Frigyes Karinthy : "Il neige"

 

 

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la femme[1]

 

J'avais quatorze ans, un soir du mois d'août, je me promenais devant la villa avec Madame Horovetz qui habitait près de chez nous et qui m'avait pris en amitié. J'étais un enfant aux yeux bleu pâle et à l'époque je voulais devenir marin. Le mari de Madame Horovetz était parti pour trois semaines, elle était tout à fait seule. Elle portait une robe bleu clair à pois blancs, un ruban à la taille et de larges manches évasées. Le seul souvenir que je garde de son visage c'est qu'il était ovale, un peu blanc jaunâtre, avec en bas quelques traits pâles translucides – je ne me rappelle guère plus. Mais alors je la connaissais très bien, en quelques jours elle était devenue une pièce clé, indispensable, de cette image nébuleuse et mystérieuse que je me dépeignais du Monde et du Futur.

Au demeurant je crois qu'elle était belle. C'est peut-être autour de sa bouche que j'ai vu pour la première fois ce trait supérieur et sûr de soi que je recherche depuis lors sur tout visage féminin. Ce trait, je l'attribuais alors à l'intelligence car en fait j'ignorais sa signification. J'avais quatorze ans et j'envisageais de partir en mer très loin, aussi loin que possible.

En vérité, je peux le reconnaître aujourd'hui (depuis quelques années je commence à pressentir que je ne serai pas marin), il s'agissait en fait du Pôle Nord, mais je n'en ai pas parlé à Madame Horovetz. À Madame Horovetz j'ai seulement dit loin, aussi loin que possible. La demande que j'avais adressée à l'Académie, je la lui ai montrée. Et je lui ai brossé en quelques mots brefs, virils et austères la vie d'un mousse sur un bateau, comment on l'ensevelit la nuit par temps de tempête s'il est frappé par la foudre là-haut, dans sa corbeille de vigie.

- Son corps est joliment déplié, ses jambes attachées, lesté d'une pierre, puis plouf !

Je ne me suis pas appesanti sur ce sujet, faisant sentir qu'on n'y pouvait rien, inutile de se lamenter. J'appelais Madame Horovetz "Madame" avec une certaine bienveillance désabusée non sans faire ressortir la relation exceptionnelle établie ente nous deux ainsi que le fait qu'elle ne devait pas s'effarer de mon cynisme : elle avait en effet affaire à un homme qui autrefois avait lui-même des sentiments mais que la vie a endurci et blasé.

Le plus souvent j'étais incisif et satyrique : je m'exprimais en paradoxes, donnant un éclairage un peu sarcastique à toutes les questions et idéaux ayant un jour préoccupé l'humanité. Madame Horovetz répondait gentiment. Sur l'une ou l'autre de mes remarques son visage était parcouru d'un sourire étonné et surpris et elle se penchait plus près de moi avec intérêt. Je sentis que mon intelligence l'effarait et je me tus. "Si tu savais qui je suis", pensai-je.

Femme intelligente. Elle a une bouche intelligente. Je me répétai ça le soir sur mon oreiller et me sentis d'un coup pris de tremblements. Pendant ce temps des images ordinaires se succédèrent dans le désordre : un plan d'eau infini sur fond d'horizon étoilé, un plan d'eau atteignant les étoiles dans le lointain. Mon avion, le planeur blanc, se préparait commodément dans la pénombre. Il déploya ses ailes et se mit à voguer. Son contour se détachait franchement sur la constellation des Pléiades, mes deux mains se crispèrent sur le manche et la machine gagna de la hauteur. Les pâles disques des planètes grossissaient. Celui de Neptune en particulier : je savais qu'il était composé de nébuleuses, l'eau et la terre ferme ne s'étaient pas encore séparées dans sa masse gigantesque et des ombres fantastiques se dessinent dans la densité de ses brumes. Vu de loin, le Soleil, astre frémissant se devine à travers le brouillard. La Terre n'est qu'un clignotement minuscule de la taille d'une tête d'épingle dans le firmament lointain et profond. Et c'est alors que pour la première fois je fus pris d'une douleur lourde et étrange à l'idée qu’elle était loin, si terriblement loin, et avec étonnement je repensai à la bouche intelligente et forte que j'avais délaissée. Cela me serra le cœur et je décidai de parler le lendemain à Madame Horovetz de la mer et des étoiles et de l'initier.

Et le lendemain soir je lui parlai de la mer et des étoiles.

Il y avait une sorte de souffrance dans son visage. Dehors dans le jardin les abricotiers chargés dormaient déjà. Et à la lumière de la lune je vis soudainement qu'elle esquissa un sourire.

Ce fut un sentiment inconnu.

- Je vous ennuie ? lui demandai-je orgueilleusement.

- Pas du tout, dit-elle en attrapant mes mains et en les caressant, j'ai seulement pensé à quelque chose. Parlez, Fricike. C'est très intéressant, à propos du système solaire.

Je tendis les bras et je restai debout devant la clôture.

- Cette tache sombre… Vous voyez, Madame… Elle est encore inconnue… De toutes les autres on sait déjà s'il s'agit d'une étoile ou d'un système solaire… Mais sur cette tache sombre là on n'a jamais observé aucune étoile. C'est un trou à travers lequel on peut regarder une noirceur inconnue. Mais un jour il y aura une machine…

Et je décrivis un arc infini avec mes bras.

Ma main frôla sa poitrine en retombant. Je me tus brusquement. Elle prit congé et rentra. Sa robe bleu clair disparut dans les feuillages de la véranda.

Alors je me suis promené dans le jardin sous les abricotiers, les mains dans les poches et j’ai siffloté. Au-delà de la clôture le Danube couleur de plomb était profond, il ne reflétait que de rares points lumineux. La fenêtre du moulin respirait à travers cette torpeur. La stridulation des étoiles était monotone : grillons et étoiles, je les ai toujours entendus ensemble et je croyais que ce sont les étoiles qui stridulent.

- Je crois que cette fois elle a vu quelque chose de moi, dis-je solennellement et cela me rassura. Dommage que je n'ai pas pu parler des comètes et des aurores boréales.

Je m'accoudai à la clôture et j'insérai mon visage, alors doux et fin et enfantin, entre deux tasseaux. Puis on m'appela et je dus me coucher. Pendant que je longeai le sentier, j'avais l'impression de marcher sur du velours, j'étais soulevé de terre par quelque chose d'obscur et de lointain et je ne sentais pas le poids de mon corps.

- Qu'elle est belle, me dis-je pris de panique à l'instant où je tirai l'édredon sur ma tête. Je me rappelle l'évanouissement enivrant qui me prit à ce mot : je nageai dans une huile fraîche et parfumée. C'était la Voie Lactée dont j'avais tant parlé. Je déferlai à travers le firmament pur et étoilé, toujours en descendant.

Une heure plus tard, à ma grande surprise et sans aucune transition je vis l'image suivante :

Nous sommes, Madame Horovetz et moi, sur le quai du Danube devant le moulin. Elle se penche en avant et tout à coup, silencieusement, d'un geste flexible et doux, comme si elle ne voulait que mieux s'étirer, elle tombe dans l'eau. Je me lance pour la sauver et je l'attrape par les flancs. Un moment l'eau nous fait tourner l'un autour de l'autre. Puis je saute à terre. Je la traîne derrière moi. Ses yeux sont fermés, sa bouche à demi ouverte, je ne peux voir que ses dents du haut. Je la lance sur mon épaule, sa tête et ses deux bras pendent dans mon dos. Ses deux lourds genoux mouillés collent à ma hanche. L'eau tiède dégouline le long de mes jambes. Elle pèse très lourd, je n'en peux plus. Je halète, je trébuche et je m'écroule délibérément. Ses habits se froissent sur ma figure, ça m'étrangle. Je me débats pour me libérer mais les vêtements mouillés me collent toujours plus à la peau et je râle sans dire un mot.

Cette image m'effraya beaucoup, je faillis m'évanouir de honte quand brusquement je pensai : que dirait Madame Horovetz si elle lisait dans mes pensées. L'idée même me paraissait absurde et épouvantable. J'essayai de trouver cela bizarre et comique, d'en rire, mais peine perdue. Mon cœur battait la chamade et le visage de Madame Horovetz m'apparut tout à coup depuis les ténèbres si douloureux, si lointain et si secret que pour un instant je ressentis dans tous mes membres un dégoût et un profond mépris de moi-même. C'était insupportable. Tout à coup le besoin de faire amende honorable sur le champ et sans délai auprès de madame Horovetz me saisit irrésistiblement, dans un empressement à la fois doux et douloureux de m'humilier devant elle : je dois lui baiser la main ou sa robe de façon à lui faire comprendre à quel point à mes yeux elle est juste et triste et infiniment bonne. Et elle doit immédiatement savoir que c'est à elle que je pensais en parlant des étoiles, savoir que non, je ne suis pas cynique, et qu'elle, elle est aussi infinie que la Voie Lactée, et que tout est merveilleux, et qu'elle va voler aussi parce que je ne la laisserai certainement pas ici dans la poussière et dans sa tristesse. Oui, elle doit savoir tout cela.

Pour être franc et précis, mon émotion n'était pas vraiment un processus sentimental abstrait : dans un tremblement obscur je voyais devant moi une image. J'avais le sentiment que je réussirais à parler avec tant de perfection et de profondeur que Madame Horovetz serait finalement pleinement touchée par la profondeur des choses et dans une crise de larmes libératrice elle poserait sa tête sur mon bras et moi je lui caresserais doucement les cheveux.

L'instant suivant j'étais dehors dans la cour. C'est dans l'escalier que je boutonnai ma veste de lustrine. À pas de loup j'atteignis la véranda de l'autre côté de la cour. Depuis le châtaignier je vis tout à coup de la lumière : leur fenêtre était éclairée. Une énorme tension dans ma poitrine faillit me faire faire demi-tour. La porte s'ouvrit soudainement et je vis une robe bleue se détacher dans la bande lumineuse. Dès lors je sus que je ne prononcerais pas un seul mot.

- Qui est là ? demanda-t-elle, surprise, quand elle m'aperçut dans le noir.

Fricike, c'est vous ? répéta-t-elle dans le silence.

Je ne répondis pas.

J'entendis même un chuintement. Puis elle fut là, je sentis son corps chaud et mou.

- Cher enfant, vous n'êtes pas encore au lit ? Que faites-vous ici ?

Je ne répondis pas. Ce fut la première fois de ma vie où j'entendis le rire d'une femme. Elle embrassa mon visage et serra un instant ma tête contre sa poitrine.

- Imaginez-vous, Fricike, mon mari est rentré alors que je ne l'attendais pas. Alors je cours vite chercher du vin.

Je restai seul une minute. Je regardai par-dessus la clôture et je vis le disque silencieux de Vénus. Le silence régnait dans tout mon corps. Elle revint.

- Alors bonne nuit, Fricike, dormez bien !

Elle était pressée. La porte se referma.

Et alors dans le noir, pour la première fois jaillit dans mon cœur troublé, encore pâle et vacillante, l'intuition lointaine qu'il doit exister quelque chose sur cette terre, quelque chose de plus important que les étoiles, et l'infini, et les nébuleuses inhospitalières au-delà du système solaire, et que les étoiles et la mer sont peut-être très stupides, tout comme moi.

Je voulais dire encore quelque chose. Je savais que je devais encore dire quelque chose. Je partis dans la direction de la fenêtre éclairée mais elle s'éteignit au même instant et disparut dans le noir. Que se passe-t-il, me dis-je, et je m'arrêtai. Que se passe-t-il, me répétai-je, entêté et insistant, que se passe-t-il ? Que se passe-t-il, me chuchotai-je une dernière fois, frissonnant et grelottant, d'une voix aussi douce et douloureuse que le vent du soir qui me frappait le visage. Qu'est-ce que c'est, que s'est-il passé ?

Qu'est-ce que c'est ? Que t'est-il arrivé, enfant maigrichon et transi qui ouvre si grands les yeux maintenant ? Que fais-tu là les lèvres serrées comme l'homme sauvage devant qui la foudre vient de tomber, méchanceté inconnue terrifiante et menaçante ? Allons, viens, ne reste pas planté là devant cette fenêtre. Viens, courons, courons sur la route, ou sortons dans les champs, écoute-moi, je te parle, ne fixe plus cette fenêtre, partons d'ici. Ceux-là sont stupides et méchants ! Tu entends ? Mon petit, mon chéri, ils ne sont pas dignes de toi, allons, viens. Ne pense plus à eux, viens. Regarde, tes petits genoux chétifs se cognent, que cherches-tu ici ? Regarde-moi dans les yeux, ne me connais-tu pas ? Moi je te connais, toi et toute ton âme, moi je t'aime et je sais qui tu es, mon petit tout fou. Non, non, c'est toi qui as raison, les étoiles et la mer, il n'y a que ça qui est vrai, auguste et sublime - mais tu vois, ceux-là n'en méritent pas tant. On va se débrouiller autrement. Allez, viens, ne reste pas collé à  la porte. C'est autrement qu'il faut parler à cette bouche-là, viens, je te l'apprendrai. Et nous ne sortirons pas en mer, tu entends, sûrement pas – ils ne méritent pas que nous allions en mer pour eux… Ils ne méritent pas le ciel étoilé vers lequel tu as levé ton petit visage assoiffé. Tu vois, moi je les connais et je vais te dire quelque chose … Tu vois, c'est de ça qu'il est besoin  car ils ne sont immergés dans le ciel étoilé que jusqu'à la ceinture alors que leurs visages regardent vers le bas. Avec ses yeux grands ouverts elle t'a laissé grelotter et transir dehors dans le noir… Ce visage que tu avais dessiné dans la constellation des Pléiades. Mon petit. Mais rassure-toi. Je connais mieux ce visage et je lis en lui, il est mauvais, méchant et fourbe. Allez, viens, partons d'ici… Vois-tu mes muscles ? Ils ne sont plus chétifs et fragiles comme les tiens… Je dois être fort et âpre pour te venger.

 

Suite du recueil

 



[1] Nouvelle extraite du recueil "La Ballade des hommes muets" publiée aux Éditions des Syrtes