deuxième acte

 

 

Demain matin

 

 

PREMIER ACTE

 

La scène : Une petite salle d'un club très huppé, proche d'une autre, beaucoup plus grande où se déroulent des concerts. La pièce est lourdement meublée dans un style étouffant : Rideaux de soie, plafond lambrissé, plantes tropicales, larges fauteuils, tables basses, un lustre au milieu, les murs sont aussi équipés de lampes discrètes, les portes sont capitonnées. À droite un piano droit, une cabine avec rideau. Au milieu, au fond, un grand miroir. À gauche, une porte qui s'ouvre sur un long et étroit couloir, visible du public. À droite de la cabine une porte.

Avant la levée du rideau, l'orchestre joue un air d'opéra, peut-être de Cavalleria Rusticana. Au lever du rideau le lustre éclaire la scène sauf la cabine qui reste dans la pénombre. La porte à droite est ouverte. À l'instant où le rideau se lève, l'orchestre s'arrête, mais à travers la porte de gauche, de la salle de concerts on continue à entendre, plus bas bien sûr, la suite de l'air, que l'orchestre a cessé de jouer. On entend une voix féminine claire et nette. Soudain la musique cesse, on entend de lointains applaudissements, et puis l'orchestre recommence à jouer doucement. La musique accompagne le premier acte presque jusqu'à la fin. Avec des courtes pauses, elle illustre les dialogues.

Olson et Bella arrivent de la droite. Bella, est un bel homme d'un certain âge. Cheveux grisonnants, mais moustache noire. Style artistique élégant. Gestuelle molle. Le respect qu'il dégage fait, que même des personnes proches de son âge le vouvoient, lui, par contre, il les tutoie.

 

 

BELLA : Je vous en prie, ici on peut fumer.

OLSON (blond, au premier abord il semble être un homme poli, sans envergure, on décèle un léger accent étranger, mais il parle parfaitement la langue du pays de ses hôtes. Il regarde autour de lui et puis) : Un aménagement bien agréable.

BELLA : Plus tard nous irons jeter un coup d'œil... Maintenant un solo va suivre. (Ils s'assoient) Alors, que pensez-vous de notre musique ?

OLSON (poliment) : Très bonne musique. Nous, dans le Nord, nous tenons la musique hongroise en haute estime.

BELLA (amusé) : Vous êtes vraiment un homme affable et agréable mon cher docteur. Ne m'en veuillez pas si je parle de vous comme si vous n'étiez pas là.

OLSON (souriant) : Je vous en prie, faites.

BELLA : Cela fait une demi-heure que j'ai la chance de vous connaître. Vous, là-haut, dans le lointain Nord, vous ne vous rendez pas compte de ce que cela signifie pour nous. Je peux dire que pour nous, Hongrois, c'est une sensation particulière, excitante, émouvante... qu’uniquement, nous Hongrois, pouvons ressentir ; pour vous c'est incompréhensible... Les Français, les Allemands, les Anglais y sont habitués...

OLSON : À quoi ?

BELLA : Voilà une personne adulte, qui visite pour la première fois de sa vie la Hongrie, et qui quelques heures après son arrivée, me rencontre... une personne adulte, un citoyen d'un pays étranger : il m'aborde en hongrois, dialogue avec moi en hongrois... c’est une chose très importante.

OLSON (souriant) : Nous sommes très nombreux chez nous, qui parlons le hongrois. À l'université, il y a une chaire de hongrois.

BELLA : Je sais, je sais. Chez nous aussi on enseigne le finlandais. Je l'ai appris aussi. Mais c'est autre chose. Une sorte de fierté enfantine, de collégien. Ou le réflexe du parvenu. Mais il faut que je trahisse ma patrie, que je chuchote à votre oreille, sans que quelqu'un puisse entendre, que, avant tout, c'est une joie inouïe, rare, de rencontrer quelqu'un, qui dans son enfance dans le Nord lointain rêvait de la Hongrie, Budapest... comme nous rêvons de Paris, Berlin... Et qui a appris le hongrois pour pouvoir lire nos poètes, comme nous apprenons le français, l'anglais, pensant à Shakespeare et Racine... C'est une nouveauté excitante chez nous. C'est ce qui vous a motivé, n'est-ce pas ?

OLSON (souriant) : Oui, j'ai pensé qu'un jour je viendrais.

BELLA : C'est pareil... comment dire... comme quand un homme pauvre mais appliqué, studieux, reçoit la visite d'un parent qui est encore plus pauvre que lui... Vous voyez, ce sont nos débuts en tant que grande puissance... Dites-moi, est-ce que je vous en impose ?

OLSON (poliment) : Je ne comprends pas...

BELLA : Par le fait que je suis né hongrois, que depuis l'âge de trois ans je savais parler hongrois...

OLSON (poliment) : Nous sommes fiers d'être parents avec les Hongrois.        

BELLA (désappointé) : J'ai pensé à autre chose. Quand j’étais à Paris les gamins de la rue qui parlaient français m'ont fortement impressionné.

OLSON : Sans nul doute, c'est intéressant

BELLA (ragaillardi) : Bien sûr, c'est autre chose. C'est une parenté. Vous êtes pour moi un parent qui s'est appauvri. Un cousin quelconque, que j'ai vu la dernière fois en Etelköz. Ensuite il est parti. (Il tend sa main) Salut cousin, tu ne me reconnais pas ? C'était moi le Kirghiz barbu avec qui tu as dormi sous une tente difforme... Tu ne me remets pas ? Je ne t'ai pas vu depuis mille ans.

OLSON (souriant) : Plus de mille ans.

BELLA : Possible. Que penses-tu du parent riche, cousin ? Comment trouvez-vous Budapest ?

OLSON : Très belle ville.

BELLA (déconcerté) : Comment ? Alors vous êtes satisfait, jeune homme ? Voilà que vous parlez comme un prince de passage. Vous êtes bien aimable de ne pas ajouter que les Hongrois sont un peuple très chevaleresque.

OLSON (sérieusement) : C'est vrai aussi.

BELLA : Justement ! Mais alors... je pourrais vous montrer ce qu'il y a de meilleur... Peut-être votre seigneurie s'intéresse-t-elle au commerce ? Ou à l'art... Que pensez-vous de notre orchestre philharmonique ?

OLSON : Il paraît que vous êtes amateurs de la musique italienne.

BELLA : Dites tout de suite que nous aimons nous amuser la larme à l'œil. Eh bien, que dites-vous de nos femmes ?

OLSON : Je n'ai pas vu grand-chose encore.

BELLA : Pas grand-chose ? Mais tout à l'heure vous avez aperçu Marie Lehotay. Supposons qu'elle soit la plus belle femme de la Hongrie... Supposons qu'elle représente l'idéal hongrois dans sa manière d'être, là, sur l'estrade et de chanter... Il est habituel que le symbole national des États s'incarne dans le féminin... Supposons, que cette belle femme que vous avez entendu chanter, une heure après votre arrivée à Budapest est la Hongrie en personne, "Notre Dame", pour qui nous sommes prêts à sacrifier notre sang, notre vie... Qu'auriez-vous alors pensé de notre goût ?

OLSON (poliment) : Vraiment, très jolie femme. Elle pousse peut-être le trémolo trop loin.

BELLA : Dites donc, il doit faire très froid chez vous, là-haut.

 

Soudain on entend quelques mesures de batterie, assez fort. Du côté du couloir de droite arrive, en se dépêchant, Sándor Lhomme, arborant l'étonnement sur son visage. Il porte un habit de ville. Au même moment, Olson aussi se retourne, et sans rien dire s’approche de la porte, de sorte que tous les deux arrivent au même instant devant le seuil. Et alors Olson s'immobilise, Lhomme aussi. Olson est dos à la scène ; Lhomme le regarde : soudain il fait volte-face et repart rapidement vers le couloir. Olson retourne calmement et revient vers Bella.

 

BELLA : Qu'y a-t-il ? Mais c'était Sándor ! Comment est-il arrivé ici ?

OLSON : Je ne sais pas.

BELLA : Vous, le connaissez ?

OLSON : Je n'ai pas cette chance. Qui est-ce ?

BELLA : Sándor Lhomme. Tiens, ... Alors, il est là ! Sándor Lhomme...l'ex-mari de Marie Lahotay, la même dont nous parlions à l’instant.

OLSON : Sándor Lhomme l'ingénieur ?

BELLA : Ingénieur, bien sûr ingénieur... qui est de plus ingénieur ... D'où le savez-vous ?

OLSON : Puisque c'est paru dans le journal du soir ! L'armée a acheté son invention, elle a une très grande portée.

BELLA : Ça alors, je ne le savais même pas. Il m'a regardé d'une drôle de façon. Comment se trouve-t-il ici où sa femme...

OLSON : Il vient de la salle, peut-être.

BELLA : Mais non, il ne serait pas allé là-bas, où se trouve sa femme... (En confidence) Ç’aurait été un scandale énorme.

 

On entend un son métallique et fort de triangle. Lhomme réapparaît dans le couloir. Même jeu : Olson s'oriente vers la porte, ils se rencontrent... Lhomme est encore plus stupéfait, à nouveau il veut revenir sur ses pas, mais ensuite il se frotte les yeux, et néanmoins il entre. Olson passe à côté poliment. Lhomme, troublé, se met à rire. Il se frotte les yeux.

 

LHOMME : Pardon... Eh bien, c'était étrange.

OLSON : Vous venez par-là ?

LHOMME : Cela ne m'est jamais arrivé.

BELLA : Mon petit Alex, bonjour !

LHOMME : Bonsoir, Père Bella!

BELLA : Docteur Olson, médecin finnois. Sándor Lhomme.

OLSON : C'est un honneur pour moi.

BELLA : Il parle le hongrois.

LHOMME : Oui... je suis enchanté... c'est tellement étrange... il ne me ressemble même pas...

BELLA : Il ne te ressemble pas ? Mais pourquoi il te ressemblerait ?

LHOMME (rit nerveusement) : Permettez, je vous en prie, mon cher Docteur... j'ai presque honte de le raconter, la chose est tellement bizarre... Tout à l'heure, c'est vous qui veniez à ma rencontre ?

OLSON : Je crois.

BELLA : Et alors, toi, soudain tu t'es retourné... Quelle mouche t'a piqué ? J'ai cru que tu voulais éviter quelqu'un de fâcheux.    

LHOMME (rit nerveusement) : Mais pas du tout... C'est la première fois que je vois le docteur. (Ilse  se passe sa main sur le front)

BELLA : Mais alors quoi, qu'est-ce qu'il y a ?      

LHOMME : Une chose très bête... Il m'a semblé entendre un coup de pistolet dans la salle...

BELLA : Comment ? Quoi ?           

LHOMME : Alors je me précipite ici... et ici, à la porte je rencontre... à ce qu'il paraît c'était le docteur Olson... j'ai cru m'être trompé de couloir, et au lieu de la porte j'allais buter contre un miroir... je l'ai pris pour un miroir... (Avec un rire forcé.) Suis-je devenu fou ? Formidable, n'est-ce pas ? Sérieusement, je pense que cela s'est passé ainsi... Je le jure, et j'ai failli me retourner quand j'ai entendu une deuxième fois le coup de feu.

BELLA : Quel coup de feu ? Ne dis pas de bêtises ?        

LHOMME : Ce que je disais, à ce qu'il paraît, j'hallucine.           

BELLA : Allons, vraiment tu dérailles, (il le scrute)          

OLSON : Je vous dis au revoir. Je retourne dans la salle.            

LHOMME : C'était un plaisir, Docteur Olson... Vous n'êtes pas fâché n'est-ce pas ? Je ne voudrais pas vous déranger, Messieurs...    

OLSON : Mais pas du tout. Je partais justement. (À Bella). Serviteur.  

BELLA : Portez-vous bien, mon petit docteur. Nous nous reverrons, je l'espère.        

OLSON : Je reste encore quelques jours à Budapest. J'ai des affaires à régler à l'université. (Il sort)

BELLA : Bon, quel est ton problème ?      

LHOMME : Problème ? Rien du tout. J'ai entendu quelque chose comme une détonation.

BELLA : Tu as entendu un fortissimo... Tu étais présent dans la salle ?           

LHOMME : Dans quelle salle ? Quel fortissimo ? Il y a un concert ?     

BELLA : Tu te moques de moi.       

LHOMME : Pas du tout

BELLA (le brusquant un peu) : Quel est ton problème ? Tu ne sais pas où tu es ?       

LHOMME : Mais bien sûr que si. Dans l'hôtel "le Hongrie". J'étais fatigué, je suis venu, j'ai loué une chambre, et je m'apprêtais à me coucher.

BELLA (de mauvaise grâce) : Allons donc, je t'en prie, laisse tomber cette histoire. Tu sais très bien qu'ici on donne aujourd'hui un concert. Tu as vu les affiches.

LHOMME (s'assombrit, et puis, avec embarras) : Mais bien sûr... j'ai vu quelque chose.

BELLA (crûment) : Alors pourquoi joues-tu la comédie ?           

LHOMME (sursaute, s'assoit. Doucement, s'excusant) : Je ne joue pas la comédie. Père Bella, à quoi pensez-vous ?         

BELLA (avec plus d'aménité) : Parce que, de toute façon, je ne suis pas l'homme avec lequel tu ne peux pas être sincère. Voilà ton malheur : tu n'es pas capable d'être sincère. Tu joues tout le temps la comédie. Il faut être un homme accompli, mon petit. La belle affaire ! Courage ! Allons, du cran !      

LHOMME : Mais quoique... moi...    

BELLA (énergiquement mais avec amabilité) : De la sincérité et de la droiture. Nous sommes des êtres humains, Sándor, pas des bêtes sauvages. Tu n'as pas à avoir honte d'être un homme... Tu voulais voir cette femme... allons, tais-toi... Quel est cet homme qui n'ose pas l'avouer... Si tu ne l'avoues pas au maître d'hôtel, je comprends. Mais à moi ? Tu n'as pas à avoir honte d'une affaire de cœur.           

LHOMME (faiblissant) : Mais non, très cher Bella. Ce n'est pas si simple que ça. On ne peut pas…

BELLA (crûment) : Arrête ton char...          

LHOMME : Comprenez-moi, je vous en prie... C'est qu'il faudrait qu'on écoute l'homme. Mais on ne veut pas écouter l'homme. C'était toujours mon malheur.         

BELLA : Enfantillage. Je te comprends mieux que toi-même. Qu'est-ce que tu entends par "t'écouter" ?    

LHOMME : Je veux dire, que vraiment je ne le savais pas... ou je n'étais pas sûr de savoir. Toute la soirée j'ai traîné dans les rues... dans des ruelles mal éclairées... comme dans une mine profonde...              

BELLA (geste de résignation) : C'est bon, j'ai compris.      

LHOMME (augmente le débit) : Mais c'est aussi important... et j'étais très fatigué, vous savez, j'ai travaillé beaucoup dernièrement. Croyez-moi ce n'est pas rien. J'ai même fait un saut au ''Transylvanie bar". Et puis soudain je me suis trouvé devant l'hôtel, et il est vrai, j'ai vu aussi l'affiche, mais croyez-moi, je l'ai oubliée... je ne suis pas venu à cause de cela... Mais j'étais très fatigué, et je ne savais pas où aller... Je pensais, qu'il valait mieux que je me couche, et alors, devant ma chambre, dans le couloir, soudain j'ai cru entendre une détonation. J'étais vraiment persuadé...             

BELLA (ironiquement) : Un coup de feu ?... Partout tu entends des coups de feu ? Raconte ça à ton neurologue, il te donnera des explications très édifiantes à ce sujet...          

LHOMME : Bien sûr, mes nerfs ne vont pas bien je le sais. Mais c'est tout simplement à cause de la fatigue. Est-ce difficile à croire ? Je le répète : j'ai beaucoup travaillé ces derniers temps. (Il sourit confusément) Mais sûrement vous pouviez le lire au...          

BELLA (il se rappelle) : Ah oui, c'est vrai le finnois m'en a touché un mot. Je te félicite, mon petit. Il paraît que tu as inventé quelque chose... C'est quoi ?         

LHOMME (avidement) : Je crois que c'est une chose très intéressante. En tout cas je le crois.             

BELLA (avec bienveillance) : Alors raconte, raconte.         

LHOMME : Vous le savez... je m'occupe d'aviation...         

BELLA (souriant) : Oui, bien sûr, je suis au courant.         

LHOMME : Il s'agit d'un nouveau type d'avion... vous savez...     

BELLA : Dis donc... tu as inventé un avion ?          

LHOMME : Mais sérieusement, je ne vous ennuie pas si j'en parle ?       

BELLA : Mais du tout du tout, mon petit. C'est plutôt une chose très intéressante. Tu ne te rends même pas compte comme c'est intéressant. Parle donc.     

LHOMME : Vous allez voir... Ce n’est pas si insignifiant...            

BELLA : Eh bien!       

LHOMME (souriant) : Je sais bien que vous, Père Bella, n'appréciez pas tellement tous ces... toutes ces "conquêtes techniques". Comme vous en parlez d'habitude.             

BELLA : C'est l'homme qui m'intéresse, mon petit, au premier abord, et non pas ce que l'homme fait.

LHOMME (pensivement) : Tandis que moi... ce qui m'a toujours motivé c'est l'œuvre, le travail, plus que l'homme...              

BELLA : Derrière l'œuvre il y a l'homme. L'œuvre n'est qu'un masque.           

LHOMME (pensivement) : Mais alors... le visage de l'homme est si laid et si misérable, qu'il fabrique tout le temps des masques ?      

BELLA : Ce n'est pas si faux. L'homme parfait, l'homme qui est parfaitement constitué, ne crée rien, il n'en a pas besoin. Il détruit et anéantit plutôt.             

 LHOMME (avidement) : Mais dans ce cas... Est-ce que vous savez qu’avec mon invention on peut aussi détruire et anéantir ?          

BELLA (ironiquement) : Allons, comment ?            

LHOMME : Vous n'avez pas lu... Bien sûr, vous n'avez pas tout lu. L'armée va l'acheter, peut-être, mon invention.  

BELLA (dubitatif) : Mais si j'ai bien compris, il s'agit d'un avion.             

LHOMME : D'un avion de combat. L'idée en soi n'est pas nouvelle... Mais j'ai trouvé une variante astucieuse. Pouvez-vous imaginer une balle qu'on ne peut pas éviter ?    

BELLA (hilare) : Une balle qui tourne au coin de la rue après l'homme.            

LHOMME (avec vivacité) : Exactement. Elle tourne au coin de la rue.     

BELLA : Quelle balle délicieuse !      

LHOMME : Enfin, maintenant je peux parler de cette affaire. Vous avez entendu parler des ondes électriques, n'est-ce pas ?         

BELLA : Mon cher petit, si c'est possible, parle-moi de l'essentiel, sans aucune explication technique.           

LHOMME : Alors bon, uniquement l'essentiel. Imaginez un avion sans pilote.  

BELLA : Et derrière, personne. J'ai compris.

LHOMME (avec une vivacité grandissante. La musique qui s'amplifie dehors l'oblige à élever la voix) : La machine décolle... de la piste, il ne reste que quelques ingénieurs qui manipulent les ondes électriques... d'en bas, ils guident l'engin... avec les ondes électriques... Hé, Père Bella, vous m'écoutez ?       

BELLA (fronce soudain les sourcils, et puis d'un ton sérieux) : J'écoute, c'est très intéressant.              

LHOMME (les yeux brillants) : N'est-ce pas, intéressant ?              

BELLA (significativement) : Vas-y, continue, tu n'as pas idée comme c'est intéressant.             

LHOMME : N'est-ce pas ? L'engin s'élève, vole vers les lignes ennemies... Elles le voient... décrivant des courbes régulières, il s'approche... s'approche, les poursuit, fait demi-tour.    

BELLA : Comme au coin de la rue 

LHOMME : Oui, automatiquement. Il se dirige là où ils sont nombreux. (Il regarde Bella.) Il les poursuit... court après eux... comme une torpille aérienne...        

BELLA : Vas-y parle, parle, je t'écoute.       

LHOMME (se lève) : Soudain l'engin vacille, il commence à sombrer... il tombe...          

BELLA (il le regarde de plus en plus significativement) : Ah ! Ah !            

LHOMME : Il s'écrase... une détonation...    

BELLA (il s'assoit, se met à l'aise, opine de la tête comme quelqu'un qui a tout compris, il allume cérémonieusement une cigarette. Puis, écoute avec amusement) : Boum !      

LHOMME (désarçonné, avec un enthousiasme forcé) : Et ils gisent là-bas, l'engin et les hommes... comme une seule bombe...        

BELLA (tout à son aise, se balance sur la chaise) : La bombinette, un petit bonbon, en papier de soie.           

LHOMME (perdant toute certitude) : L'appareil sans pilote... la grenade en forme d'avion les a suivis, les a anéantis... et se détruit au-dessus des cadavres...          

BELLA (avec amusement) : Au-dessus des cadavres...       

LHOMME (sidéré) : Au-dessus des cadavres...         

BELLA (se balançant) : Au-dessus les cadavres se dresse Sándor Lhomme, ingénieur militaire, une main fourrée dans son gilet, il tend l'autre et s'écrie: « Regarde par ici, Marie – regarde-moi... Fou, fou, fou, foutus trois cents personnes d'un seul coup ! C'est moi qui ai fait ça ! Ouah, ouah ! Tu vois, comme je suis féroce ! » (Il se lève)        

LHOMME (est comme pétrifié à l'endroit où il est debout)

 

Longue pause. Bella boutonne son manteau et sifflote. De l'intérieur, une musique chatoyante du troisième acte du "Bal masqué" s'entend doucement, accompagnée de pizzicatos.

             

BELLA (fait un signe de la tête vers la salle) : Tu entends ?            

LHOMME (ne répond pas)      

BELLA : Tu entends ? (Il siffle la mélodie) Comme elle ricane. (Lhomme se tait) La musique ricane. Eh bien, tu entends, je ne me laisserai pas ridiculiser par un violon.          

 

Pause

 

BELLA : Allons bon, parlons d'autre chose.            

LHOMME (avale sa salive) : Non, non, au contraire, parlons-en, Père Bella. Alors, vous prétendez que moi, pour elle... à cause d'elle...         

BELLA : Que veux-tu ? Cela m'est bien égal. Laissez-moi tranquille. Pourquoi me tracassez-vous avec vos affaires de cœur. Puisque je vois bien que tu n'aimes pas que j'en touche un mot.             

LHOMME (avec dureté) : Il ne s'agit pas de femmes, mais de mon travail. C'est de cela que j'ai parlé.           

BELLA : Et alors ? Si je me le rappelle bien, nous discutions sur des questions d'esthétique. Sur l'œuvre, et puis sur l'homme, et que diable encore. J'ai dit que l'homme est derrière l'œuvre, mais tu l'as contesté en disant non... Je me suis servi d'un exemple pour justifier mon postulat.

LHOMME : Quel postulat ?  

BELLA (innocemment) : Dont nous débattions. Que derrière l'œuvre il y a toujours l'homme... avec tous ses malheurs... sa malchance... ses misères... Sa grande peur...     

LHOMME (bredouillant) : Pourquoi précisément peur ?    

BELLA : Et d'autres choses encore. L'homme veut démontrer quelque chose. Regardez par ici, voilà qui je suis. Je fabrique des engins. Vous voyez comme je suis fort. Balivernes ! C'est l'engin qui est fort. Aussi il vous pulvérise tous. Ce sont toujours des aveugles, des invalides qui ont écrit les grandes épopées sur les héros incomparables. Les héros n'écrivent pas des épopées, mon cher petit. Les héros...

LHOMME : Qu'est-ce qu'ils font ?    

BELLA : Ils meurent. (Insistant) Et après arrive l'infirme, le souffreteux, et ils composent l'épopée immortelle. C'est leur gagne-pain... parfois pour l'éternité... uniquement les malades vivent éternellement... les bien portants meurent tous...  

LHOMME (le regarde, mais ne lui répond pas)         

BELLA (tapote son épaule) : Ne crains rien, camarade. Nous, tous les deux, nous sommes malades, toi et moi... de bons vieux paralytiques... nous n'allons pas mourir de sitôt.         

LHOMME (se tait) :      

BELLA (plaisamment) : Qu'est-ce que tu as ? N'est-ce pas mieux ainsi pour nous ? Je n'en mourrai pas, si la femme que j'aime me préfère le héros... toi aussi tu ne vas pas monter dans cet engin mortel, qui assassine un grand nombre de personnes quand il explose... Nous continuerons de vivre avec notre cœur brisé, tandis que le héros va se briser le cou en essayant de remonter du précipice le gant de la bien-aimée... Et puis il monte dans ton engin et il se brise à nouveau le cou. Pendant que nous sommes assis en bas, et que notre cœur brisé rayonne de volupté du fait même qu'il peut plaindre le héros.    

LHOMME (se tait)        

BELLA (plaisamment) : Pourquoi es-tu si tristounet ? C'est si sérieux que ça ? Mais tout cela n'est qu'une façon de parler.    

LHOMME (d'une voix altérée) : Je n'ai pas été lâche.          

BELLA (perplexe) : Holà, qu'est-ce qu'il y a ?         

LHOMME (du même ton, plus fort) : Je n'ai pas été lâche. Il m'a offensé. Je ne l'ai pas provoqué, et je ne me suis pas battu avec lui, parce que j'ai bien compris la situation de la femme, c'est un homme qui mérite d'être aimé.           

BELLA (avec morosité) : Allons donc... il ne s'agit pas de ça.         

LHOMME (encore plus fort) : Je leur ai demandé d'attendre. Qu'ils me donnent l'occasion. On ne peut pas régler ces choses-là dans la précipitation. Elle ne m'a pas compris quand elle s'est conduite méchamment avec moi, mais moi je lui ai pardonné : je l'ai comprise. Ce n'est pas de la lâcheté.      

BELLA (mal à l'aise) : Mais alors c'est... je ne sais pas de quoi tu parles, mon petit.      

LHOMME (geste de découragement) : Vous le savez de quoi je parle, par ce que vous en parlez aussi. Alors parlons franchement. Voyons un peu ce qui s'est passé. Ma femme n'a pas dit qu'elle aimait le comte.  

BELLA (mal à l'aise) : Mais mon cher ami, tu ne vas quand même pas raconter maintenant cette histoire... comme si nous étions au premier acte d'un drame, où on a besoin des préliminaires.

LHOMME (continue) : Non, elle n'a pas dit qu'elle aimait le comte. La raison de l'altercation n'était pas la jalousie.      

BELLA (doucement en changeant de ton) : Il ne s'agit pas de cela. Pourquoi n'as-tu pas relevé le défi ?        

LHOMME (pause, puis) : Parce que j'avais honte.  

BELLA (découragé) : Hum, mais alors, pourquoi est-elle partie ?            

LHOMME : Parce qu'elle voulait me voir sans tache, fort.            

BELLA (bienveillant) : Alors tu crois... qu'elle reviendrait... si...  

LHOMME : Je lui ai bien dit. Je ne veux faire de mal à personne, parce que je respecte toute pensée ou sentiment, même si je ne suis pas d'accord. Je lui ai demandé d'observer les règles du jeu. Je lui ai dit : je vais attendre patiemment, puisqu'elle ne peut pas m'aimer maintenant... Jusque-là je n'ai pas de raison de me mêler de sa vie, si elle me garantit qu'elle sera irréprochable, en attendant sa réponse finale.

BELLA (brusquement) : Si elle garantit...     

LHOMME : Je lui ai précisé qu'elle ne doit pas rencontrer cet homme tant que dure la mise à l'épreuve : ils ne doivent pas se voir ni en privé ni en public.       

BELLA : Et... elle t'a promis ?          

LHOMME : Oui.          

BELLA : C'est cela.    

LHOMME : Qu'est-ce qu'on peut ajouter à cela ?  

BELLA (distraitement) : Rien, rien.  

LHOMME : Vous ne croyez pas que cela s’est passé ainsi ?           

BELLA (souriant, avec chaleur) : Mon cher enfant, Tu peux croire, que je suis de tout cœur avec toi. Mon cher garçon, si gentil, si fou.

 LHOMME (agité) : Pourquoi ? Les choses que j'ai dites, sont des enfantillages ? Lesquelles ? Je ne comprends pas.

BELLA : Cette femme ne t'aime pas, mon garçon, C'est tout. La mise à l'épreuve ! Quelle idée méchante, inhumaine ! Elle n'a pas besoin de mise à l'épreuve. Elle ne nous aime pas, ma chère âme.

LHOMME : Nous!       

BELLA : Nous, mon cher garçon. Toi et moi. Elle n'a pas besoin de nous. C'est du comte qu'elle a besoin.         

LHOMME (révolté) : De la folie ! Un cauchemar ! S'il n'existait pas... Pourquoi alors plutôt...             

BELLA : Parce qu'il est d'un autre genre... Un homme véritable... Pas comme  nous deux... c'est ainsi que les rôles sont répartis... Nous l'aimons, n'est-ce pas ? Mais elle veut aimer et non qu'on l'aime... Cette façon de voir les choses, est pour moi une  consolation et une résignation, mais toi, je te plains, parce que tu vas en crever.        

LHOMME : En crever!           

BELLA : Tais-toi... (Doucement) : Pour tout le monde c'est évident, que tu traînes dans les rues et que tu la cherches. Tu ne devrais pas.

LHOMME : D'un autre genre ! Un homme véritable ! Un pur délire, et méchant... du pur somnambulisme... Quel est l'homme véritable ? Celui qui sait vouloir, voilà l’homme véritable ! Qu'est-ce qu'elle en sait ? Moi, je travaille...           

BELLA : Tu travailles pour oublier.             

LHOMME : Eh bien, je travaille pour oublier. Et disons que je travaille pour la récupérer. Et après ? Bon, supposons que j'ai fabriqué cette machine pour elle... N'est-ce pas la preuve de la force ? De l’authenticité ? Moi aussi, j'ai besoin d'air ! Pour respirer... Et puisque c'est elle l'air que je respire, alors j'ai besoin d'elle. Quel mal y a-t-il à cela ?  

BELLA (doucement) : Mais elle n'a pas besoin de ton air.             

LHOMME : Elle n'en a pas besoin... Mais puisqu'elle m'a aimé...             

BELLA (pareil) : Mais pas pour que tu vives. Elle t'a aimé, parce qu'elle a cru que tu étais prêt à mourir pour elle.             

LHOMME (bafouille) : Parce qu'elle a cru... Mais alors, c'est...     

BELLA : Eh bien, voyons un peu, Le comte est un tireur au pistolet redoutable. Ta femme est partie parce que tu ne voulais pas te battre contre lui. Elle t'a quitté parce que tu n'étais pas prêt à mourir pour elle. C'est aussi simple que ça.          

LHOMME (avale sa salive) : Mais alors... Puisque le comte t'a...    

BELLA : De lui elle est sûre que c'est un homme, un vrai... Et elle sait qu'il n'a pas peur de mourir. Elle n'a pas besoin de preuves... Elle le sent à ses yeux, à son odeur. Elle te croirait si tu pouvais le prouver... en pilotant ton engin qui est capable de tuer.           

LHOMME (suffoque) : Sottise... Délire... Cauchemar... Elle ne peut pas être aussi (il respire un grand coup) : Elle ne peut pas être aussi folle.

BELLA : Folle!? Pourquoi ? Voyons un peu, ferme tes yeux et dis... Est-ce que tu peux vivre sans elle ?...  

LHOMME (se tait)        

BELLA : Tu vois ? Et tu ne veux pas non plus mourir. Mais alors... mon cher garçon... Dans ce cas cette femme a raison.     

LHOMME (il avale sa salive) : Mais si je meurs...     

BELLA (mi-plaisantant) : Tu n'as jamais entendu parler de femmes qui aimaient des dépouilles mortelles ? (En chuchotant) Qui prenaient dans leur sein la tête coupée de Jean ?     

LHOMME (il passe sa main sur son front, en chuchotant) : Non, non... Quelle chose écœurante... Pouah.      

BELLA (sombrement) : Pouah ? J'ai même entendu parler d'hommes qui étaient capables de comprendre de telles femmes.

LHOMME (le regarde horrifié, reste muet)    

BELLA (d'un regard fixe) : Ceux qui ont expiré d'une volupté ineffable quand toute blême, elle chuchota dans leurs oreilles... tu auras tout ce que tu veux, si tu es capable de mourir pour moi.

LHOMME (levant la voix) : Vous aussi... alors, même vous ?         

BELLA (le regardant) : Moi, je n'ai pas l'habitude de mourir.      

LHOMME (se tient la tête) : Non... Non... Quel dégoût... et cette musique inepte...          

BELLA : Doucement... ils viennent... il semble que c'est la pause...          

LHOMME : Oui... et cette chaleur... Vous me prenez pour un cobaye. (Il se retire vers la cabine.)

 

De l'extérieur on entend des propos badins, des bruits, des pas. Entrent : Lenci Horváth, le bossu, et Mme Lendvaï.        

 

LENDVAÏ : Voilà, nous pouvons nous asseoir ici. Qui est là ?                    

BELLA : Salut, mon vieux !            

LENDVAÏ : Ah, le maître! Salut cher Maître !        

Mme LENDVAÏ : Il s'est dérobé devant son œuvre !           

BELLA (sourit) : Hélas, il est difficile de me dérober devant mes œuvres. Elles aiment trop les fortissimos, mes œuvres.     

Mme LENDVAÏ : Mais vous avez écouté Marie Lehotay ?             

BELLA : J'étais dans la salle.          

Mme LENDVAÏ : Je ne m'imaginais pas être autant touchée.        

BELLA (souriant) : Je savais que ce serait une surprise si elle montait sur scène... Je connais cette voix depuis cinq ans.   

Mme LENDVAÏ : Peu m'importe sa voix ! Je ne parle pas de cela.            

BELLA : De quoi alors ?      

Mme LENDVAÏ : C'est inouï, comme elle belle !      

BELLA : Eh bien. Alors même les femmes…

Mme LENDVAÏ : Quoi les femmes! Ce que je ne comprends pas, c'est que vous ne perdez pas la raison, vous tous ici ? Que vous êtes assis là, en train de fumer, de bavarder au lieu de faire des galipettes autour d'elle dans la salle ou de ramper sur le ventre devant l'estrade. Vous ne vous rendez pas compte à quel point cette femme est belle ?  

BELLA : Eh bien... un ou deux d'entre nous le soupçonnent.    

LENDVAÏ : Particulièrement un. (S’adressant à Bella) Tu l'as vu ? Il est là le...  

BELLA (le pousse) : Chut!   

Mme LENDVAÏ (regarde vers la cabine, et aperçoit Lhomme. S'étonnant) : Tenez, Monsieur l'ingénieur. (Elle s'approche de lui) Comment allez-vous, Monsieur l'ingénieur ?         

LHOMME : Merci.    

Mme LENDVAÏ (revient vers les autres)         

LHOMME (reste dans la cabine)       

LENDVAÏ (doucement à Bella) : Alors, il est là ?      

BELLA (immobile)

LENDVAÏ : Tu m'écoutes ? C'est quelque chose. Tout le monde est au courant de l'affaire, et il vient ici, bien qu'il sache qu'il pourrait rencontrer lui aussi, en plus...        

Mme LENDVAÏ : Comme un petit chien, on le chasse et il revient vers son maître.      

HORVÁTH (avec conviction) : Pouah.           

BELLA (à Mme Lendvaï) : Mais puisque tout à l'heure, vous avez dit que nous devrions perdre la tête pour elle.       

Mme LENDVAÏ : Oui, quand elle est seule. Mais puisque l'autre est là...             

LHOMME (toussote, se lève soudain, et passe devant les autres en direction de la porte. Quand il arrive à leur hauteur, ils se taisent brusquement, ça le perturbe. Pour cacher son désarroi, il feint la décontraction, et se tourne vers Horváth) : Slutations, Monsieur Horváth. (L’œil hagard, il tend sa main)        

HORVÁTH (reste de marbre, immobile) : Bonjour.              

LHOMME (rougit, il ne sait pas comment partir) : Eh bien... comment allez-vous ?       

HORVÁTH (même jeu) : Merci, bien.            

LHOMME (sourit péniblement) : Vous étiez dans la salle de concert ?

HORVÁTH (comme plus haut) : J'y étais.     

LHOMME (toussote) : Que voulez-vous... (Il va vers la porte, terriblement embarrassé, il ne sait pas comment partir. S'approchant de la porte, il fouille dans ses poches, comme s'il se souvenait de quelque chose, il sort un calepin et le feuillette et puis s'assoit à côté de la porte).  

BELLA (doucement, s'adressant à Horváth) : Quand même, il ne fallait pas comme ça...        

HORVÁTH (très fort) : Je ne peux respecter qu'un homme vrai.  

BELLA (veut changer de sujet) : Oui, que voulez-vous... mais cette histoire avec ce pauvre Kovács... après tout, nous ne connaissons pas les mobiles...  

LENDVAÏ (vocifère belliqueusement) : Des mobiles, mon œil... ce sont des jérémiades... rien ne peut justifier qu'un jeune homme se dérobe... ne se batte pas, parce qu'il a des mobiles, soi-disant... Monsieur Horváth a entièrement raison... Il y a des hommes tout d'une pièce et des demi-portions... Un jeune homme doit avoir du cran. Un jeune homme ne doit pas réfléchir si la chose vaut la peine ou hésiter à s'engager, il faut qu'il se lance, même s'il y laisse sa peau. Voilà comment j'imagine un jeune homme.           

BELLA (veut changer de sujet) : Et si on allait quelque part ?    

Mme LENDVAÏ : Allons chez le maître, les enfants... Nous prendrons le thé, pendant qu'il nous jouera du piano.         

BELLA : Vous ne pensez pas qu'on a eu suffisamment de musique ?   

Mme LENDVAÏ : Savez-vous que le maître a une belle voix ?      

LENDVAÏ : Je ne le savais pas.           

BELLA : Moi, une belle voix ?        

Mme LENDVAÏ (montrant la salle) : Vous entendez ?         

BELLA (en sifflant il accompagne la mélodie)       

Mme LENDVAÏ : Allons, du courage...                      

BELLA (va au piano, mais d'abord il éteint la lumière, sauf celle qui éclaire le piano. Lhomme reste à côté de la porte, il feuillette son carnet, le laisse tomber, puis il écoute, en se penchant en avant).          

BELLA (accompagne en chantant, la musique qu'on entend de la salle) : 

            Ô Lola, blanche fleur à peine éclose

            Que le soleil salue avec amour,

            Celui qui peut baiser ta lèvre rose 

            Vit toute une éternité dans un seul jour.

            Si l'on voit du sang près de ta porte

            Nul ne plaint celui qui meurt pour toi : 

            Le paradis, le ciel, rien ne m'importe,

            Car seul le bonheur est où je te vois !

 

            La sonnerie annonce la fin de l’entracte..

           

Mme LENDVAÏ : Je vous ai bien dit, qu'il avait un bel organe. Mais maintenant dépêchons-nous, je voudrais écouter le prochain numéro.

BELLA (se lève, les accompagne jusqu'à la porte)

LENDVAÏ : Tu ne viens pas avec nous ?       

BELLA : Tout à l'heure. (Tout le monde sort, sauf Bella et Lhomme. Bella allume la lumière, Lhomme est assis sur une chaise, il regarde fixement devant lui, Le calepin est par terre à côté de lui.)

BELLA : Alors, qu'y a-t-il mon vieux ?        

LHOMME : Quelle chose formidable que la musique.        

BELLA : Merci.          

LHOMME (regarde devant lui) : Je ne parle pas de votre voix, même pas de cet air... Une musique sans paroles... des sons qui se suivent...

BELLA : Qu'est-ce que tu leur reproches ?             

LHOMME (pareillement) : J'ai ressenti ça depuis longtemps. L'effort terrible des sons... La musique désincarnée... sans paroles, que des sons... comme elle tambourine et gémit dans le piano... pour se faire comprendre dans une langue d'un monde étranger... mais nous ne la comprenons pas... on parle au-dessus du lit d'un rêveur, et il entend les paroles dans son rêve... dehors, en plein air, quelqu'un crie... réveille-toi ! Tonne-t-il, comprends ce que je dis... et nous nous efforçons d'une façon convulsive de saisir ce qu'il nous dit.  

BELLA : Les amateurs éprouvent cela par rapport à la musique. Pour les connaisseurs la musique c'est de la pure mathématique. ,       

LHOMME (songeur) : comme si je saisissais quelques mots.          

BELLA : Puisque j'ai chanté

LHOMME : Mais pas du tout ce que vous avez chanté. Uniquement le son. Un jour peut-être on comprendra... Dites, est-il possible qu'un jour il arrive quelque chose à quelqu'un ?           

BELLA : Eh bien, adieu, mon petit, je retourne... Fais un saut chez moi, un de ces jours... Tu ne viens pas ?         

LHOMME (toujours songeur) : Je reste encore un peu. Ensuite je monterai dans ma chambre. Adieu Père Bella.         

BELLA : Adieu, mon pauvre ami. (Il le fixe, puis il hausse les épaules et s'en va).        

 

Lhomme se lève lentement, regarde autour de lui, comme s'il ne savait plus où il est. Il traverse la scène vers la cabine. En passant il appuie sur une touche du piano, il s'arrête devant le miroir, de dos au public, et il se regarde. Marie entre par la gauche, en toute hâte, sur la pointe des pieds. Elle jette un rapide coup d'œil circulaire, mais elle n'aperçoit pas Lhomme, et réciproquement. Elle se retire dans la cabine. Entre-temps, par mégarde, elle laisse tomber un de ses gants. C'est une très belle femme. Lhomme lentement, comme un somnambule, avance vers la porte dans la direction opposée. Olson entre. Ils se rencontrent devant le gant. Olson se baisse pour le ramasser, quand Lhomme l'aperçoit aussi au même moment.

 

OLSON : Pardon.        

LHOMME : Pardon, qu'y a-t-il ?     

OLSON : Rien. Ce n'est pas à moi.  

LHOMME : Vous permettez ? (Il enlève le gant de la main d'Olson et l'approche de son visage)

OLSON : Il est sûrement à la dame qui vient de passer tout à l'heure. Je le lui apporte.           

LHOMME (fébrilement) : Non... c'est son parfum... (Il regarde autour de lui, et va vers la cabine.)

MARIE (elle avance, embarrassée)    

LHOMME : Marie... vous avez perdu votre gant.

MARIE : C'est vous, Lhomme ?        

LHOMME : Oui, c'est moi.   

MARIE (elle touche ses cheveux) : Je ne savais pas que vous étiez là.

LHOMME : Je suis ici tout à fait par hasard.        

MARIE : Je voulais arranger mes cheveux... (Elle se dirige vers la porte)            

LHOMME : Marie... Je vous en prie, attendez un peu... (Il regarde Olson.)      

OLSON : Pardon, je vous dérange ?            

LHOMME : Je voudrais échanger quelques mots avec madame.           

OLSON (hésitant) : Veuillez m'excuser. (Il sort lentement.)           

MARIE : Qui est cet homme ?           

LHOMME : Je n'en ai aucune idée. Mais c'est un personnage étrange ; on dirait qu'il veut quelque chose de moi. Sans cesse il est dans mes jambes.         

MARIE (elle arrange ses cheveux) : Comment allez-vous, Lhomme ?      

LHOMME : J'ignorais qu'il y avait un concert.     

MARIE : Oui, moi aussi j'ai participé... le père Bella m'a piégé... Eh bien, je dois maintenant partir, ma voiture m'attend – vous n'êtes pas fâché, n'est-ce pas ? Adieu ! (Elle tend sa main)              

LHOMME (tremble de tout son corps, avec une décontraction forcée) : Pardon, on ne pourrait pas discuter quelques minutes ?         

MARIE (plisse les yeux) : Je n'ai rien à discuter avec vous, mon ami.      

LHOMME : J'ai décidé...      

MARIE (regarde devant elle avec impatience)           

LHOMME : Je me suis résolu à vous demander quelque chose. (Il sourit confusément)          

MARIE (hausse les épaules et regarde la porte avec inquiétude)     

LHOMME (en baissant les yeux) : Ne craignez rien, Je ne vais pas parler de... mais est-ce que vous avez réfléchi à propos... (Il détourne la tête.)     

MARIE : (avec douceur mais sans concession) : Écoutez Lhomme, à quoi rime tout cela ? Je vous ai expliqué calmement, raisonnablement comment cette chose s'est produite en moi... pourquoi nous tourmenter ?         

LHOMME : Marie... Dites-moi calmement, mais laissez la raison de côté... Vous me connaissez, et vous savez très bien, que si je comprends, si je conviens de quelque chose, alors je me résignerais volontairement à la méchanceté et au tourment en échange de l'incertitude. La reconnaissance, la véracité, me récompense de tout. Si je reçois une balle, j'apprécierai plus que tout de savoir avec certitude si mon cœur est touché, au lieu de m'évanouir et de ne pas savoir si je suis réellement atteint.   

MARIE (de mauvaise grâce) : J'ai parlé clairement            

LHOMME (constatant qu'elle reste malgré tout, son débit augmente) : Bon, recommençons. Vous avez parlé clairement de choses obscures, mystérieuses et inconcevables. Vous avez dit qu'à un certain moment quelque chose s'est cassé en vous... vis-à-vis de moi... N'est-ce pas, vous l'avez dit ? Et depuis vous êtes incapable... tout cela n'a aucun sens.            

MARIE : Vous voyez bien que si.      

LHOMME : La passion ce n'est pas une ficelle qui se casse... Êtes-vous anatomiste ou le bon Dieu, pour savoir avec certitude ce qu'il vous arrive... Vous ne m'avez pas écouté jusqu'à bout.       

MARIE : En quoi suis-je concernée ? À quoi bon tout cela ?        

LHOMME : Comprenez-moi, Marie. Si j'étais sûr que vous ne m'aimiez pas, croyez-vous, que je serais si misérable, si stupide, de parler avec vous, d'argumenter, de batailler avec vous... Mais vous ne m'avez jamais dit que vous ne m'aimiez pas...  

MARIE : Je l'ai dit, quand nous nous sommes séparés, et je le répète maintenant.        

LHOMME : Attention, Marie, vous ne me l'avez pas dit, et même maintenant vous ne le dites pas... Si vous me dites : mon ami, je m'aperçois que je ne vous aime pas, je ne vous ai jamais aimé – je m'aperçois que je me suis trompée – je ne vous aime pas, je ne sais pas pourquoi, mais je ne vous aime pas... alors... alors n'est-ce pas, je m'inclinerai et je m'en irai et vous ne me reverrez jamais... Mais vous ne me l'avez pas dit... vous avez allégué certaines raisons, des circonstances qui vous ont changée... bien qu'on ne puisse  pas changer ce fait... Vous m'avez dit que vous m'aimiez, mais que votre amour a disparu parce que vous vous rendiez compte que je n'étais pas capable de vous aimer comme vous le méritiez.      

MARIE : Et c'était le cas.       

LHOMME (violemment) : Ce n'est pas vrai, ce ne sont que des mots. En vérité, si c'était le cas... alors votre amour renaîtrait... parce que vous seriez convaincue que vous avez tort.   

MARIE (avec réserve) : Comment être convaincue... quoi que vous fassiez, je ne peux pas oublier que lorsque...         

LHOMME : Je n'ai pas dit que je vais faire quelque chose. Mais si j'arrive à vous convaincre que même, alors, ce n'était pas vrai... comprenez-moi, lorsque...           

MARIE (découragée) : Comment allez-vous me convaincre ? Ce sont des faits, ils n'ont pas besoin d'explication.         

LHOMME (avec un amer triomphe) : Vous voyez bien, Vous esquivez ! Vous êtes incapable de me répondre. Dites-le donc, osez le dire... ce n'est pas alors, que votre amour a cessé d'être... mais qu'il n'a jamais existé.       

MARIE (pareillement) : Écoutez, Lhomme, vous parlez beaucoup mieux que moi. Je ne pourrai jamais vous convaincre avec des paroles. Mais je suis sûre de mes sentiments.     

LHOMME : Comprenez-moi, Marie... je vous supplie de comprendre et croyez-moi... Je ne vous demande pas d'amour... Je ne veux pas que vous m'aimiez... Ce que je veux, c'est que vous disiez sincèrement, ouvertement, que vous ne m'aimez pas... Ce que je veux, c'est que vous constatiez que jamais vous ne m'avez aimé. (Avec passion) Vous saisissez ? Je veux vous convaincre que vous ne m'avez jamais aimé.       

MARIE (boutonne ses gants) : Si ça vous rassure, je vous laisse me convaincre volontiers.       

LHOMME (presque hurlant) : Non, pas ainsi... de cette façon ça ne vaut rien... pas pour me rassurer... mais que vous reconnaissez... que vous avez découvert... que vous avez compris... (Il se tient la tête) Mensonge ! Vous voulez esquiver ! Vous dites que vous reconnaissez ! Que des mensonges odieux.

MARIE (avec résolution) : Ne vous fâchez pas, mais ma voiture m'attend.         

LHOMME (soudain il se calme) : Excusez-moi, encore une fois j'ai déraillé. Je vous en prie, attendez une minute.       

MARIE : Cela n'a aucun sens.

LHOMME : Mais si... (Il se place devant elle, il parle fébrilement à tort et à travers) : Marie, je vous en prie, seulement une seconde ! Puisque je crois que vous êtes convaincue... vous revenez sur vos paroles... mais alors tout va bien... Si vous ne m'aimez pas... si vous le reconnaissez... mais alors je suis rassuré... mon cher cœur... je ne vais pas vous ennuyer... Et alors nous pourrons discuter calmement, amicalement, comme deux étrangers. Vous ai-je fait du mal, ma douce ? Mon cher enfant... Asseyez-vous, asseyez-vous, pour un instant...   

MARIE (perplexe) : À quoi bon ?      

LHOMME (la force à s'asseoir. D'une voix enjouée) : Comme deux personnes étrangères... qui ne se sont jamais rencontrées... N'est-ce pas, Marie ? Si vous ne m'aviez jamais vu... vous ne refuseriez pas que pour un moment encore...

MARIE (contrariée, impuissante, elle regarde anxieusement la sortie) : Allons donc, à quoi bon tout ça ?

LHOMME (s'affaire autour d'elle, en bavardant) : À quoi bon ? Mon Dieu... mais même lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois, vous ne m'avez pas demandé, à quoi bon. Pourtant, à l'époque, vous ne saviez pas grand-chose de moi, en tout cas votre opinion n'était pas aussi défavorable... Voilà la preuve que l'inconnu est préférable, n’est-ce pas vrai, Marie ?

MARIE (avec bienveillance) : Nous avons eu trop de discussions, Lhomme, Voilà ce qui n'allait pas.

LHOMME : À l'époque vous disiez que vous aimiez quand je parlais. (Un peu honteux) Une fois, vous avez pleuré, un soir, sur l'île Marguerite, Vous vous souvenez ?

MARIE : Oui, parce que derrière vos paroles j'ai ressenti quelque chose. Mais il n'y avait rien, me semble-t-il.

LHOMME : Vous ressentiez quoi ?

MARIE : Des actes !    

LHOMME : Et quand vous avez acquis la conviction, qu'elles ne sont que des paroles vides ?          

MARIE (se lève, renfrognée) : Laissons cela... Encore une fois, nous sommes revenus... D'ailleurs je dois aussi... (Elle regarde vers la porte)            

LHOMME (la fait s'asseoir) : Mais non, mais non. Rassurez-vous... on ne reviendra pas là-dessus... Alors, vous ne voyez pas que je parle comme si rien ne s'était passé entre nous. Vous ne me connaissez pas, moi non plus, j'ai seulement entendu parler vaguement de vous... des autres... des amis... des admirateurs... ils ont dit de vous que vous n'aimez pas les paroles vides... tiens... tiens... ce sont les actes que vous aimez... les hommes qui agissent, qui font quelque chose... (Il s'incline) Madame, permettez-moi de me présenter. Je m'appelle Sándor Lhomme, ingénieur. J'ai entendu beaucoup parler de vous, vous ne me connaissez pas, mais moi, je vous connais. Que pensez-vous madame, quel genre d'homme puis-je être ? Vous me prenez pour un rêveur, pour un bavard ?... Pour un homme qui s'investit dans le travail... ou quelqu'un qui ne s'intéresse qu'aux femmes ?  

MARIE (accepte le jeu à regret) : Vous me demandez avec beaucoup de mots si je vous tiens pour un bavard : cherchez la réponse dans la question.            

LHOMME (même jeu. Il s'incline) : Une répartie parfaite, Madame. Mais peut-être injuste. Parce que si j'étais écrivain, ou acteur, alors tout ça ne serait que paroles vides d'un professionnel. Mais moi, je suis entrepreneur. Ingénieur, je construis des machines.  

MARIE (regarde vers la porte) : Des machines à paroles ?             

LHOMME (s'incline) : Encore mieux, Madame. Mais d'autant plus injuste. Mes engins agissent. Ne l'avez-vous pas lu dans les journaux d'aujourd'hui ?        

MARIE (se rappelle soudain) : Ah oui, voyons un peu, Lhomme, mais alors vous avez inventé quelque chose... j'ai complètement oublié... Je vous félicite... (Elle lui tend sa main)    

LHOMME (s'empare de sa main, ardemment, sincèrement) : Merci, Marie        

MARIE : Une sorte d'avion exterminateur pour l'armée, n'est-ce pas ? Un genre de torpille aérienne

LHOMME : Oui, oui.

MARIE : Qui explose dans l'air. J'ai lu que bientôt on va l'expérimenter.           

LHOMME : D'abord je vais procéder à quelques essais... Viendrez-vous peut-être les voir ?

MARIE : Au fait, comment ça marche ? L'avion vole tout seul ?             

LHOMME (étourdiment) : Il y a une place pour le pilote aussi, mais ce n'est pas nécessaire.   

MARIE (regarde la porte) : Mais c'est dangereux ?             

LHOMME : L'explosion est réglée d'en bas, mais si quelqu'un le pilote il est en danger de mort : quand le réglage ne fonctionne pas avec une précision parfaite. Si on utilise l'avion au combat, et si quelqu'un est prêt à se sacrifier, il peut assurer cette précision.    

MARIE (distraitement) : Je passerai peut-être. Pendant l'essai c'est vous qui piloterez ?           

LHOMME (ne comprend pas) : Mais puisqu'on n'en a pas besoin.          

MARIE (distraitement) : Alors vous ne volez pas ?              

LHOMME (veut dire quelque chose et puis il porte la main à sa tête, et il la regarde avec des yeux écarquillés.)

MARIE (interloquée) : Mais qu'y a-t-il ?       

LHOMME (bafouille) : Rien... un fantôme... ce fantôme, (il la regarde fixement.)         

MARIE (elle se lève, inquiète) : Ne dites pas de bêtises.       

LHOMME (soudain) : Tout à l'heure, n'avez-vous pas parlé avec Bella ?          

MARIE : Il m'a accompagnée ici, depuis je ne l'ai pas vu.             

LHOMME (se passe la main sur le front, regarde devant lui).        

MARIE (en a assez) : Eh bien, adieu Lhomme.       

LHOMME (reste immobile, suffoque et parle bas) : Attendez... attendez un instant... Je n'ai pas bien compris... Vous voulez dire … que vous viendriez... si je monte dans l'avion ?            

MARIE : Eh bien, il est toujours intéressant de voir quelqu'un voler. Non ?    

LHOMME (de plus en plus excité) : Marie... attendez un peu... pourquoi êtes-vous si pressée ?

MARIE : Comprenez-moi, ma voiture m'attend.    

LHOMME (lentement) : Écoutez-moi, Marie... Vous voyez, je suis parfaitement calme... Je vois clairement tout, j'ai toute ma raison... (Ses lèvres tremblent, à peine est-il capable de parler.) Autrefois je croyais qu'il suffisait d'attendre le bonheur pour qu'il nous arrive tout seul. Mais maintenant que la vie est devenue si cruelle, si dure... je vois maintenant que ce n'est qu'un marché, un simple marché... et que tout a un prix... le bonheur aussi...       

MARIE (reste inflexible)          

LHOMME : Mais fixez un prix honnête... Je suis prêt à payer, parce qu'en échange je ne peux pas donner du bonheur... J'ai terriblement honte... d'en arriver là, qu'il faille que je paie... mais au moins, fixez un prix honnête... pour vous... ne faites pas comme le méchant commerçant impitoyable, qui donne gratuitement du pain à celui qui n'en a pas besoin... tandis qu'il dépouille de tous ses biens le crève-la-faim... le voyageur épuisé qui succombe devant la porte de sa boutique... (Il s'affale sur une chaise).

MARIE (doucement mais avec résolution) : Vous voyez bien, Lhomme, avons-nous besoin de tout cela ? Maintenant je dois me dépêcher, ça va se terminer ainsi : vous allez piquer une crise de colère et vous allez vous emporter...    

LHOMME (bondissant et vociférant) : Comment le savez-vous ?  

MARIE : Dieu tout-puissant !            

LHOMME (hors de lui, il hurle) : Comment savez-vous, que je vais m'emporter ? Comment... comment savez-vous à l'avance ?

MARIE : Ciel, mais vous êtes fou.     

LHOMME (se démène, ricane) : Comment vous le savez-vous tous ? Comment savez-vous, que je suis fou ? Tout le monde le sait ?... Mais alors tout le monde sait tout de moi ! À l'avance... ce qu'il m'arrive ici... mais alors vous vous êtes tous concertés... On a décidé quelque chose... et on me pousse quelque part... Même Bella, et cet homme aussi... comme sa femme... et le bossu... tout le monde...            

MARIE (court vers la porte).

LHOMME (court après elle et saisit son bras) : Vous n'allez pas partir tant que... Dites-moi ! D'où savez-vous, que je vais m'emporter... d'où savez-vous que j'allais courir à la fenêtre pour sauter... et que vous allez courir derrière moi... pour me retenir... mais avec précaution, prenant soin d'arriver quelques secondes trop tard... Comment savez-vous ? Comment savez-vous, à l'avance ?

MARIE : Aïe, ça fait mal!       

LHOMME (la secoue) : Vers où me bousculez-vous ? Que voulez-vous ? Où est la fosse ? Aïe !... Je suffoque. (Il porte sa main à sa cravate.)

BENICZKY (arrive en hâte de droite, vêtu d'un pardessus, son chapeau haut de forme à la main).

LHOMME (lâche la femme, et recule en titubant).

MARIE (rapidement) : Oh... c'est vous, Beniczky ?           

BENICZKY (ignore complètement Lhomme) : Excusez-moi, Madame, Je n'ai pas pu venir avant.

MARIE (a un peu honte devant Lhomme, mais elle ne peut pas aplanir la chose) : Ah, pour le concert ?      

BENICZKY (n'est pas gêné du tout) : Mais alors, si vous voulez, nous pouvons partir...             

LHOMME (cherche ses mots) : Écoutez, je vous en prie...            

BENICZKY (poliment, presque aimablement) : Disposez de moi ?             

LHOMME : Oui, Monsieur le Comte... Mais non Votre Seigneurie... je ne peux pas disposer de vous... je voudrais vous prier seulement...

BENICZKY (plisse un peu les yeux) : Faites, très volontiers. Peut-être ? (Il regarde Marie.)     

MARIE (cassante) : Je vous en prie, Comte, évitons les trivialités. Je vous prie de m'accompagner.

LHOMME : S’il vous plaît... je vous en conjure, je vous supplie, cher Monsieur le Comte... Ayez l'amabilité et laissez-vous insulter... (Il s'approche, transporté) Vous m'obligeriez infiniment, non pas une énormité... mais une toute petite grossièreté... un affront minuscule... une gentille chiquenaude... et après, vous accuseriez coup... et bien que je ne sois pas digne de cette marque d'honneur, vous admettriez que je vous ai insulté...

BENICZKY (devient très sérieux, s'adressant à Marie) : Chère Madame, je vous prie d’aller m'attendre dans la voiture.     

MARIE (impatiente) : Allons, qu'est-ce c’est que ça ?       

BENICZKY (tendrement il la guide vers la sortie) : N'ayez pas peur, il ne se passera rien.        

MARIE (sort).

BENICZKY (revient, il est très pâle, calme et résolu) : Je vous en prie, asseyez-vous.       

LHOMME (reste debout) : C'est inutile.       

BENICZKY : À votre guise, ça ne fait rien. En plaisantant, vous m'avez demandé de me laisser insulter par vous.                     

LHOMME : C'est vous qui avez besoin de cette formalité, pas moi.       

BENICZKY : Je sais que vous n'aimez pas les formalités. Vous vous trompez, la formalité est essentielle pour la vie. De la plus haute importance. Mais laissons cela. Bien que vous en parliez en plaisantant, je vois et je sais qu'il s'agit de votre vie... Je vous comprends parfaitement.    

LHOMME : Merci.    

BENICZKY : De rien. Je ne suis pas un homme stupide, et si j'apprécie hautement les formalités, ça ne veut pas dire que je ne discerne pas l'essentiel. L'essentiel ici, en réalité, ce n'est pas le fait que vous devez m'insulter.

LHOMME : J'ai demandé à Marie de ne pas vous rencontrer. Pourquoi n'a-t-elle pas tenu parole ?

BENICZKY : Vous voyez, ça aussi c'est une formalité. Néanmoins, dans certains cas l'essentiel s'incarne dans le principe suivant lequel un homme doit périr pour que l'autre vive. C'est aussi la raison d'être des guerres. Vous le savez aussi.           

LHOMME : Moi...     

BENICZKY (geste désabusé avec la main) : Vous le savez aussi, et il n'y a pas d'autre cas de figure. Sans la femme en question, vous ne pouvez pas vivre, moi, je pourrais, mais je ne veux pas. Par mon tempérament et mon éducation, naturellement, je suis tenu de risquer ma vie pour un caprice. Pour vous, il faut un danger de mort pour la risquer. Vous voyez, je ne suis pas un homme stupide et je fais une concession quand je comprends votre façon de concevoir l'essentiel. Mais faites, vous aussi, une concession, et permettez-moi d'être fidèle aux formalités... vous ne pouvez pas obtenir réparation de moi, tant qu'il y a une affaire non réglée entre nous.     

LHOMME : Des bêtises.        

BENICZKY (lève la main) : Je vous en prie, écoutez-moi jusqu'au bout. Je sais, par contre, que vous avez besoin de cette réparation, et à présent, vous accepteriez, peut-être le danger aussi... Mais il ne peut plus être question de cela. D'autant plus que l'arrangement ne serait pas équitable, parce que vous m'auriez donné un grand avantage, étant donné mes capacités d'excellent tireur. Je...          

LHOMME : Mais alors ?      

BENICZKY : Je vous propose une solution, qui vous donnera l'avantage. On partagera le risque à parts égales entre nous... bien que de mon point de vue, je cours un plus grand danger, parce que je n'ai pas besoin de cette solution, étant donné que, je me répète, je pourrais vivre sans cette personne, tandis que vous, non.

LHOMME (épuisé, presque tendrement) : Je suis terriblement confus... (Il lui tend la main) Merci. C'est vous qui me respectez le plus entre tous ces gens. J'ai cru...     

BENICZKY (sort une roulette de poche) : Tenez. Ou désirez-vous, que ce soit d'abord moi ?    

LHOMME (le fixe) : Qu'est-ce que c’est ça ?          

BENICZKY (calmement) : Celui pour qui sort le noir la première fois.    

LHOMME (devient très pâle) : Je ne comprends pas.         

BENICZKY (à présent, très sévèrement et durement) : Je vois, vous plaisantez.    

LHOMME (après une petite pause, chuchotant) : Non... Je vous suis très reconnaissant. Vous avez raison... bien sûr qu'il s'agit de cela... (Il tressaille et puis il se calme.) Quelles sont les conditions ?         

BENICZKY : C'est complètement indifférent. N'importe lequel d'entre nous qui tire le noir a droit à sa façon... de tirer les conséquences... en choisissant le lieu et l'heure. Bien sûr dans un délai raisonnable: quelques mois. Vous commencez ?             

LHOMME : Je vous en prie, je peux attendre.      

BENICZKY (fait tourner la roulette et attend) : Rouge. (Il la passe) A vous. Lhomme le regarde, comme s'il s'attendait à quelque chose. Au même moment, arrivent en coup de vent: M. et Mme Lendvaï et Cauchemar le journaliste.       

CAUCHEMAR : Voilà, il est là.         

LENDVAÏ (s'adressant à Lhomme) : Cher monsieur l'ingénieur, je vous félicite.         

LHOMME (ne l'aperçoit pas, il fait rouler la roulette et attend. Élevant sa voix) : Noir.   

LENDVAÏ (répète) : Monsieur l'ingénieur, je vous félicite!          

LHOMME (comme en rêve) : Qu'est-ce qu'il y a ?

LENDVAÏ : Nous venons de lire dans les journaux de l'après-midi... Vraiment, je vous félicite sincèrement, Ce brave médecin finnois qui a raconté... justement nous avons fait sa connaissance... Lui aussi un inventeur... il nous a dit que vous êtes encore là, mais il faut nous dépêcher...    

Mme LENDVAÏ (souriante) : Dites-nous, Quand pourrons-nous le voir ?        

LHOMME (parle comme dans un rêve) : Dans... Dans deux semaines... à l'aérodrome... si vous voulez bien... je vais décoller moi-même. (Il regarde Beniczky. Beniczky allume un cigare, puis il remet ses gants.) (Lhomme avance lentement vers le miroir, il le prend pour la porte, le miroir se brise dans un grand fracas.)

 

RIDEAU

 

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