Frigyes Karinthy : "Instantanés"

 

 

 

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je suis pris d’hystÉrie collective

 

 

Jai déjà dit que je suis quelqu’un de pondéré, je veille à ma pondération comme le gouvernement l’a conseillé, j’ai tout fait pour garder la tête froide, et j’attendais au moins de lui une reconnaissance, une lettre ou un message me disant que j’ai bien fait, que j’ai de la chance de l’avoir gardée, que sinon j’aurais été transformé illico en grenouille, mais comme ça, il me donne sa fille et la moitié de son épargne bancaire, ce n’est tout de même pas négligeable.

Mais à la place, quand j’étais justement sur le point de me dire que c’était le moment d’apporter et de déposer ma pondération empaquetée et bien gardée, pour en demander au minimum un reçu s’il n’était pas possible de toucher tout de suite la contrepartie promise – à la place, qu’est-ce que j’entends ? J’entends : tintin pour toi, tu n’auras rien, tu as tout gâché, c’est toi qui nous as porté la poisse, c’est toi qui as vomi dans la contrebasse, c’est à cause de toi que l’orchestre porte, été comme hiver, un canotier, car tu es pris d’hystérie collective.

Mais écoutez, on ne peut pas faire ça, du jour au lendemain – comment j’aurais attrapé tout à coup l’hystérie collective ?

Je ne me suis aperçu de rien, mais puisqu’ils sont nombreux à l’affirmer, je dois bien l’admettre.

Moi je croyais, quand plusieurs matins de suite je frappais mon verre avec ma cuiller pour que le garçon m’apporte mon café, parce qu’il n’apportait pas mon café – je croyais que j’avais envie d’un café. Que le diable l’emporte, peut-être que je n’avais pas envie d’un café, j’avais seulement l’hystérie collective.

Et quand je voulais changer mon billet de dix pengoes, et personne n’avait l’air d’avoir de la monnaie, et j’ai fini par dénicher une pièce d’un pengoe dans ma poche, j’ai préféré le garder pour le barbier, et je n’ai pas pris un bâton pour le faire rouler comme un cerceau dans le trésor national – je croyais l’avoir fait par prudence, pour avoir de quoi me faire raser. Mais je sais enfin que c’était une manifestation de mon hystérie collective.

Et quand hier soir un camion m’a bousculé et je suis tombé dans le Danube, et j’ai commencé à y gesticuler, et j’ai même demandé à un passant s’il voulait bien pousser vers moi cette paille – je croyais que c’était pour éviter la noyade, mais apparemment ce n’était aussi que mon hystérie collective.

Et maintenant j’ai d’un coup l’impression que tous autour de moi sont calmes et pondérés, moi seul je suis demi-fou, source de tous les malheurs.

J’ai honte et je regrette d’être cause du mal. Tout semblait aller mieux, nous étions sur la voie de la consolidation, la situation du pays était en train de s’arranger – et voilà qu’au dernier instant mon hystérie collective a éclaté, et une fois de plus j’ai tout gâché.

Vous voyez à quel point un homme peut être dangereux.

Si d’aventure il est pris d’hystérie collective comme moi.

Un pauvre hystérique collectif abandonné et excommunié.

L’unique hystérique collectif au monde.

 

Suite du recueil