Frigyes Karinthy : "Instantanés"

 

 

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inflation tzigane

 

Qu’on ne me charge pas d’apologie ou de complicité de crime si je n’arrive pas à étouffer un sourire ému quand je lis la navrante histoire des Tziganes de Nagyida[1].

Il est vrai que c’étaient des Tziganes (pas forcément de Nagyida), qui un jour dans une ferme frontalière se sont résolus à précéder les plans économiques de Roosevelt et d’Hitler et prouver empiriquement, avec leurs modestes moyens que la nouvelle idolâtrie pathologique de l’argent ne tient pas debout.

Pour être clair : ils ont décidé l’introduction de l’inflation individuelle.

Pour être encore plus clair : ils ont fabriqué de la fausse monnaie.

Mais voilà, quelle monnaie va falsifier le Tzigane qui a des intentions sérieuses, pour écouler de la fausse monnaie ?

Manifestement il ne se met pas à imprimer des billets de banque ; où diable prendrait-il la machine compliquée qui permettrait de les multiplier, sans même parler du motif : ces naturellement grands musiciens n’ont jamais été des génies du graphisme, sinon au sens très figuré, vu que "dessiner" et "chaparder" sont deux notions identiques dans le vocabulaire tzigane.

Il ne pouvait s’agir que de monnaie métallique. Et même en pièces métalliques ils ont préféré éviter les valeurs élevées, avec le raisonnement simple qu’une pièce de cinq pengoes, si c’est un Tzigane qui veut l’échanger apparaît vite comme un montant considérable aux yeux de l’autorité. Tiens, tiens, d’où tires-tu cinq pengoes demande l’autorité avec insistance, elle se met à reluquer la pièce et alors ça sent le roussi.

Ils ont d’ailleurs préféré ne pas s’attaquer à des pièces d’argent. Il est plus facile de rapiécer un chaudron qu’un objet en argent, et quant au tintement, serait-ce précisément l’excellente oreille tzigane qui ne sentirait pas à quel point il est facile de déceler le faux dans l’harmonie des cordes et des métaux ?

Restait le nickel. Ici il fallait choisir entre seulement deux valeurs. Avec une sage modération ils ont choisi la plus modeste. La pièce de dix fillérs.

Au prix de quelques sacrifices ils ont réuni l’investissement : une authentique pièce de dix fillérs, quelques matériaux et un peu de plomb, en quantité convenable. Et les nouvelles pièces de dix fillérs ont jailli du moule, étincelantes, par centaines ; ils les ont réparties, et ils sont partis, les trois Tziganes, pour tenter leur chance.

Et c’est alors que survint la pénible surprise.

La première pièce qu’ils voulurent échanger, leur fut tout simplement refusée.

Mais pas en tant que faux.

Pour avoir perdu sa valeur, étant retirée de la circulation.

Il s’est avéré que ces Tziganes écervelés avaient utilisé pour modèle une vieille pièce de dix fillérs d’avant la guerre – quel Devla[2] se reconnaîtrait dans cette malheureuse numismatique ? Aucun d’eux n’avait d’ancêtre numismate. Et par-dessus le marché, lorsque l’un d’entre eux, dans sa compréhensible indignation, se mit à jurer que la pièce était bel et bien neuve (il pouvait le savoir, c’est lui qui l’avait fabriquée) – toute la bande s’est fait coffrer.

Échec de l’inflation tzigane.

 

Suite du recueil

 



[1] Ville frontière avec la Slovaquie.

[2] Dieu en langue tzigane.