Frigyes Karinthy : "Instantanés"

 

 

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avec le charme frais de ses dix-huit ans

 

Elle a surgi, nouvelle Hébé,[1] de l’écume souillée du siècle, blonde, avec de grands yeux bleus émerveillés. Avec le charme frais de ses dix-huit ans.

Sa carrière a commencé par une amourette romantique d’étudiants, les journalistes qui l’interviewaient, chroniqueurs de sa vie, l’ont souvent écrit par la suite. Elle-même a toujours rappelé ce premier amour avec émotion.

Ses yeux bleus furent envahis de la rosée des larmes quand elle arriva au tournant connu de tous, quand elle dut quitter le garçon, ou plutôt le garçon renonça à elle, parce qu’il ne voulait pas lui faire obstacle, le grand producteur Hollywoodien exigeait qu’il disparaisse dans l’intérêt du succès attendu. On ignore ce qu’il est devenu, il a gardé la flèche dans son cœur tel un daim blessé : une photo de son amour, avec ses grands yeux bleus émerveillés, avec le charme frais de ses dix-huit ans. Bien des années plus tard, il est revenu en inconnu dans la ville dont il était parti, mais sans jamais se dévoiler – vraisemblablement il avait alors vu lui aussi le film dans lequel la célèbre vedette, l’héroïne, a joué elle-même leur roman commun, avec le charme frais de ses dix-huit ans.

Mais le film avait eu un succès retentissant : l’haleine printanière de la jeunesse et de la beauté avait chatouillé pendant quelques années le regard assoiffé de tous les continents. La personnalité de la grande actrice avait aussi intéressé et excité la curiosité des âmes juvéniles – le monde entier applaudit aux noces quand le grand réalisateur la conduisit à l’autel, au milieu d’un océan de fleurs blanches, rougissante derrière sa voilette, avec le charme frais de ses dix-huit ans.

Leur bonheur dura longtemps, et quinze ans plus tard, quand ils divorcèrent, le mari chevaleresque reconnut lui-même qu’il enterrait la meilleure part de sa vie. Le divorce était exigé par des intérêts supérieurs. Tout le monde, le mari également, avait le devoir quasi patriotique de soutenir le grand homme politique, qui n’avait pas su résister au charme frais de ses dix-huit ans. Et effectivement, c’est sa vie qui a été prolongée par cette concession dans l’intérêt de l’humanité entière – le grand homme politique qui même en ce temps-là n’était plus très jeune, a vécu encore trente ans, et sa longue vieillesse a été dorée de la lumière de rose du charme frais des dix-huit ans de l’épouse fidèle. Pour lui elle a même abandonné le cinéma, pour consacrer sa vie au culte du grand homme.

Depuis le décès du grand homme il y a vingt ans, elle vit recluse, dans le silence. Récemment un journaliste lui a rendu visite dans sa paisible solitude. Il ne cessait pas de s’étonner de sa gentillesse, sa douceur, sa beauté – au moment de prendre congé, il lui demanda même pourquoi elle ne reviendrait pas à l’écran où elle manquait toujours autant au public, on n’arrivait pas à l’oublier : quel succès elle aurait une nouvelle fois si son personnage adulé surgissait dans l’auréole des souvenirs !

- N’y pensez pas, dit-elle avec un geste de résignation, j’ai déjà tout perdu, la vie ne réserve plus de surprises pour moi. À mon âge il n’y a plus ni carrière, ni succès, ni amour. Il convient de l’accepter et de se contenter de ce qui reste. À mon âge, cher ami, je n’ai plus rien d’autre que ce que rien et personne ne peut me prendre, ce qui est éternel et immuable, ce que je ne veux plus risquer, ce que je veux emporter dans ma tombe : le charme frais de mes dix-huit ans !

 

Suite du recueil

 



[1] Fille de Zeus et d’Héra, déesse personnifiant la jeunesse et la vitalité.