Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

                                               

 

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ibsen, le nÉbuleux

 

Le kangourou

 

Drame norvégien en cinq actes. Quatre-vingt-dix-neuf volumes, les plus indispensablesn incluant les explications, livrés sans frais par "La Sous-direction Kangourou, Schnabsen Explicative Hors Concours Exclusive SA", en conditionnement imperméable.

 

Premier acte.

 

Salon élégamment meublé chez le banquier Wekerke. Après-midi d'automne, ciel couvert. Wekerke est assis dans le coin gauche du canapé et il lit son journal. Geignardson, son fils, fait les cent pas dans l'avant-scène, vers la gauche. Parfois il lève la main gauche et il la passe tout au long de son nez. Dans ces moments-là sa main droite vibre nerveusement. À droite, dans l'arrière-plan, une pendule tourne lentement, calmement, de six heures et demie jusqu'à sept heures et quart. À ce moment elle sonne.

 

WEKERKE (finit de lire sa page) : As-tu remonté la pendule, Geignardson ?

GEIGNARDSON (s'arrête, lève le regard) : Oui, je l'ai remontée. (Il traverse la scène en marchant de côté.)

WEKERKE (doucement) : Parfait. (Il continue de lire de sept heures et quart jusqu'à huit heures moins le quart.)

GEIGNARDSON : Il pleut toujours. (Pause.)

WEKERKE (se lève dans une position demi-assise, il fixe son fils.) : Toujours. Il a plu la nuit aussi, les forêts sont devenues tout humides.

GEIGNARDSON (la bouche à moitié fermée) : Hjalmar est-il passé ? 

WEKERKE : Il est passé, pourquoi tu demandes cela ?

GEIGNARDSON (réfléchit) : Juste comme ça. (Il traverse la scène de droite à gauche, son pied se prend dans le tapis, il l'arrange nerveusement. La pendule tictaque de huit heures moins le quart à huit heures et demie. Geignardson se passe la main sur le nez.)

WEKERKE : Qu'est-ce qu'il a, ton nez ?

GEIGNARDSON : Rien, c'est cette tumeur.

WEKERKE : Ton grand-père, c'était pareil, Geignardson, mais pourquoi ce regard étrange ?

GEIGNARDSON : Oui, mon grand-père, c'est bizarre. (Il traverse la scène, pause.) Mon grand-père. (Une pause plus longue.) Et la fillette de Hjalmar. (Longue pause.) Hjalmar est très pauvre, Hjalmar. (Pause complète.) C'est à cause de la tumeur. (Vacance.)

WEKERKE : Je vais partir, Geignardson. (Il pose le pied droit par terre, il enfile lentement son manteau, il part. Le soir tombe complètement, dehors il pleuviote.)

GEIGNARDSON (fait brusquement demi-tour, vient sur l'avant-scène. Un tic traverse son visage. Il dit doucement) : Je pars aussi. (Il se retourne et part. Le rideau fane et tombe de lui-même.)

 

DeuxiÈme acte.

 

Au domicile de Hjalmar, dans un atelier de menuisier. Sur le devant une table avec une lampe et toutes sortes d'outils. Hjalmar est en train de tailler un coffret, le fond et un côté sont déjà prêts, il est en train de travailler à la fermeture, il y posera un cadenas. Butta, sa femme, cuit de la colle dans une casserole bleue. La lampe fume, odeur puante.

 

HJALMAR (plante deux clous  sur le côté, dont un à l’intérieur) : Les vis sont trop petites, il en faut des plus grandes.

BUTTA : Hjalmar, les vis ne sont pas trop petites.

HJALMAR (se retourne) : Pourquoi tu dis ça ?

BUTTA : Ce ne sont pas les vis qui sont trop petites, ce sont les trous qui sont trop grands (Elle traverse la scène, elle monte les stores. Puis elle s’approche du fourneau, met des plats à cuire, dresse la table, sert le repas, ils mangent, puis ils se mettent à digérer.)

GEIGNARDSON (frappe et entre) : Bonjour, Hjalmar.

HJALMAR (sursaute) : Cher Geignardson, bonjour ! Je te prie de prendre place. Alors, alors ?

GEIGNARDSON (s’assoit sur une fesse) : Comment allez-vous ?

HJALMAR : Ça peut aller. Nous venons de déjeuner, et le kangourou aussi.

GEIGNARDSON : Le kangourou ?

HJALMAR : Cher Geignardson, tu ne sais même pas que nous avons un kangourou

GEIGNARDSON (sombrement) : Un kangourou !

HJALMAR : Figure-toi, la semaine dernière il a tout d’un coup sauté par la fenêtre. Nous l’hébergeons dans le garde-manger.

GEIGNARDSON (se penche plus près et demande mystérieusement) : Le kangourou ?!...

HJALMAR : Le kangourou, oui. (Geignardson traverse la scène, il se passe la main sur le nez.)

HJALMAR : Qu’est-ce qu’il a, ton nez ?

GEIGNARDSON (s’assoit vite et se met à débiter à grande vitesse avec difficulté) : Hjalmar, j’ai à te parler. Tu vas être étonné, mais il faut bien que tu le saches.(Il se met debout. Pause.) Hjalmar, une tumeur a poussé sur mon âme. (Sourd mutisme.)

HJALMAR : Comment ça, une tumeur ?

GEIGNARDSON : Nous aurions dû en parler depuis longtemps. C’est mon grand-père, Hjalmar, mon grand-père. Une tumeur à l’âme qui monte jusque dans le nez… Une sorte d’atavisme… Dans toute notre famille on retrouve cette chose horrible, une tumeur à l’âme… Tu comprends ?! Tu comprends ?! C’est terrible ! (Il frissonne du bas vers le haut.) Tu comprends ?

HJALMAR (pris d’une peur humide) : Comprenne qui pourra !

GEIGNARDSON (les orbites oculaires dilatées) : Ce n’est pas grave, il y aura des esthètes pour te l’expliquer. Adieu, Hjalmar. Au revoir, Madame. (Il serre les mains à la hâte et s’éloigne sur la fesse gauche.)

HJALMAR (reste debout, méditatif) : Une tumeur… une tumeur à l’âme…

 

troisiÈme acte.

 

Au domicile des Hjalmar. Butta fait du repassage, Hjalmar est assis sur une chaise sur le devant de la scène. Geignardson entre.

 

GEIGNARDSON : Je suis venu te voir, Hjalmar.

HJALMAR : Oui, oui, tu es venu. (Pause.)

GEIGNARDSON (murmure dans sa barbe) : Hjalmar, c’est toi le kangourou.

HJALMAR : Pourquoi serais-je un kangourou ?

GEIGNARDSON (cherche ses mots) : Hjalmar, je vais te le dire. J’ai compris quelque chose hier. (Mystérieusement.) Tu sais, Hjalmar, nous sommes tous des kangourous !

HJALMAR : Mais, Geignardson !

GEIGNARDSON : Si, si, Hjalmar. Quand hier tu m’as montré le kangourou, la clarté a éclaté dans mon esprit. J’ai compris notre destin immense et épouvantable. Notre âme est comme celle du kangourou qui s’élève, veut se hisser, mais n’est même pas capable de se tenir sur ses quatre pattes. Nous nous débattons, impuissants, devant la puissance d’un unique homme fort, mon père. Mon père t’a donné Butta pour femme, alors qu’il savait très bien qu’elle aussi…

HJALMAR (commence à entrevoir) : Elle ?

GEIGNARDSON (obtusément) : Elle aussi, elle a une tumeur à l’âme. (Pause.)

HJALMAR : Que devons-nous faire ?

GEIGNARDSON : Nous devons lutter contre une pression atroce, un nuage menaçant, Hjalmar. Nous devons réunir toutes nos forces pour vaincre cette tumeur… Tu comprends ?... (Il remue nerveusement les oreilles.) N’en disons pas plus pour le moment.

HJALMAR : Oui, je crois…

GEIGNARDSON (saute pour partir) : Je pars maintenant, Hjalmar, viens me voir un jour,nous dînerons ensemble… (Il traverse la scène, se retourne et dit doucement mais fermement.) Et Hjalmar, prend garde au kangourou… ! Prends garde au kangourou !... (Rideau)

 

QuatriÈme acte.

 

Au domicile des Hjalmar. Butta astique le plancher, puis lave les carreaux. Hjalmar fait les cent pas.

 

BUTTA : Oui, il pleut toujours. (Hjalmar se tord les mains vers le bas.) Qu’est-ce qu’il y a ?

HJALMAR (d’une voix nasale, étrange) : Rien. Geignardson n’est pas venu ?

BUTTA : Il est venu, il a regardé le kangourou.

HJALMAR : C’est bien. (Il agite ses doigts vers le bas.)

BUTTA : Wekerke passera demain.

HJALMAR (se lève, les pieds tordus vers l’avant) : Ah bon.

BUTTA : Qu’est-ce que tu fais ?

HJALMAR : Rien, rien.

BUTTA : Tu parais pâlot. Tu restes à la maison ? Je prépare de la citrouille.

HJALMAR : De la citrouille ? (Rideau.)

 

cinquiÈme acte.

 

Au domicile des Hjalmar. Hjalmar est debout sur le seuil, son bras droit et sa jambe gauche sont à l’extérieur, son nez également, c’est dans cette position qu’il parlera vers l’intérieur jusqu’à la fin de l’acte. Butta tricote des bas en point de croix. Courant d’air.

 

BUTTA : Qu’est-ce que tu as à rester planté sur le seuil, rentre.

HJALMAR (rêveusement) : Ce n’est rien, j’exerce mes jambes. Je vais entrer. (Il lance un coup de pied vers l’extérieur.)

BUTTA : Voici Wekerke.

HJALMAR : Tant mieux, tant mieux. Geignardson a dit que nous devons tout faire.

BUTTA : Qu’est-ce qu’il nous veut, ce Geignardson ?

WEKERKE (entre) : Bonjour tout le monde. Pourrais-je parler à Hjalmar ?

HJALMAR (à la porte) : J’arrive tout de suite.

WEKERKE : Qu’est-ce qu’il y a ? Vous ne vous sentez pas bien ?

HJALMAR : Rien, rien… Hum.

WEKERKE : Monsieur Hjalmar, je dois vous parler d’une vieille dette. Ne voudriez-vous pas prendre place ?

HJALMAR : Non, ce n’est pas possible, pas encore.

WEKERKE (gêné) : Je vous en prie, Madame, continuez votre tricot. Hum. (Pause. Brouillard gris. Plus tard Butta se lève et va dans la remise. Wekerke reste assis, pensif. Lentement, à l’inaperçu, Hjalmar entre lentement et s’assoit sur une chaise, la tête tombée en avant, les membres ballants.)

BUTTA (apparaît à la porte) : Le kangourou a crevé. (Long silence.)

WEKERKE (gêné) : Hum.

HJALMAR (ouvre lentement les yeux, regarde droit devant) : Le kan… kangourou ? Bu… Butta… le kan… kangourou… (Brusquement, il se lève longuement, son nez s’allonge, ses lèvres tombent. Il dresse ses deux mains en avant, en les courbant vers le bas. Il se plie les jambes, puis les redresse. Il saute.)

BUTTA : Oh, Hjalmar !

HJALMAR (sa langue pend, ses yeux se ferment, une grande et terrible douceur de bovin envahit les traits de son visage. Il saute sur la table, puis au plafond.

BUTTA (tremble) : Hjalmar, tu as perdu la tête ?

WEKERKE : Pardon, c’est bizarre.

HJALMAR (traverse la pièce en sauts énormes et se met à hennir. Geignardson apparaît à la porte, blème.)

WEKERKE : Vois ton œuvre !

GEIGNARDSON (doucement) : La tumeur… La tumeur à l’âme…

 

Rideau

 

Suite du recueil