il me donne soudain un coup de poing dans les côtes, mon cœur s’en arrête de battre. Les yeux rouges de sang, il fixe ses pieds. Doucement : Tu l’as entendu ?

Moi effrayé : Que s’est-il passé ?

Lui : As-tu entendu le sol dièse ? As-tu entendu le sol dièse ?…

Moi : Je ne l’ai pas entendu… Qu’est-ce qui lui est arrivé ?… On pourrait peut-être encore y remédier… Téléphonons…

Lui : Tu sais, ce Wagner… Mettre là un sol dièse plutôt qu’un fa dièse ! Lui seul a osé faire ça !… C’est ce qu’il y a en lui d’inouï, d’incompréhensible, de déchirant… ce courage a tout piétiné… ici, dans cette voix, un sol dièse, en mineur, avec trois dièses à la clé… trois dièses…

Une voix derrière nous : Excusez-moi, deux dièses et un bémol.

Il se retourne vers la voix : Vous m'en direz tant ! Avez-vous bien entendu ce sol dièse ?

La voix modestement : Je me présente. Ernő Contrepoint, du conservatoire.

Lui : Moi aussi. N'avez-vous pas entendu : il chante tra, ta, tada, ra !

L'autre compositeur avec un calme glacé, en chantant : Si. Seulement ce n'était pas : tra-ta, tada-ra, mais : tré-té, dédé-ré !…

Mon ami ironiquement : Comme ça peut-être : dede-rada-lala…

L'autre compositeur vexé : Pé-péplemplem

Mon ami véhémentement : Tadaradala-da…

L'autre compositeur insolemment : Tra… dada-ra… té-dérétyétyé

Mon ami en sursautant : Tou-toutoutou

L'autre compositeur : Quoi ? Vous osez prétendre ça ? Alors apprenez : en chantant te… dé-dé… dé… ladala

Les voilà qui se battent.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette scène apparaît é dans le recueil "Grimaces".