Frigyes Karinthy : "Instantanés"

 

 

 

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Gardien de l’ordre

 

Le gardien de l’ordre bienveillant dont je veux parler ici était déjà là quelques minutes plus tôt… il se tenait là, au croisement, tel l’ange de la Séparation du Bien et du Mal, avant que j’eusse  pu rêver, que j’eusse même réalisé son existence… Car nous ne faisons que courir de gauche et de droite dans ce monde tourmenté, nous sautillons en haut, en bas, sans même penser au chemin particulier suivi par notre âme, dans un milieu invisible… Mais alors, à l’instant du danger, à la limite de l’être et du non être, notre meilleure part nous revient à l’esprit ; absente durant sa vie, elle revient au malheureux perdu sur un bateau naufragé : à cette dernière seconde il prononcera le nom de la source de toute vie…

Qu’aurait-il pu se produire par exemple si je m’étais fié uniquement à mes propres forces, intrinsèquement limitées, en sautant du tram qui fonçait. Comme toujours dans ces cas-là, le premier pas on le réussit : j’atterris sur le sol avec bonheur, le tram continue sa course, mais cette maudite force d’inertie ne me lâche pas d’entre ses griffes… Je fais deux culbutes et je sens que l’instant suivant je dois tomber sur le nez. Je suis sur le point de m’abandonner à mon destin quand une sorte de sentiment comme celui que peut ressentir un homme qui a sauté d’un avion et dont le parachute s’ouvre après une descente de quelques centaines de mètres me fait reprendre mes esprits…

Je me sens entouré par l’étreinte de deux bras qui me soutiennent, qui m’attrapent et me remettent sur pied.

Je lève mes yeux pleins de gratitude : c’est un gardien de l’ordre public ! Sous le coup de l’émotion, je balbutie :

- Oh… Merci…

Son regard amical m’encourage. Sa voix est paternelle.

- Bien… Plus de peur que de mal… Il faut faire attention… Monsieur aurait pu se faire très mal…

- Vous avez raison… On est tellement irréfléchi… Merci… Je vous suis très reconnaissant.

- Je vous en prie, c’est normal… Ce n’était même pas difficile… Monsieur m’est littéralement tombé dessus, je n’ai eu qu’à écarter les bras… Mais j’avais tout prévu la seconde avant…

Mes yeux se couvrent presque de larmes.

- Vous veilliez sur moi ? Vous m’avez vu… Vous avez vu le danger… avant même que j’aie pris conscience de votre existence ?… Tel la Providence en laquelle dans notre orgueil et notre outrecuidance nous ne croyons pas tant qu’elle ne se présente pas d’elle-même…

- Si vous voulez… Il y a du vrai là-dedans…

Chaudement, longuement, je lui serre la main.

- Merci… Je ne l’oublierai jamais… Je vais même noter votre matricule… Ce sera désormais mon numéro porte-bonheur… Comment vous appelez-vous ?

- János Varga, à votre service.

- Bon. Alors, que Dieu vous garde, János Varga… Je ne vous oublierai jamais… Au revoir…

Tiens, c’est bizarre, il ne me lâche pas la main.

- Attendez un peu, s’il vous plaît… Ce n’est pas tout… Votre nom, Monsieur.

Il sort son carnet.

- Voyons un peu… Confession ?… Age ?… Date de naissance ?… Avez-vous une pièce d’identité ?

Ah, bon !

- Vous voulez me verbaliser ?

- Qu’est-ce que vous croyiez ? C’est pour m’amuser que je vous ai rattrapé quand vous avez sauté du tram en marche ?

 

Suite du recueil