Frigyes Karinthy : "Instantanés"

 

 

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mon Grand ami

 

LHomme Sobre crie après moi depuis la charmille de ce petit troquet de Buda.

Salut, mon grand ami, me crie l’Homme Sobre, tu n’aperçois plus tes amis pauvres, allons, viens vite, assieds-toi une minute, à quoi ça sert de se hâter dans cette chaleur.

Je décline d’abord poliment, ceci, cela, je dois monter au Château. – Pas question, mon grand ami, insiste l’Homme Sobre, tu dois t’asseoir pour une minute, goûter ce délicieux csopaki[1], je suis moi-même sur le point de partir, ma petite famille m’attend, mon grand ami.

Là-dessus on ne peut qu’obtempérer, pour ne pas vexer. Alors l’Homme Sobre expose clairement, avec force détails, avec peut-être un peu trop de détails,  que je dois deviner d’où il arrive justement. Tu aurais beau te casser la tête mille ans, mon grand ami, tu ne devineras pas qu’il est allé chez Gyuri Duchoux, pour un petit papotage, juste pour bavarder, de choses et d’autres, d’une pendaison de crémaillère et qui sait quoi, et voilà, la bande a bu plus que de raison. – Et toi ? – Ne dis pas de bêtises, mon grand ami, m’as-tu déjà vu bourré ? La Terre n’a encore porté personne qui aurait vu Pista Léperon bourré, mon grand ami.

Que dois-je lui dire ? Qu’effectivement je ne l’ai jamais vu bourré, sauf en ce moment ? Que je ne l’ai jamais vu autrement que bourré, car je n’ai pas la moindre idée, qui il peut être, j’ignorais jusqu’à son nom, il vient seulement de se présenter, mon grand ami. Toutefois, naturellement, je l’assure qu’il est sobre, plus sobre que lui, il n’y a pas.

- J’espère bien, me répond Pista Tressobre, et il s’attaque à me raconter une histoire, elle doit sûrement être très intéressante, quel dommage qu’il la relate avec trop de clarté et de cohérence, en belles phrases bien bâties, sans la moindre erreur de grammaire ou de concordance des temps, truffée d’associations d’idées, ceci lui rappelle une chose et cela une autre, ce qui implique qu’en fin de compte le petit épisode du début me dévoilera toute sa vie sauf l’histoire dont il s’agit, j’ignore encore pourquoi il m’a raconté tout ça pendant une heure et demie.

Mais finirai-je par le savoir ?

- Alors ! Suis-je sobre ou ne suis-je pas sobre, mon grand ami ? me demande-t-il victorieusement.

Je lui jure que le têtard de grenouille né aujourd’hui dans l’aquarium est un salaud d’ivrogne comparé à lui, et je veux prendre congé.

- Pas si vite, dit-il, je viens moi aussi, dit-il, je paye seulement la note, dit-il, alors, mon grand ami, crie-t-il au garçon, allons, allons, et pendant une demi-heure, avec une précision tenant compte de tous les détails il dicte au garçon la liste interminable de ses consommations.

Enfin il se lève et s’ébranle à mes côtés.

Il marche à pas solides, fermes, droits, que je n’ai jamais observés chez personne.

Ou plutôt si, une fois. Au cinéma. Un fildefériste a traversé les chutes du Niagara sur une corde. C’est celui-là qui marchait aussi droit.

Cette fois je suis sûr qu’il est ivre mort.

Un homme sobre est incapable de marcher à pas aussi droits.

 

Suite du recueil

 



[1] Vin blanc de Csopak, sur le Balaton.