Frigyes Karinthy : "Il neige"

 

 

afficher le texte en hongrois

écouter le texte en hongrois

avertissement

 

I.

Béla, le collégien, rentra de l'école mais ne monta pas, il resta deux heures dans la cage de l'escalier et attendit le facteur. Béla se débattait depuis trois jours déjà dans cet état d'esprit qui lui pesait sur la gorge, sur la poitrine, l'étouffait, le fouettait. La conférence pédagogique avait eu lieu mercredi et il savait fort bien qu'en latin et en physique il n'avait aucune chance d'échapper à un avertissement, écrit, qui plus est. Hier après-midi il était encore hanté par certaines idées fantastiques et bizarres qu'il avait vivement colorées, selon lesquelles il monterait par exemple au domicile du professeur Launer et il lui exposerait sur un ton froid et dépassionné ce qu'il comptait commettre si cette chose devait se produire, en latin.

Le soir, quand le crépuscule de mai couvrait progressivement la rive du Danube dans une pénombre grise et humide, Béla était tombé dans une torpeur et une faiblesse indicibles. Il était descendu jusqu'à la place Erzsébet et la seule chose qu'il souhaitait c'était de se savoir après, après tout cela. La fanfare militaire jouait merveilleusement bien et de douces brises muettes soufflaient. Des grisettes amoureuses se frottaient contre leur petit troufion. Béla savait ce que cela signifiait, et il pensa, jaloux, horrifié, angoissé, à la vie qui est si terrifiante mais source d'infinis plaisirs et dans laquelle il y a les eaux du large, des bateaux, des trains rapides qui filent et encore quelque chose, plus mystérieux encore. En ce moment tout cela lui paraissait incroyablement lointain, inaccessible. Il se traîna encore un moment en rasant les murs, l'esprit confus, puis il rentra à la maison.

Béla, à ce moment-là possédait encore deux pièces de vingt sous pour des cahiers. Pour dix il acheta de la noix de coco et pour quinze des brisures de chocolat. Ça lui rendit l'estomac lourd et alors il pensa qu'il achèterait une orange, c'est léger et acide.

Il attaqua son orange et ressentit une douleur cuisante, lancinante. Les quartiers descendaient avec peine à travers sa gorge serrée et Béla fredonna quelque chose, en gémissant confusément, mais ses oreilles bourdonnaient comme dans un coquillage. Place Gizella la chaussée était défoncée, deux ouvriers étaient en train de placer des canalisations dans un fossé. Béla les regarda longtemps. Il piétina là, les mains dans les poches jusqu'à ce que quelqu'un l'invite à déguerpir.

Puis il rentra vraiment à la maison. L'escalier n'était pas encore éclairé, tout était noir au rez-de-chaussée. Il monta lentement les étages en zigzag, veillant à ne mettre les pieds que sur une marche sur deux. Il trouva dommage que le soir tombe si tôt. Il regretta qu'en juin, quand les jours sont les plus longs, on soit généralement en vacances. Tout à coup il fut pris d'une mélancolie douce-amère, l'image du village lui apparut, son calme paisible et doux, l'été, les vacances : l'herbe, les abricotiers, le canotage. Ces longues, longues journées paradisiaques, sans école, sans torture mentale quand le bonheur insouciant se fond avec le silence, le calme, le jaune brouillard des crépuscules.

Il dut s'arrêter sur le palier du deuxième étage, tant il était envahi par ses souvenirs, son cœur se serra. Non, il n'y aura pas de vacances cette année. Oh, ce village ensoleillé ! Comme il était loin maintenant ! Rien que l'idée de ce qui devait venir le terrorisait. Il n'y a vraiment plus aucune aide possible ?

Alors il eut l'idée de négocier avec le facteur. Oui, tout pourrait peut-être encore s'arranger. Il lui parlerait, il expliquerait tout. Et quand il s’était couché dans la chambre obscure, il avait tiré la couette sur lui, et d'un coup oublié ses soucis et le silence et la nuit noire revinrent et Béla revit la femme à jupe noire qui longeait le quai du Danube en blanc froufroutant, elle s'arrête et regarde l'eau.

 

 

II.

 

Et Béla rentra de l'école mais ne monta pas, il demeura deux heures durant dans la cage de l'escalier, attendant le facteur. Il ne ressentait plus rien de ce qui hier encore avait un effet apaisant sur lui. Son esprit était envahi d'une angoisse froide et humide pendant qu'il attendait, il regarda vers le bas et eut l'impression que ça ne finirait jamais. Au premier on faisait les poussières.

Le facteur entra d'abord au deuxième. Béla eut le cœur serré, il craignit de ne pas pouvoir parler et prit de longues respirations. Le facteur réapparut sur le palier, rangea ses lettres. Puis il se mit à monter à l'étage suivant. Il s'approcha lentement, fouilla dans sa sacoche et passa devant Béla. Il l'avait dépassé de deux bons mètres quand le garçon le suivit.

- Monsieur… le facteur…

Le facteur le regarda.

- S'il vous plaît, pour les Zaborszky…

Le facteur s'arrêta, se mit à chercher, le cœur de Béla battait la chamade. Le facteur sortit une enveloppe bleu pâle et lut allègrement d'une voix de baryton.

- Maître Zaborszky… C'est pour votre père.

- Passez-le moi, s'il vous plaît, je le transmettrai…

Le facteur regarda le garçon, puis l'enveloppe. "Collège d'État" – figurait sur l'enveloppe. Il sourit, apparemment il avait déjà rencontré le cas.

- Mais la bonne est là, dit-il en regardant la porte de la cuisine avec son rideau bonne femme blanc. Je la lui donnerai.

Béla blêmit et suivit le facteur comme un chien battu. Il entendit un large bonjour, puis le facteur passer la lettre à Marie. Puis la porte claqua et déjà le facteur dévalait l'escalier de service en sifflant.

Béla ouvrit lentement la porte de la cuisine depuis l'antichambre, il entra. Marie, debout sur un escabeau devant l'étagère, les jupons retroussés, rangeait méticuleusement les marmites. Une petite flaque d'eau se formait autour de ses jambes fortes et bronzées, de l'eau qui ruisselait. Une odeur lourde et pénétrante envahissait tout, les brocs, l'auge, le bac à vaisselle. Elle se retourna.

- Tiens donc, d'où il sort le jeune homme ? - se mit-elle à crier. Si vous aviez vu Monsieur en colère quand il est parti !

Béla fit quelques pas hésitant, regarda autour de lui et découvrit l'enveloppe bleue devant Marie, près d'une marmite. Il enjamba le sofa, s'approcha et tendit la main pour la saisir. Mais il sentit bien que c'était vain, que les gestes et les mots mécaniques qui allaient suivre ne pourraient que conduire dans le tunnel mortellement noir et inconnu du désespoir.

- Laissez donc ça tranquille, c'est pour Monsieur, brailla la bonne.

- Je la lui donnerai, dit Béla, incertain, et tout à coup il se sentit envahi d'une haine étouffante et impuissante.

- Vous n'avez pas à y toucher, hurla Marie en faisant un saut par-dessus la flaque. Elle voulut lui arracher la lettre, mais Béla la retint. Une lutte imbécile et invraisemblable s'ensuivit : la bonne avait une odeur d'eau de vaisselle, devint furieuse, elle se sentait répugnante et ça la rendait enragée. Elle haletait en attrapant le bras du garçon et le tordit. Quand enfin elle saisit la lettre, elle repoussa l'enfant. Béla la fixa, blanc et haletant. Il dit d'une voix éraillée :

- Rendez-la moi ! Rendez-la moi ! Vous êtes la bonne ! Vous êtes une domestique !

- Ouste, rentrez dans votre chambre ! Vous n'avez rien à faire dans la cuisine.

Elle poussa Béla d'un seul élan de son bras musclé. Quand il résista en s'accrochant à la poignée de la porte, Marie donna un fort coup à la porte, le poussa dehors et ferma à clé.

Béla s'attarda un moment puis fit demi-tour, courut le long de la pénombre de l'antichambre et pénétra dans la salle à manger déserte. Les persiennes étaient baissées, une torpeur âpre rendait confus les contours des meubles. Il trébucha dans une chaise et se cogna à la table. Comme c'est dur, cette pensée traversa son esprit désorienté et désespéré. Comme tout est dur. Les objets raides et hostiles qui résistent à la main tremblante, l'air du dehors qui frappe, le soleil aux contours contrastés jaunes et mornes qui s'élève intraitable entre les murs rigides des immeubles. Les tableaux inamicaux sur le mur le regardaient de haut et les murs sonnaient creux, béants de dureté et de sourde indifférence. Tout, partout, était dur : les pavés gris sonores des rues, les dures leçons torturantes à l'école, les bancs, les livres, les visages durs et jaunes des professeurs, les bonnes brutales et les auges desséchées. Dure était la crosse froide du pistolet, le tiroir grinçant de la table dont il le sortit, la petite gâchette luisante que ses doigts tremblants tripotaient, pendant que ses lèvres blêmes, ouvertes, telles un trou noir, tremblaient face à la gorge dure et noire du canon.

 

 

III.

 

Dans la morgue, une femme vêtue de noir se tient assise près du corps allongé de Béla. Calmement, avec une supériorité paisible elle caresse les cheveux d'enfant souillés de sang et sourit.

- Mon petit bêta. Où courais-tu ? Tu as fui les méchantes grandes personnes et les gens trop durs, et tu croyais que vivre était impossible. Tu as vu la vie trop dure et trop sévère et tu n'as pas voulu attendre. Pourtant moi, je t'attendais. Le sais-tu ? Je suis cette femme froufroutante vêtue de noir à laquelle tu as aspiré les soirs de tristesse, sanglotant de frayeur, sous ta couette tirée sur ta tête. Me voici, je suis venue pour me pencher sur toi. Regarde, je ne suis pas dure. Regarde, je caresse ton petit front apeuré, doucement, en souriant, mon giron est doux et chaud. Tu m'as quand même fui et ce n'est pas à mon giron doux et chaud, d'une douceur infinie, que tu as pensé, mais à cet imbécile de Professeur Launer qui a une figure jaune et mal rasée et un ventre proéminent. Tu es parti, pauvre petit héros triste, en serrant ce stupide avertissement sur ton cœur sanglant, et tu as fermé les yeux pour ne pas me voir. Pourtant c'est moi la réalité, moi qui vis éternellement, moi qui suis pour toujours chaude, douce et souriante – pas cet âne de Professeur Launer – moi qui n'ai été inventée que pour rendre haïssable la mort jaune et dure et rendre désirable la vie chaude et douce. Désormais la vie ensoleillée peut bien sourire sur ton petit visage entêté, blêmi, le chaleureux cœur de femme peut bien tendre ses bras en souriant avec les larmes de la pitié pour étreindre ton petit cou chétif refroidi, en vain. Tu ne peux désormais rien faire de plus intelligent que de dormir. Repose donc et attend patiemment que de ton corps décomposé une âme nouvelle, plus heureuse se forme dans mon giron, une âme que tu ne connais pas, qui ne te connaît pas. Je t'attends sur l'autre rive avec de chauds mots de consolation. Dors.

 

Suite du recueil