Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

 

 

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LE GOLEM

 

MEYRINK[1]

 

L’éditeur communique avec regret à la capitale qu’il convenait d’attendre encore quelques jours pour la sortie de la quatre-vingt-seizième édition du roman « Golem » de Meyernick, étant donné que les gens se sont trop vite arraché les éditions précédentes, si bien que la nouvelle n’a pas pu sortir à temps. Nous venons d’apprendre que la capitale, afin de ne pas exposer le public à être privé de son golem quotidien, a adressé une requête à l’éditeur pour que jusqu’à l’arrivée de la nouvelle livraison il mette en circulation des golems de remplacement sous forme de cubes de golem comprimés. L’éditeur a bien voulu accéder à cette demande légitime, et, nous venons de l’apprendre, il mettra en vente les golems de remplacement dès demain entre 17 et 18 heures, contre des tickets de golem, dans toutes les bonnes librairies, à raison d’un quart de gramme par personne. Le contenu du golem de remplacement s’établit comme suit.

 

 

PREMIER CHAPITRE

 

C’est une

 

Je me suis écarté et je suis sorti dans le couloir, où trois escaliers se tenaient l’un à côté de l’autre. J’ai alors été pris d’une terrible et oppressante frayeur : je n’arrivais pas à me rappeler où j’avais déjà vu cet escalier.

Alors une tête apparut devant moi avec deux oreilles, avec sous le nez, en travers, une demi-bouche.

Je n’ai pas vu l’autre moitié.

J’ai essayé de me rassurer en me disant que je ne l’avais peut-être pas bien regardée.

C’est vrai que je ne l’ai pas bien regardée.

Mais où avais-je vu cet escalier ? Cet escalier, ici, dans le couloir ? C’est terrible.

Et maintenant un sentiment lointain, effrayant m’approchait, comme si j’avais vu un moule à gâteau rouge, brûlé, contenant de petits gnocchis.

Le sang s’est glacé dans mes veines.

Je savais désormais où j’avais vu cet escalier, dans le couloir.

Je l’avais vu ici même, hier, quand je sortais.

Je fus pris de sueurs froides dans le dos.

 

 

DEUXIÈME CHAPITRE

 

connerie

 

Le roux Polenka apporta le gâteau au fromage.

Je me suis levé en gémissant et je me suis approché de la table. J’ai mangé le gâteau lentement, avec peine, et je savais qu’une chose atroce, inconnue m’attendait.

J’ignorais encore quoi.

Polenka me regardait de biais et lentement il ouvrit la bouche.

J’attendais en tremblant ce qu’il allait dire.

J’avais le sentiment obscur que du troisième étage quelqu’un faisait descendre lentement, en réfléchissant, une carotte au bout d’une ficelle.

Alors j’ai senti que la carotte c’était moi.

J’étais sur le point de m’évanouir.

Polenka intervint : mais mangez, Monsieur Schwarcz.

Tout devint confus devant moi. Je m’accrochais convulsivement à une pensée : pourquoi m’appelle-t-il Schwarcz ?

Où avais-je déjà entendu ce nom ?

Quelle raison peut-il avoir de m’appeler Schwarcz ? Serait-il au courant de la carotte ?

Non. Manifestement cela n’était pas la chose atroce qui m’attendait.

J’ai couru à la fenêtre et regardé dehors : la carotte n’était pas encore là.

Plus tard non plus.

Personne ne la faisait descendre.

Il n’était question d’aucune carotte !

Je me suis donc trompé…

Et alors, tel un éclair, une découverte épouvantable me traversa l’esprit avec la clarté d’une fusée : pourquoi Monsieur Polenka m’a appelé tantôt Schwarcz ?

Parce que c’est mon nom.

La sueur froide  m’envahit le front.

 

 

TROISIÈME CHAPITRE

 

ce

 

La lumière de la Lune s’étalait sur la fenêtre et elle ressemblait à un fromage. Je savais que quelqu’un était en train de traverser la pièce au-dessus de moi, et tous mes nerfs se tendaient pour que je ne grimpe pas au mur.

Devant moi en l’air flambait une immense lettre « G ». Je pensais en tremblant à ce qui se passerait si un grand drap foncé se mettait à onduler, s’il s’enroulait et si un pied en sortait par le bas, avec une tête de mort peinte sur un ongle.

J’en eus le souffle coupé, mais le drap n’apparut pas cette fois.

Avant non plus, jamais.

Jamais depuis lors non plus, grâce à Dieu.

Je fus saisi d’une peur inouïe.

 

 

QUATRIÈME CHAPITRE

 

Golem

 

Je sentais que je n’en pouvais plus.

Je dois découvrir ce qui m’attend en rapport avec le gâteau au fromage.

Dix heures sont passées depuis que je l’ai mangé, et rien n’est encore arrivé.

Un grand chiffre 10 ondulait devant mes yeux.

Alors je me suis levé et j’ai traversé la rue.

J’étais pris d’un sentiment inquiétant, comme si je savais où j’allais. Mais j’essayais de chasser de ma tête cette hypothèse glaçante.

J’ai franchi le seuil.

C’était un petit local étroit. Son plafond couvrait en biais les quatre murs.

J’ai fermé la porte.

Je me suis assis, brisé. Alors le Golem apparut devant moi.

Je savais désormais ce qui m’attendait quand j’ai mangé le gâteau au fromage.

Mes reins s’arrêtèrent dans ma moelle.

Je pris une grande respiration.

Une mouche grimpait sur le mur.

Je me suis retourné.

J’ai frissonné.

Il n’y avait rien.

C’est ce qu’il y avait.

Cela fut.

 

 

Fin

 

Suite du recueil

 



[1] Gustav Meyrink (1868-1932). Écrivain autrichien. Auteur de Le golem (1915), dont plusieurs films ont été tirés.