Frigyes Karinthy : "Instantanés"

 

 

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Ce n’est pas lui

 

Cest une de ces petites injustices que nous commettons au fond de nous – il est utile d’en prendre conscience, de nous assurer que nous ne sommes pas les bonnes âmes bénies que nous imaginons : les quelques gifles du destin ne frappent pas un innocent.

Nous sommes bien évidemment indignés de la coutume archaïque, barbare qui voulait que le podestat furieux fasse décapiter le porteur de nouvelles de batailles perdues – qu’y pouvait-il, le pauvre messager, n’est-ce pas ? Pourtant, jour après jour nous commettons nous-mêmes de semblables actes de méchanceté, au moins en pensée, ne possédant pas le même pouvoir. Nous en voulons à notre prochain dont le seul crime est que sa personne est associée à une idée pour nous désagréable, sans qu’il y soit pour quelque chose.

Ou même moins que ça.

Nous lui en voulons car il a dû remplacer un autre sur lequel nous comptions. Nous lui en voulons, pour une raison la plus injuste, la plus insultante, la plus inhumaine : parce qu’il est lui-même et pas un autre.

Nous lui en voulons, ce qui d’après la nouvelle psychologie équivaut à souhaiter sa mort. Notre instinct animal le tuerait s’il pouvait.

Nous serions capables d’une tuerie de masse, le cas échéant. Un jour, à une de mes conférences dont j’étais très fier, le public était peu nombreux. Ils étaient peu nombreux mais tout enthousiasme, tout ouïe, mes ardents prosélytes généreux, bienveillants. Pourtant, en montant sur l’estrade, j’avais spontanément envie de les apostropher et de bien les engueuler, parce qu’ils étaient venus si peu nombreux. N’avaient-ils pas honte de n’être pas plus ? Tout au long de ma conférence je ressassais ma colère et mon mépris, et je croyais lire sur les visages une malveillance cachée. Ils ne seraient venus que pour me montrer qu’ils viendraient peu nombreux. Encore heureux qu’ils ne fussent pas plus nombreux, les absents ont dû s’abstenir par tact, pour ne pas assister à une telle honte. Comme c’est gentil de leur part ! Quelle horreur, rien que d’y penser, qu’une salle comble aurait pu être témoin d’une telle salle vide.

Tout cela m’est venu à l’esprit aujourd’hui pendant que j’essayais de comprendre, pourquoi une de mes connaissances m’était antipathique. Je le connais depuis trois ans, j’en ai toujours dit du mal, je crois que je lui ai même causé du tort.

La personne en question est un gentleman modeste, souriant, qui ne ferait pas de mal à une mouche. Et pourtant je flaire autour de lui quelque chose de sournois. C’est à l’instant qu’il me revient d’où me provient ce sentiment.

Un jour, il y a trois ans, je le rencontrais pour la seconde fois, de façon aimable, modeste et souriante, sans se froisser en rien, il m’a prévenu que je l’avais confondu avec un autre.

 

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