Frigyes Karinthy : "Il neige"

 

 

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Larmes

 

Oui, Docteur.

- Un cas vraiment très particulier. Je voudrais vous l'exposer logiquement, la tête froide. Je sais bien que tout n'est qu'une question de disposition nerveuse que l'on peut expliquer scientifiquement. Je n'en disconviens pas, j'essaierai plutôt d'exposer les symptômes tels que je les vois. J'y ai beaucoup réfléchi et j'ai élaboré ma propre théorie.

- Oh, ce n'est pas que j'imagine que vous pourriez m'aider. Encore qu'une aide soit peut-être possible, je n'en sais rien. Il est évident qu'il s'agit d'une maladie, j'en suis persuadé. Assis ici, face à ce miroir, je vois mon visage : une tête pâle, douce et paisible, des cheveux blond roux, des yeux doux et sereins et ces yeux me renvoient maintenant une tristesse si étrange, inconnue…  Oui, ces yeux…

- Oui, vraiment oui, c'est très étrange. On pourrait aussi prendre ça pour quelque chose de simple et d'habituel, sans rien d'extraordinaire… C'est justement ce que je veux vous expliquer, Docteur… que ça n'a rien de simple et rien d'habituel… que tout a une signification – très grave et très profonde – et que c'est une maladie complètement nouvelle – une maladie secrète – certainement une maladie.

- Enfin – je tente d'en parler. Écoutez, attendons, je vais être objectif. Je sais que je suis névrosé, Docteur, oui, disons le mot : névrosé – et je n'ignore pas comment sont les névrosés. Je m'examine de l'extérieur sévèrement et sans pitié et je constate que j'entre dans une certaine catégorie d'hystériques et de jouisseurs, ceux qui sont obligés d'endormir la sensibilité maladive de leurs nerfs par une excitation permanente et paralysante. C'est à ma catégorie qu'appartiennent, oui, certainement à ma catégorie qu'appartiennent aussi les fumeurs d'opium et de haschisch – les alcooliques et les joueurs – et ceux qui poussent l'amour jusqu'à la folie terrifiante et insensée de l'impossible et de l'horrible… Mais ceux-là se trouvent à l'extrémité opposée.

- Tandis que moi… Docteur, regardez-moi dans les yeux, mes yeux sont calmes et tristes, ils soutiendront votre solide regard. Ces yeux.

- J'aimerais savoir si l'anatomie a déjà constaté… hum, ce lien merveilleux et incompréhensible qui se noue soudainement, de façon inattendue, entre un phénomène psychique et un phénomène corporel. Voilà, j'ai un chagrin, des sentiments, phénomènes psychiques… Quelque chose d'abstrait. Puis tout à coup je ressens une angoisse – quelque chose se trouble et s'obscurcit parmi les sentiments… et l'instant suivant de l'eau, de l'eau véritable et tangible jaillit de moi – un phénomène concret – provoqué par un phénomène abstrait, sans réalité. Comme si pensée et sentiment pouvaient produire de la matière dans l'espace et dans le temps… mon imagination – vous comprenez ?

- Vous souriez. Pour vous c'est non scientifique et naïf tout ça, je comprends. Alors je vous dis autre chose. N'avez-vous jamais pensé – n’avez-vous jamais remarqué… cette similitude particulière… entre le larmoiement et… l'ivresse amoureuse ? Moi je l'ai remarquée depuis longtemps, avec étonnement et perplexité. Dans les deux cas (écoutez comme je deviens scientifique : je parle de cas), dans les deux cas il s'agit d'un degré poussé, extrême, du besoin vital – dans un cas c'est l'exultation et la victoire, dans l'autre c'est une douleur poignante, une peur poignante qui tend notre conscience vitale. Toutes deux sont poignantes : des énergies terribles, énormes s'accrochent à la corde battante du mât de la vie – le navire est ballotté par des écumes déchaînées – la vie danse, ou quelque chose comme ça. Le spasme prégnant de la jouissance et de la souffrance – vous comprenez ? Notre âme agitée et terrorisée pantelle, insérée dans la gorge, le cœur. Nous attendons quelque chose : une solution horrible et terrifiante, quelque chose qui ressemble à la mort. Nous avons fourré la tête dans un rocher de granit, nos tempes tiennent maintenant écartée la fêlure de la roche à la force de leur seule palpitation – mais elles n'en peuvent plus – encore un instant et épuisées, elles vont défaillir et le rocher va nous broyer le crâne en se refermant. Et alors, à l'apogée du plaisir et de la douleur, brusquement le spasme est interrompu – un calme soudain s'installe et du sang suinte de notre cœur refroidi. La main invisible relâche notre cervelle et un soulagement mortel fait passer une onde vibrante sur les touches des nerfs apaisés. Nous nous calmons et sentons venir la mort. Maintenant un doux ruisseau jaillit de l'intérieur, il inonde les rives. Cette jouissance est la même dans les deux phénomènes vitaux : des sèves, des humeurs, quittent le corps, des sèves provenant du noyau du spasme interrompu qui se seraient transformées en poison, qui nous auraient étouffés. À l'apogée de la douleur cette sève remonte dans nos yeux enflés… au moment de la plénitude de l'ivresse amoureuse – oui, Docteur.

- Oh non, je suis tout à fait tranquille. Je dois sourire en vous voyant préoccupé. Je veux simplement vous expliquer que ce spasme, cette solution, cette rédemption, cette libération – et ce plaisir, c'était pour ces humeurs. Que le phénomène psychique – désir inouï et souffrance effroyable – provoque un phénomène physique et s'y noie – il s'enfouit dans le corps en une mort infinie et tragique, il se rend… C'est l'admiration de l'âme devant le corps – oh, je l'ai ressenti des centaines et des centaines de fois ! L'âme tendue à craquer s'avachit, elle étreint ses pieds rieurs amoureux et elle embrasse dans une ivresse sa peau chatouilleuse… C'est comme ça que je l'imagine.

- Merci beaucoup, Docteur. C'est mieux si je l'appelle ainsi : disons donc que c'est "une nouvelle théorie de la psychologie du plaisir". Vous êtes très attentif, je sais bien que mon discours est un peu confus. Vous avez raison, cela n'a rien à voir.

- Personnellement, oui, personnellement je connais bien la question… Je voulais seulement avoir votre avis… Qu'est-ce que vous en pensez ?… Et par quoi dois-je commencer ?… Je suis épuisé, lessivé. Je ressens en moi un grand calme stupide : un fleuve paisible qui coule, qui monte, je l'observe de loin… Je m'entends parler de loin… Ma voix est extrêmement sourde et monotone, ne vous fatigue-t-elle pas ? Maintenant je vous prie de ne pas m'interrompre pendant un moment, ce que je vous dirai encore, coulera de moi doucement et calmement et petit à petit je fermerai les yeux.

- J'ai déjà parlé du plaisir et je me suis qualifié de jouisseur pathologique. Avez-vous compris que je suis un jouisseur de la douleur ? Une drôle de maladie en effet. Il est certain que ma nature est paisible et mélancolique mais ce n'est pas l’essentiel. Non, c'est vrai, j'évite d'aller parmi les gens. Vous voyez, c'est ma chambre : je l'aime bien. J'aime les rideaux gris avec le poêle parce qu'elle est dans la pénombre et elle se tait obstinément, avec entêtement et les portes bâillent. Non, depuis longtemps je ne joue plus du piano, mais j'aime bien m'asseoir devant le piano, poser un bras sur les touches, j'effraie muettement le silence. J'attends le commencement du crépuscule - le soir tombe lentement, les murs se rident comme les coins de mes yeux : sous les deux fenêtres s'accumulent des anneaux d'ombre noirs. Encore quelques minutes de pose  - ça y est, je sens le péché muet se diriger vers mon cœur dans le silence et la félicité. Je dois m'interrompre et ouvrir une parenthèse avant de parler du processus, du processus de ma volupté. Je ne suis pas sentimental et je hais le pathos, vous devez le savoir pour me comprendre. Ce qui se produit dans mon for intérieur pendant que de mes yeux je commets le péché, cela n'a rien à voir avec ma vie, avec mes échecs, avec les petites circonstances misérables qui m'entourent. Ce n'est ni de ma vie ni des choses dont je porte le deuil – ineptie. C'est un processus que je provoque en moi – ivresse et plaisir, une opération psychique consciente. Écoutez, maintenant je me sens en mesure de vous décrire comment ça se passe – tout à coup, maintenant, je le sens précisément, en toute clarté. Vous voyez, assis ici devant le piano, j'ai souvent l'impression que je devrais frapper certaines touches – do dièse, do dièse, ré – grâce à ces notes je serais plus clair, plus facile à comprendre. N'avez-vous jamais pensé à cela ? Les produits spéculatifs, synthétisants, de notre cerveau, autrement dit les pensées cérébrales, nous arrivons tant bien que mal à les circonscrire avec des mots – mais les mots ne sont que des écorces inorganiques et rigides, non malléables, dès qu'il s'agit d'expliquer un état d'âme spécifique, particulier, jailli de lui-même, autrement dit un état sentimental. Bien sûr, à la réflexion on comprend qu'il ne pourrait pas en être autrement… Les mots ont une évolution historique, chacun d'eux est lié par convention à des notions générales – la plupart des mots ont eu initialement une signification différente du sens que je leur attribuerais maintenant… Un misérable combat… Mais je sens obscurément que d'ici des centaines d'années, lorsque les hommes sauront distinguer et délimiter avec précision la fonction sentimentale et cérébrale du cerveau, quand ils y verront clair – alors le langage de la conversation consistera en des sons musicaux car l'objectif de la relation humaine sera une suggestion de sentiment et d'atmosphère – et pour répondre à cet objectif il s'agira de faire appel au langage musical qui alors sera clair et compréhensible et qui répondra à tous les sentiments. Les mots serviront uniquement à écrire – oh, mots plébéiens, aujourd'hui armes brutales et dégénérées d'une société en lutte pour son bonheur final et non encore stabilisée. Mots, mots… Je vais pour une fois vous tripoter un peu, je vous noue, je vous dénoue, je vous recompose. Laissez-moi prendre une longue respiration… Écoutez, je vous écouterai aussi.

- Quand et comment ma maladie a évolué à ce point, je l'ignore. Même si je le savais, ça n'aurait pas d'importance. Maintenant j'en suis au point où je connais parfaitement la nature de mon état et tout le déroulement de la crise ; dès que je la provoque, je l'anticipe clairement. Voilà, comme je vous l'ai dit, je suis assis devant le piano et mes mains reposent sur les touches. Le soir tombe. J'observe alentour avec prudence et circonspection : dehors le bruit s'assourdit et des eaux muettes commencent à faire leur tic-tac. Tic-tac, dit aussi la pendule. Tic-tac, tic-tac, je répète le mot qui résonne dans ma tête comme le téléphone. Ça y est, ça y est : je sens son approche. Je frappe une seule pesante touche au piano et la corde frappée vrombit à l'intérieur de la baie. Ça ne vient toujours pas ? Mes poumons commencent à suinter : les deux lobes s'avachissent – la respiration s'alourdit, ralentit. Ça y est, ça y est. – Pas encore. – Il manque quelque chose : un mot, n'importe lequel : "misère" – mais comprenez bien, ce mot n'est qu'un moyen auxiliaire d'irritation. J'enfonce ce mot tel un objet dur et douloureux, prudemment mais cruellement, dans mes poumons, pour que la respiration soit plus lourde, plus saccadée. Elle se fait plus lourde, plus saccadée : les spasmes s'accélèrent et déjà ma gorge se serre – mes zygomatiques s'allongent et je bouge ma lèvre inférieure vers l'avant, dans la jouissance, spasmodiquement – les ailes de mon nez vacillent et s'élargissent – un râle silencieux jaillit de la profondeur – oh, misère ! Misère de la vie ! – et maintenant dans mes yeux brûlants, exorbités, les larmes jaillissent et dégoulinent en gémissant. Oh, je sens que la jouissance parcourt mon visage, en bruissant, dans une course effrénée, dans une béatitude heureuse – la jouissance extrême. Vous comprenez maintenant ?

- Vous comprenez maintenant ? Le soir quand, devant ma fenêtre, l'ombre de ce lampadaire de la rue grandit et grimpe sur le mur – je me ramasse en silence et je file dans la rue sur la pointe des pieds. Des clôtures défilent l'une après l'autre et moi, soupçonneux, les yeux clignés, je lorgne les terrains vagues où paressent des gens, des farfelus rouillés. Vide imbécile confiné. Mon heure n'est pas encore venue. Dans les rues désertes le silence me gêne comme un coquillage géant qui bourdonnerait, je les traverse en courant et je cherche des paysages connus. Suivent des rues pavées cent fois vécues, des coins haïs et meurtriers déjà usés sous mes pieds. Je vous prie de me croire, dans le fond je suis froid et insensible : complètement insensible à la vie ou à la mort, ces choses-là me sont indifférentes. Quoi encore ? Quelques autres rues désertes – puis des boulevards – cette fois de belles femmes surgissent de partout en chuintant. Holà ! Comprenez bien, une pensée à laquelle je peux m'accrocher est en train de pousser et de grandir. Celle-ci : les femmes. Des femmes belles, belles, belles. Oui, c'est peut-être la seule chose possible – encore et toujours renaître en belle femme – oui, ç’aurait peut-être été ma seule chance. Docteur, je ressens envers les femmes une colère amère, je les envie. Pendant l'enfance, je m'en souviens, j'ai refoulé en moi une fureur féroce car on m'avait prêché tendresse et courtoisie à leur égard – d'emblée je les ai détestées. Je ne veux pas être bon envers elles – je sens leur supériorité méprisante pour ma triste existence masculine. Tout tourne autour d'elles et nous, produits secondaires de l'espèce, ne servons qu'à les féconder : elles sont les fruits de la vie, elles nous ont créés en tant qu'organisme à l'usage de leur corps. Elles nous ont détachés de leur corps dont la vie est éternelle – et nous, organismes souffrants, en perdition, nous engraissons et fourmillons autour d'elles en attendant le sacrifice – pour pourrir sous terre une fois que nous aurons canonné dans leur corps le maudit contenu de notre cerveau, la gelée des désirs convulsifs, notre misérable cervelle. Vous comprenez, Docteur, il n'y a que nous qui mourons, les feuilles, les étamines – l'arbre, la femme, elle est immortelle. Horrible. La corde au cou nous sautons après elles dans les profondeurs – avec elles ou sans elles – nous mourons toujours pour elles. Un jour, les poumons épouvantablement convulsés, je désirais misérablement une femme, la jalousie, je l'aime et elle est belle et je ne suis pas elle, m'a noué des souffrances inouïes dans la gorge. J'aurais aimé lui arracher la bouche – c'était horrible quand baisant elle-même, ses yeux imbus d'elle-même s'immergeaient dans le plaisir avec autosatisfaction et une supériorité insupportable et moi, communiant et me pensant vainqueur. Puis brusquement j'ai ressenti un abattement incroyable et je me suis assombri comme la nuit quand elle m'a tendu sa main à baiser d'une façon à me faire sentir que c'est la nature qui lui a appris ce geste. Un jour j'ai été pris d'une colère noire, elle se tenait debout, droite, devant une palissade et moi je lui parlais. Je me suis rendu compte qu'elle ne m'écoutait pas et qu'elle affichait aux coins de sa bouche un beau sourire provocateur et séduisant. Elle tenait un livre à la main ; je le lui ai arraché d'un geste et je l'ai lancé devant ses jupes. Elle est restée calmement debout sans broncher, et elle a désigné le livre avec le même sourire : "ramasse-le". J'ai ressenti une obscurité, quelque chose s'est cassé en moi – et pendant que, le dos courbé, je me suis baissé pour le livre, je vous jure que c'est le vent sourd de la mort qui a soufflé dans mes cheveux. On aurait dit que les jupes lourdement affalées auraient barré le monde pour moi à leur hauteur terrible et je suis tombé dans un vide. J'ai rendu le livre les yeux fermés et je suis parti comme un somnambule et alors mon âme était aussi déserte qu'un cimetière. À cette époque, dans toute la période de mon amour, je ne savais pas pleurer – mais ce soir-là je suis resté seul et j'ai compris que je la haïssais, je la haïssais d’une jalousie enragée et sans espoir. Homme misérable, j'ai erré longtemps, à l'état sauvage – je suis rentré le soir, la tête embrumée, et dans mon lit j'ai étouffé durant des heures. J'ai fait des cauchemars ; les larmes ne sont arrivées que vers minuit : dans mon rêve sourd et mortel, couché sur le dos, je me suis réveillé de mon songe en sifflant des sanglots. Ensuite, pendant deux heures mes yeux ont déversé leurs larmes, laissant une flaque sur le plancher. Le plaisir était immense : depuis je n'aime plus aucune femme.

- Oui… Puis nous ne nous sommes pas revus – pourquoi vous me demandez ça ? Je ne suis plus allé la voir ou elle n'a plus voulu me voir – ça revient au même, je ne me rappelle pas. Maintenant j'y vois clair : ce n'est pas d'elle que j'avais besoin pendant que je la désirais durant des mois après cette nuit-là – mais de son souvenir que j'ai utilisé pour m'en modeler un plaisir plus vrai et plus digne de moi : le plaisir de ma souffrance. Je le trimbalais avec moi, il me suivait en cliquetant. Le soir, pendant le deuxième acte, je montais sur la pointe des pieds pour me cacher dans le noir des loges. Et alors, le visage figé et allongé et les yeux fermés, je subissais les spasmes violents qui écrasaient mon corps. Tels des chevaux, les spasmes m'écrasaient et je m'adressais, complètement figé et sombre, à mon cœur : quels gémissements épouvantables, emphatiques. Ces chevaux regimbant, cherchant à se libérer, ce méchant chaos embrouillé et enivrant qui fait éclater les jointures de mon cerveau : c'est ma haine pour elle. Ces tumeurs étouffantes et inexorables – c'est elle. C'est elle qui pétrit, poignarde, torture les cordes en bas – c'est elle qui gargouille avec un rire sarcastique entre les triangles et c'est elle qui glousse et geint et gémit depuis les hautbois jusqu'à moi. Parfois je distinguais des mots entiers dans ces bruits abstraits : incroyable. Trois notes successives – do dièse, do dièse, ré – et cela représente un mot, cela me traverse l'esprit. N'importe quel mot, par exemple aïe, mon Dieu, aïe, aïe – mais ce qui se cache dedans, c'est : misère. À ces occasions la larme jaillit de mes yeux comme une braise rougeoyante – le plaisir n'est pas parfait – les yeux enflés s'assèchent tout à coup et ne peuvent plus faire jaillir les eaux.

- Mais non… J’ai bien dit que je l'avais oubliée… Je dis que ce n'est pas elle qui m'importait… L’image s'est plus tard affadie et seule restait son éventualité. Je ne voulais même plus de l'Opéra : je me suis fait à ce qu'un orgue de barbarie rende le même service. Le soir je la cherche dans la pénombre de portails assombris et misérables. Je me plante derrière un mur aveugle et je guette avec convoitise ce qui m'attend. J'aime particulièrement le voisinage du carrousel des Luna-Park. Vous savez, ce grincement allègre, une sorte de chant populaire des faubourgs, dans ce genre : "Quand au printemps, le matin du dimanche nous a souri dans son doux rayon de soleil…" Attendez, je vous le fredonne… lalala lalla lalla… Comme ça, vous vous rappelez ? Les orgues de barbarie le jouent d'habitude allègrement, à bonne vitesse, pourtant c'est une mélodie lente et triste, andante e come triste, - pourquoi ça vous fait sourire ? Là, entre le premier et le second vers, je m'arrête et je laisse descendre le sentimentalisme détesté de cette mélodie par ma gorge ouverte. Je l'attends dans l'ombre noire et sournoise des ruelles, sous des lampadaires qui grésillent. La lune me voit et me fuit, elle rapetisse… à devenir pas plus grande qu'une petite étoile… Encore une fois ce vers… ho, ho, il halète, il convulse… coulez donc, cascadez maudites… pas de pitié…

- Vers minuit je traîne mon corps solitaire dans le brouhaha des cafés chantants. Imaginez, sur l'estrade des femmes au visage peint jouent du violon… Elles déchirent ces cordes grinçantes comme si elles arrachaient de leur corps délabré les neurones douloureux qui les démangent… Je commande un petit noir, et la scène se répète pendant des heures. Alors je me dis : silence. Attention, la nuit approche. Que reste-t-il ?

- Un jour, c'était encore en novembre, je me suis rendu à l'Institut médico-légal. Quelques étudiants en médecine travaillaient sous des becs de gaz sifflants, ils dépeçaient des cadavres bruns. Dans la pénombre du fond il y avait un gros coffre, on y jetait les organes déjà traités. Des bras et des jambes et des troncs se mêlaient dans la puanteur du coffre. Au fond, tout en bas, quelques têtes fripées ricanaient, les yeux complètement desséchés. Alors je suis rentré chez moi et je suis resté pendant des heures devant la glace à observer ma figure. Je tiraillais et triturais mes lèvres vers le bas, vers le menton… elles ne voulaient pas venir… je faisais grincer mes dents… j'étranglais mon cou avec deux doigts… mes yeux… mes yeux maudits… crevez… il le faut…

Un autre jour, je me rappelle, ça a bien marché. Un enterrement ou quelque chose comme ça, dans un cimetière catholique. Plein de monde, le curé répète mécaniquement, d'une voix monotone : "requiem aeternam…" Dans le brouillard bourbeux, de longues allées… de peupliers… Moi, malin, j'attends que tout le monde soit parti et que je reste seul. Alors elles sont venues, si calmement, avec tant de douceur… Sur le sable meuble, entassé, vaseux, j'ai remué mes lèvres en silence et j'ai chanté à travers ma poitrine : Dieu ! Dieu ! Comme tout cela a peu d'importance ! Mon Dieu, pourquoi t'es-tu moqué de nous ? Et elles coulaient, muettes. Un calme mortel a suivi, il a duré des jours.

- Parfois, mais c'est plus rare, elles surviennent brusquement, de façon inattendue ; je ne compte pas sur elles, une minute auparavant je les ignore. Une fois en plein jour dans le quartier des halles, j'étais très pressé, un vieillard, le dos courbé, portant une longue barbe blanche, s'approchait de l'autre côté de la rue.  Il ne me voyait pas, d'un coup il a sorti un concombre, et sans se retenir il a mordu dedans. Il a fermé les yeux et sur ses joues ridées le jus coulait des deux côtés comme s'il avait pleuré des larmes vertes. Sa pomme d'Adam ridée bougeait pendant qu'il déglutissait avec peine. Une pitié immense m'a sauté dans les yeux, comme jaillie de mon cœur. Je ne sais pas comment cela a pu arriver, je suis normalement froid, la tête claire et j'ai dépassé le stade infantile des compassions, des pitiés sur la vieillesse.

- Je poursuis. Je me suis habitué à faire déborder l'ivresse de ma douleur sur ordre, quand je veux. Il existe des situations et des circonstances qui font que mon ivresse survient quasi automatiquement – vous comprenez ? Je connais bien ces situations et je sais les provoquer. Il y a certains mots qu'il suffit de prononcer… Il y a des souvenirs, des visages et des objets que je dois simplement poser devant moi… Il y a des voix, deux notes au piano… Et surtout, c'est l'essentiel, il y a des livres et des pensées… Vous me croyez ? Il y a des livres qu'il me suffit d'ouvrir… Écoutez cela. S'il vous plaît… Penchez-vous plus près… Ne frappe-t-on pas ?

- Et puis… Bon, qu'est-ce qu'il y a encore ? J'ai énormément de livres… Je connais bien mes livres… Je les lis même plusieurs fois… J’en connais plusieurs par cœur. On voit leur masse noire au fond de la fenêtre vitrée, vous voyez ? Après mes infinies promenades stériles je rentre, je referme les portes curieuses, candides, et je pousse les verrous. Alors je me couche, mes jambes sont tremblantes d'avoir trop marché – et je m'entoure de mes livres. Je regarde alentour. Les portes sont-elles bien fermées ? Des femmes sournoises, moqueuses, ne s'approchent-elles pas du trou de la serrure ? Je suis seul. On nous a laissés seuls. Je porte un regard une fois de plus autour de moi – puis mes doigts jouisseurs feuillettent les pages soyeuses. Je connais déjà la page et je connais la phrase et je connais le mot par laquelle elle commence… Je vous prie de ne pas m'interrompre… Vous devez m'écouter jusqu'au bout… C’est très étrange… Regardez, j'en choisis un au hasard… le "Raskolnikov" de Dostoïevski… On y trouve plein de ces phrases dont j'ai besoin. Celle-ci par exemple… Quand Raskolnikov dit à Porphyre, regardant devant lui, oubliant tout, sa peur, la punition, tout son instinct vital effrayé, angoissé, gémissant – il dit : "les véritables grands hommes marchent déjà ici, sur terre, avec une lourde canne." Cela, je le lis dans un malin silence et j'éteins toute pensée. Mais dans mes yeux noués, la larme imbécile monte et enfle déjà. Maintenant je tourne les pages… ici, à la fin… En Sibérie, après l'année de l'indifférence blasée et du mépris orgueilleux de la vie, tout à coup Raskolnikov découvre ses compagnons de captivité qu'il côtoie à longueur de journée. Et son cerveau revenu de son évanouissement, une première pensée le frappe avec la force de la foudre : "Tiens, cette petite tache entre les barreaux de la fenêtre, pas plus grande que la paume de la main, et cette source qu'ils voient une fois par jour en allant au travail, est-ce si important pour ceux-ci au point qu'ils s'imaginent que ça donne un sens à leur vie ?" Ces lignes-là, je ne les ai jamais lues sans que jaillisse un sanglot heureux, misérable.

- Oui, Docteur, les livres… Oh, mes bouchées favorites, chers livres. Oh, baume de mon cœur réjouis dans ma misère. Regardez, ils sont tous là. Je les serre sur mon cœur, je n'ai rien d'autre à part eux. Le Hamlet fier et tragique… les vers quand il s'assoit devant Ophélie… Ou Zarathoustra, ce vers terrible, avec le retour sanglotant dans ses phrases finales : "Je n'ai jamais rencontré une femme dont j'aurais voulu un enfant… si ce n'est celle-ci que j'aime… car je t'aime, ô éternité ! Car je t'aime, ô éternité !" Deux phrases de Schopenhauer… Regardez, avec des lettres lourdes, épaisses, c'est là encadré sur le mur. "Das Leben ist etwas, das nicht sein sollte[1]", et puis ça : "Apparemment nous ne méritons pas mieux que ces deux : la vie et la mort" – ces deux cadres, tels des tableaux, des signes mystiques de Böcklin, je les fixe longuement d'ici… Ma bouche tremblante, silencieusement convulsive, torture durement et longuement mes yeux… c'est terrible… les voici… alors je jette soudainement mon corps de l'autre côté de l'oreiller… les deux fosses cernées de mon visage, avec un désir vorace, luxurieux, sentent déjà dégouliner les eaux allègres… vraiment… croyez-moi… n'est-ce pas bizarre ?… Le plaisir est plus intense que toute jouissance amoureuse… L'homme solitaire, renié, détesté par une nature inepte… se plaît dans ces mots, lascivement, sans espoir, dans des plaisirs stériles. Des idées creuses, béantes… vérité… vérité… vérité… me voici avec mes yeux sombres… misérable moi, vie inutile… tue-moi, vérité, pose ton pied sur ma tête… les idéaux, corps d'une autre dimension… des corps brûlants que j'étreins contre moi en haletant, que je serre entre mes yeux clignés jusqu'à ce que ma conscience se noie dans le plaisir de la souffrance… Mes jambes, mes mains, mon visage jaune de frayeur dans la glace… je les déteste, je les rejette… je n'en veux plus… je vous fixe en gémissant, en gesticulant… oh, oh, tordez mon corps comme du linge inutile après la lessive… grimpez sur mon cou… pliez-vous dans mes orbites… pétrissez toutes les saletés de mes yeux… mon corps étranger… méchantes bretelles… affalez-vous…

- Eh, quoi ? Je ne veux pas me calmer… Laissez-moi… Que voulez-vous ? Qu'est-ce que vous dites ?

- Que je ne peux pas comprendre ? Est-ce que je mens ?… Que la science…

- Je ne comprends pas… ce sont autant de visions… ou de la sensualité refoulée… que moi-même… ?

- Que je pleure sur moi-même ?… Une déception amoureuse refoulée, dites-vous… Vous êtes un imbécile…

- …qu'est-ce que ça peut me faire !… Vous ne pourrez jamais comprendre… Comment ? La faillite de mon bonheur… un amour malheureux !… misère… des menteurs et des méchants… je n'ai pas dit que…

- Mais je n'ai plus besoin d'eux non plus… cercueils d'idées, volumes muets… Oui, je serai encore heureux, bien sûr que je serai heureux, je le sais. Dehors, des rues au cœur angoissé, au-delà de volutes de fumée tremblantes, des champs ensommeillés, vous comprenez – des champs ensommeillés, aux pieds de douces montagnes grises et embrumées. Mon âme me mène là et me couche sur le sable humide et désert et clapotant, et de la vapeur sourd de la terre vers des constellations solitaires refroidies. Des étoiles errantes refroidies, fruits mûrs dans le ciel, pendaient au-dessus de moi : vous avez été endurcies par le liquide salé et moi je suis heureux avec vous. Je me couche dans le brouillard diffus d'un doux cimetière, et la rangée des peupliers se perd dans le brouillard du cimetière. Non… ne partez pas encore… vous voyez… un visage se détache de l'armée de stridulants et se tend vers moi et adhère à ma bouche ouverte bleuie – des feux lointains grésillent au-dessus du flanc des collines, et alors la larme jaillit de mon cœur, de mes yeux, de tous les recoins de mes poumons, et je la revomirai convulsivement, je revomirai ce fleuve de larmes tel la souillure bouillonnante des glaciers mutilés et des larmes dévalant le flanc des collines et enchevêtrant tous ses fils dans le brouillard. Mes deux mains étreignent les chères mottes pures tandis que la terre noire et pansue boit en lapant la mer de larmes de mon corps. Je suis bu par les mers et les nuages – des mers et des nuages propres, est-ce que vous comprenez, vous comprenez ? – car je n'aurais jamais dû les abandonner… Je n'aurais jamais dû me densifier en homme… Et alors au-dessus de mon corps liquéfié je reconnais en jubilant une voix pure et intense pendant que dans une ivresse ma tête bascule sur les eaux étouffantes, une voix d'airain pure tonne entre les murs des cimes libérées : réveille-toi, épuise-toi, ne pleure plus – le cauchemar est terminé.

 

Suite du recueil

 



[1] La vie est quelque chose qui ne devrait pas être. Citation de Nietzsche.