Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

 

 

ÉCONOMIE PLANIFIÉE DANS LA LITTÉRATURE

 

AU SEUIL D’UNE NOUVELLE ÈRE

 

 

La littérature mondiale et sa prolongation nationale et son complément la littérature hongroise, suivirent à toutes les époques la direction de certains axes, en particulier du point de vue lexical et des genres. Des modes homogènes se formaient, des tons et des tournures mentales quasi imposées ; puis l’historien de la littérature, les ressentant obligatoires du point de vue du goût de chaque époque, en a profité pour en baptiser les périodes culturelles successives. C’est dans ce sens que nous parlons de classicisme, de temps des troubadours, d’art courtois, de naturalisme, d’impressionnisme, d’expressionnisme, de surréalisme, etc. Toutes ces directives, comme si elles avaient la prétention d’englober les produits artistiques d’une époque dans une optique uniforme, toléraient des genres à la mode. À l’intérieur de chaque genre les artistes se battaient pour le succès, chacun avec les armes de son talent, de sa personnalité, de son tempérament. En Grèce tout le monde écrivait des épopées, des odes ou des élégies, en respectant rigoureusement les règles précises de ces genres, de même qu’en drames ils respectaient l’unité de temps et de lieu. Dans la littérature arabe classique même les sujets étaient prescrits dans une certaine mesure. Par exemple chaque poème descriptif devait commencer par l’image : la caravane passe, le jeune amoureux se meurt de chagrin à la lumière de la lune en câlinant la trace des pas de sa belle. Les romans de chevalerie possédaient leurs personnages obligés, de même que la description réaliste des lieux. Un temps c’est l’enfant mourant et abandonné qui était à la mode, c’est sur lui que chaque auteur composait des poèmes ou des nouvelles. Nous nous souvenons aussi des drames populaires, de même que des pièces de boulevard triangulaires dans lesquelles un jeune séducteur et un vieux sage s’affrontaient. Dans la littérature qui vit aujourd’hui son déclin on retrouve fréquemment le héros ayant fait fortune à l’étranger puis la dilapidant à Budapest. Nous avons aussi pu observer que la tendance dominante a toujours adapté et repeint le passé et sa production littéraire à son image.

Selon de nombreux signes le monde politique tend à uniformiser son niveau. Il y a toutes les chances qu’en littérature également advienne ce nouveau style qui sert les exigences intellectuelles du nouveau public de lecteurs dans des cadres obligatoires pour tous. Le niveau uniforme du goût général correspondant à ces exigences est représenté en ce moment par cette tendance artistique et philosophique qui trouve son expression dans de courtes conversations dramatiques bien connues sous le titre de « Hacsek et Sajó[1] ». Nous connaissons tous bien la description scénique et la structure tragique de ces mini-drames : l’unicité de lieu taillée sur le schéma grec classique est représentée par le café où Hacsek s’entretient d’abord avec le garçon, puis apparaît Sajó, il se fâche devant l’entêtement de Hacsek, il prend plusieurs fois son chapeau pour partir, mais après une catharsis il reste quand même.

Il est fort probable que dans un proche avenir tous les écrivains hongrois et même quelques étrangers seront contraints d’exprimer leurs pensées et leurs messages artistiques dans le cadre de conversations péripatétiques à la Hacsek et Sajó alias Platon et Socrate, s’ils souhaitent que l’éditeur les achète et que le public les accepte.

Pour ma part, en tant qu’écrivain prévoyant je m’exerce d’ores et déjà dans cette direction. Aussi ai-je préparé quelques échantillons pour mes confrères écrivains, parce que j’ai la ferme intention d’ouvrir une école Hacsek et Sajó où les confrères se formeront à la musique de l’avenir, chacun sur son instrument.

 

[…][2]

 

LE COMPLEXE

Écrit par Sigmund Freud

 

HACSEK (est assis au café, ce qui signifie que dans son subconscient il aurait préféré être debout dans un salon de thé) : Garçon ! Garçon !

LGARÇON (arrive) : Vous désirez un café ?

HACSEK : Oui.

LGARÇON : Je comprends. Étant donné que café à l’envers c’est Éfac, que l’on peut prononcer Éva, cela signifie, Monsieur Hacsek, que dans votre subconscient vous recherchez la compagnie d’Éva. En symbolique analytique Éva représente la mère archaïque de nos souvenirs de nouveau-nés, autrement dit, vous avez en réalité envie de lait. Je vous en apporte tout de suite.

HACSEK : Avez-vous du lait caillé ?

LGARÇON : Naturellement.

HACSEK : Le lait caillé c’est du lait qui dort. Alors, dès qu’il s’est réveillé, envoyez le d’abord en analyse, interrogez-le sur ce qu’il a rêvé, déchiffrez son rêve, ensuite vous pourrez me l’apporter.

LGARÇON (s’éloigne.)

SAJŐ (arrive) : Bonjour, Hacsek.

HACSEK : Pourquoi me dites-vous bonjour ? Manifestement c’est pour dissimuler qu’en réalité vous me souhaitez une mauvaise soirée. Mais pourquoi me souhaitez-vous une mauvaise soirée ? C’est parce qu’enfant vous étiez amoureux de la grand-mère par alliance de ma femme, dont vous savez que ce soir elle aura rendez-vous avec moi rue Szentkirályi, où elle arrivera de la direction du Danube. Nous savons qu’il y a une clinique ophtalmologique rue Szentkirályi, et comme le Danube est un fleuve qui coule, il est clairement évident que vous aimeriez me crever un œil. Quelle honte ! Vous avez un sacré toupet de venir ici et me lancer d’emblée une telle insanité !

SAJŐ (repentant) : Vous avez raison, Hacsek. Mais je n’y peux rien, je n’arrive pas à vaincre mes complexes.

HACSEK : eh bien, rentrez chez vous et changez de subconscient.

SAJŐ (se fâche) : Hacsek, je vais vous administrer des gifles jusqu’à vous liquider, si vous n’arrêtez pas vos conneries.

HACSEK : Nous y revoilà au fleuve ! Vous êtes énormément malade, mon pauvre Sajó. Je vous répète ce que Hamlet a dit à sa fiancée.

SAJŐ : Qu’est-ce qu’il a dit ?

HACSEK : Va te faire analyser, Ophélie !

 

[…]

 

EXPÉRIENCE PAR LA PENSÉE

Écrit par Einstein

 

HACSEK (est assis au café qui, dans une accélération constante s’approche vers l’axe de l’univers dans le système de coordonnées calculé à partir d’Orion) : Garçon !

LGARÇON (semble s’approcher de lui, mais en réalité c’est Hacsek qui s’approche du garçon ; en même temps que la table, sous condition que S(b-c)=, où H exprime la liaison de la femme du cafetier avec le chef d’équipe des garçons) : Vous désirez, Monsieur Hacsek ?

HACSEK : Je mangerais bien quelque chose..

LGARÇON : Du chou farci, ça irait ?

HACSEK : Écoutez, ce qui m’intéresserait c’est de farcir mon estomac.

LGARÇON : Prêtez-le-moi, je le farcirai. (Il s’éloigne.)

SAJÓ (s’approche, c’est-à-dire s’éloigne) : Bonjour, Hacsek, qu’en dites-vous ? C’est sensationnel ! Elle s’est penchée, elle s’est quand même penchée !

HACSEK : La tour de Pise ?

SAJÓ : Mais non ! La trajectoire du rayon lumineux au passage près du soleil. Je viens de la mesurer, c’est donc absolument certain, il n’y a plus aucun doute. Si vous voulez tout savoir, je peux aussi ajouter que

HACSEK : C’est exagéré, suffira.

SAJÓ (se fâche) : Comment c+g-b peut-il être égal à P ?

HACSEK : Très bien, merci pour lui.

SAJÓ : Hacsek, si la bêtise était un long tuyau, dont un bout tournerait parallèlement à la quatrième lune de Jupiter, et dans son autre bout quelqu’un était assis sur une chaise retournée, en avançant à vitesse régulière vers le centre solaire, alors vous devriez, avec une accélération maximale, vous approcher de l’axe de l’univers.

HACSEK : Vous reviendrez demain ?

SAJÓ : Salopard, je ne suis pas venu aujourd’hui non plus, seulement tout relativement. Savez-vous ce que je vais vous dire, moi ?  !

HACSEK (furieux) : Je proteste énergiquement ! C’est celui qui le dit qui l’est !

SAJÓ : Bon, alors

HACSEK (rassuré) : Là, c’est autre chose.

 

Suite du recueil

 



[1] Chansonniers très populaires à l’époque.

[2] Deux pastiches d’écrivains contemporains ici et un autre plus loin.