Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

 

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la fuite DU BON SENS

 

AU SECOURS, MON MARI VEUT ME SAUVER

 

 

 

John Galsworthy : géante grille de mots croisés sur l’âme féminine,avec les résultats à la saison suivante. Made in England. Un tirage au sort sera organisé parmi les bonnes réponses pour aller à Lipótmező[1].

 

 

 

LE VICOMTE : La comtesse n’est pas encore rentrée ?

LEVICE-VALET : On dirait, dans une certaine mesure.

LE VICOMTE : Et le vice-dîner ? Rien à se mettre sous la dent ? (Il se mord les lèvres.)

LEVICE-VALET : J’ai tout préparé sur la table de golf.

LE VICOMTE : Bien pensé. L’échassier, où il est ?

LEVICE-VALET : Quel échassier ?

LE VICOMTE : Imbécile. Vous ne savez toujours pas qu’à cette heure-ci le soir j’ai l’habitude de monter sur des échasses ?

LCOMTESSE MELUZINA : Le comte ?

LA VICE-BONNE : Il est allé vice-dîner.

MELUZINA (frémit de dégoût) : Oh ! (Elle va à la fenêtre, décoche un clin d’œil.) Beau rédacteur radical, montez donc !

L’ÉCRIVAIN BERNÁT (grimé en idiot, frappe à la porte) : Nana, quoi de neuf ? J’ai bien l’honneur !

MELUZINA (distraitement, en regardant la lune) : Je ne supporte plus mon mari, cette nullité suceuse de sang, cette hyène puante, ce double tortionnaire qui piétine les gracieux frémissements de mon âme avec ses jambonneaux cagneux pointure quarante-neuf !

BERNÁT : Quoi ? Je ferai la csárdás à mon bâton sur son dos ! Torturer ainsi l’âme féminine délicate d’une sainte femme ? Un nuage de dentelle couvert de rosée ! Ventre saint-gris, diantre et cornegidouille !

MELUZINA (émue aux larmes) : Mon Dieu ! C’est la première fois que j’entends des mots humains et tendres, compréhensifs et purs !

BERNÁT : Ça, je veux bien le croire, nom d’un chien. Vous n’avez qu’à dire, belle dame, vous sifflez et j’accours ! (Il sort par le bas.)

LE VICOMTE (entre, enroué) : Tu n’as pas pris froid, Meluzina ?

MELUZINA : Tu recommences avec tes brutalités insupportables ?

LE VICOMTE : Mais Mel… Mel… Mel…

MELUZINA : Boucle-la ! Je ne sais que trop bien pourquoi ça t’intéresse de savoir si j’ai pris froid. Dans ton avidité bestiale, évidemment, tu me préférerais chaude que froide, parce que ton imagination souillée ne tourne qu’autour de la seule idée selon laquelle je te plais. (Elle tente de sauter par la fenêtre.)

LE VICOMTE (la rattrape, la retient).

MELUZINA (hurle) : Au secours, au secours, mon mari veut me sauver la vie !

BERNÁT (entre) : Monsieur, vous n’avez pas honte ?

LE VICOMTE (pris de panique) : Je devrais la laisser sauter ?

BERNÁT : Vous gueulez encore ? Nous savons très bien ce que vous cherchez ! Nous connaissons bien la bassesse de votre âme, satyre ! Équarrisseur !

MELUZINA : C’est cela ! Vous voulez abuser de moi et me jeter en proie à un infâme vaurien !

BERNÁT : Elle cause bien, la petite dame, je lui mignoterais les oreilles !

MELUZINA : Toi, tu me comprends, Bernát ! (Elle se jette dans ses bras. Elle fait balancer ses jambes par la fenêtre.)

BERNÁT : Jetez donc un coup d’œil en bas !

 

On voit en bas dans la rue des hommes bestiaux, sanguinaires, chargés de serviettes ou de paquets se dépêcher vers leur bureau, construire des maisons, creuser des puits, poncer des parquets, brosser des tapis ; certains autres allaitent des bébés, vont à la guerre, tombent en héros, tout cela avec l’arrière-pensée bestiale de conquérir une femme par une voie détournée et la salir de leurs infâmes désirs bestiaux.

 

L’HOMME SANS-GÊNE  (lève la tête) : Jésus Marie, cette femme ne va pas tarder à tomber ! (Il apporte une échelle, il grimpe, il essaye d’attraper Meluzina.)

MELUZINA : Tiens, voilà pour toi ! (Elle le gifle, l’Homme sans gêne tombe de l’échelle.) On n’en sortira donc jamais ? (Elle court à l’autre fenêtre.)

LE VICOMTE (court pour la rattraper).

BERNÁT : Fichez-lui la paix ! Vous ne l’avez pas assez harcelée ?

LE VICOMTE (tremblant) : Mais je ne lui fais aucun mal. Venez, tenez-la le temps que je me précipite en bas pour chercher un auteur dramatique qui s’installerait sous la fenêtre, pour qu’au moins ma femme tombe sur quelque chose de mou ! (Il se précipite dehors.)

MELUZINA : Vous voyez, il ne veut pas me lâcher ! (Elle regarde dehors, elle crie.) Même ici on me poursuit. Un policier est en train de tendre une bâche pour m’attraper ! (Elle court à une autre fenêtre.)

BERNÁT : Ne sautez pas là, ma chère, votre mari et ses odieux complices vous attendent là en bas avec les dégoûtantes paumes de leurs mains…

MELUZINA (se cache les yeux) : Pas de fuite possible ?

BERNÁT (à voix rauque) : Aucune ! Votre mari, de mèche avec ses vils complices, vous fait dire qu’il renonce à vous pour la vie, il ne veut même plus vous voir, il vous rend votre liberté, mais il vous sauve la vie ! Malheureuse enfant, je ne peux plus rien pour vous. (Il s’en va en pleurant.)

MELUZINA (fixe ses pieds avec des yeux vitreux) : Alors tout est perdu. Toutes les fenêtres sont gardées par les infâmes vicomtes affamés de femmes ! Que faire ? (Dans son désespoir, en traînant, elle remarque un trou de serrure sur le cadre supérieur d’une fenêtre.) Ah !... (Vite, avant qu’on ne la remarque, elle saute par le trou, et s’étale morte sur le pavé.)

 

Rideau

 

Suite du recueil

 



[1] L’asile de fous de Budapest.