Frigyes Karinthy : "Instantanés"

 

 

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"keep smiling"

 

Keep smiling, chère camarade Amérique - fais-nous un beau sourire !

Oui, oui, fais-nous ce beau sourire maintenant, avec tes trente-deux dents sous le store remonté de la lèvre supérieure, dans la vitrine - maintenant : un, deux trois, partez, attendez une minute, et la photo sera parfaite.

Keep smiling - sourire, toujours sourire, comme dans les opérettes de naguère.

Pardon - je ne comprends pas cet étrange regard que tu m’as jeté au-dessus des lèvres allongées, j’ai cru y déceler comme un éclair - tu n’es quand même pas fâchée, camarade ?

Ou peut-être - Dieu m’en garde - c’est mon humour qui te déplaît ? Qu’est-ce qui te fait siffler - pardon, hé, hé, que dis-tu là, il me semblait t’entendre siffler que je pouvais garder pour moi mes plaisanteries, et ma charmante bonne humeur.

Non mais camarade !

Excuse-moi - mais c’est de toi que je l’ai appris !

N’est-ce pas que c’est toi qui répétais, lorsque… je gémissais… à cause de ces inconvénients passagers… la chute des devises, le blocage des comptes bancaires… depuis la Mer du Nord jusqu’à l’île de Crète… Tu répétais que cette vieille Europe décatie et pédante était malade, tu disais que je devrais avoir honte de gémir et me plaindre sans cesse ; tu disais regarde-moi, fais comme moi, ma vieille, tu vois, moi je souris tout le temps, je fais un si grand sourire qu’il me fend la figure, c’est ce qui me rend saine, souple, jeune !

Oui - je peux te l’avouer maintenant, camarade, à l’époque, quand tu ne connaissais pas encore ces bricoles, j’étais un peu irrité de tes excellents conseils de ne pas gémir, de prendre exemple sur toi qui sourit calmement pendant que je m’angoisse - mais je n’ai rien dit, j’ai ravalé ma salive. C’est ainsi que c’est beau. Tu avais raison ! Keep smiling - même si mes yeux envoient des étincelles.

Pardon, c’est toi qui m’as appris !

Ne serait-ce pas toi ?

Ç’aurait été peut-être les deux bidasses sicules dont parle l’anecdote ? Celle où on est en train d’apporter le frichti ; le bidasse affamé en avale une grosse bouchée, ses larmes jaillissent car c’est trop chaud - alors son camarade lui lance :

- Pourquoi tu chiales ?

- J’ai pensé à ma mère, balance le rusé coquin.

Là-dessus l’autre à son tour avale une grande louchée du frichti. Les larmes lui viennent. Le premier ricane :

- Et toi, pourquoi tu chiales ?

- Moi aussi j’ai pensé à ta mère ! - Réplique le bon camarade victime de la mauvaise farce.

Alors voyons, camarade Amérique - vous n’êtes tout de même pas en train de chialer ?

Keep smiling - sinon je serais tenté de croire que vous avez pensé à ma mère.

 

Suite du recueil