Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

 

 afficher le texte en hongrois

cirque À la gaÎtÉ

 

(Je ne trouve pas infondés les soucis que se font certaines plumes à propos de la production du Cirque Beketow au Théâtre de la Gaîté. Du haut point de vue de l’histoire de l’art on peut effectivement se demander ce qu’une institution littéraire va chercher dans un Luna-Park, ou, pour m’exprimer avec plus de finesse : Was hat ein Fisch auf ein Braum zu suchen ?[1] Un théâtre est fait pour jouer des pièces, même si elles sont gaies, sur des problèmes de société, sur l’amour, sur des triangles de ménages ("ménages à trois"), et non pour produire du cirque (manège à trois). Alors dans une situation donnée, l’entrepreneur ne doit pas se ronger les ongles mais agir. J’ai déjà récemment développé que l’on poursuit par le monde cette espèce de "jeu du furet" dans les genres littéraires – la compréhension de tout ceci n’est qu’à un pas de la solution. La solution est très simple. Si le théâtre prend la place du cirque, le cirque occupera le théâtre resté vide. Dans ce qui suit, en tant qu’auteur rusé et astucieux qui a remarqué le premier l’opportunité qui s’offrait, j’ai l’honneur de déposer (copyright !) le premier projet ou prototype de pièce, qui sera joué au Théâtre de la Gaîté exclusivement pas des acrobates et autres gens du cirque.)

 

bizarre interlude

ou

six personnages enrichissent un auteur

ou

plus que beaucoup, moins qu’assez

(Mystère psychologique, librement adapté d’après les idées de BuschFeketew O’Pirandello.)

 

Avec dans les rôles principaux :

les frère Rivels, Grock, Fregoli, Fratellini, Blondin, Caligari, Gérard, Svengali, etc, etc.

 

premier acte

(Chambre de Marianne, tard dans l’après-midi.)

 

La bonne : Je vais vite faire le ménage car la maîtresse pourrait arriver à tout moment. (Elle saute sur l’armoire, l’époussette debout sur les mains.) Ah zut, il faudrait astiquer le lustre aussi… (Elle fait un triple salto en l’air pour attraper le lustre, elle se balance, puis appelle.) Jean… Jean…

Le domestique (se laisse brusquement descendre du cintre) : Qu’y a-t-il, Jeannette ?

La bonne : Aide-moi à dresser la table pour le thé, notre maîtresse pourrait arriver d’un instant à l’autre, et elle a invité le marquis Leprintemps. (Avec ses orteils elle attrape le bout du lustre, tout en pendouillant la tête en bas, elle saisit les bretelles de Jean entre ses dents, Jean, dans cette position sort le service à thé de la crédence, il lance chaque pièce en l’air, les rattrape et les pose sur la table de façon à mettre tout à sa place.)

Le domestique : On voit beaucoup ce marquis Leprintemps à la maison ces temps-ci.

La bonne : En quoi ça te regarde ?

Le domestique : Je dis ça comme ça. Il n’y a pas de fumée sans…

La bonne (boudeuse) : Va-t’en, méchant… (Elle le lâche de ses dents, le domestique tombe dans la fosse d’orchestre.) Chut, ne fais pas de bruits, ils arrivent.

Marianne (voix forte, de l’extérieur) : Venez, Maurice, il n’y a personne, nous pourrons prendre le thé tranquillement. (Ils galopent dans la chambre l’un derrière l’autre sur un cheval noir, ils font trois fois le tour de la pièce.) Alors, Jeannette, où sont les tambours… Tu es encore distraite, tu ne penses qu’aux jeunes gens.

La bonne : Oh pardon, Madame… (Elle tient devant eux deux cerceaux couverts de papier à travers lesquels Marianne et Maurice sautent, directement dans les chaises des deux côtés de la table dressée. La bonne sort.)

Marianne (affichant un sourire enjôleur) : Deux sucres, comme d’habitude ? (S’accrochant au bord de la table, elle lance le morceau de sucre dans le thé en un balancé avec flexion et extension des bras.) Pourquoi êtes-vous si taciturne, Maurice ?

Maurice (soupire) : Vous savez, Marianne, je ne voulais pas vous en parler… Je médite souvent sur notre amour que nous devons cacher au monde à cause de Georges, votre époux…

Marianne (hausse les épaules, et exécute une galipette boudeuse sous la table) : Pourquoi n’arrivez-vous pas à surmonter la situation comme moi ?

Maurice (pose les chaises les unes sur les autres, place dessus l’armoire et la table, puis y superpose le poêle et, s’équilibrant avec la tringle à rideaux il grimpe jusqu’au sommet de cette construction. Il dit, pensif, le regard baissé) : Vous savez, Marianne, je n’arrive pas à trouver mon équilibre psychique… (Toute la construction s’écroule, Marianne fait une galipette en l’air et retombe sur ses pieds.) : Vous savez, Marianne… moi je (sourdement.) je sens… notre devoir serait… (Il tend une corde entre les deux coins de la pièce.) à l’égard de Georges… de vaincre la bête du péché qui nous a jetés dans les bras l’un de l’autre… (Il se met en position de lutteur, un tigre surgit d’une cage aux fauves sur des roues, ils luttent.) Eh oui, Marianne…

Marianne (saute pensivement sur les épaules de Maurice.) : Je crois, Maurice, que tu souffres de certaines inhibitions sentimentales à mon égard… pourquoi ne sautes-tu pas par-dessus comme je le fais ? (Elle saute par-dessus la corde tendue, elle se stabilise sur le nez de Maurice.) Après tout c’est toi qui m’a sauté au cou (elle saute et grimpe sur la corde), mais ce jour-là tu ne t’es pas posé tant de questions, tu n’as pas fait d’une puce un éléphant… tu n’as pas emmêlé les fils… (Deux éléphants entrent, l’un côté cour, l’autre côté jardin, ils se mettent sur deux pattes, ils soulèvent Marianne de leurs trompes emmêlées pendant que deux machinistes garrottent Maurice et lui posent des poids de cent kilos sur les épaules.)

 Maurice (de ses épaules il lance haut les poids, et hurle.) : Ne lançons pas des mots en l’air, Marianne… Moi je briserai ces liens… (Il tend ses muscles et déchire le garrot.) Adieu, Marianne… (Sort sur le dos de chameaux à bicyclette.)

 

(Le soir tombe lentement.)

 

Marianne (se laisse glisser sur la corde en poussant des soupirs, va au piano, s’assoit dessus, frappe distraitement quelques touches avec son talon, souffle dans un harmonica, ajuste une trompette à son nez, avec les clochettes qui pendent à ses oreilles elle accompagne la jolie chanson française) : « Ninon, Ninon, que fais-tu de ta vie… » (Dans la pénombre croissante elle ne remarque pas son mari, Georges Duval, qui entre lentement.)

Georges (s’approche du piano en marchant sur la pointe des doigts, en compagnie de deux otaries. Sarcastique.) : C’est dans l’obscurité que tu joues du piano, Marianne ?

Marianne (tressaille, place vite le piano sur sa tête) : Ah, c’est toi, Georges… J’ai oublié de prévenir Jean… (Elle remonte les ressorts des deux otaries qui se mettent à lancer des torches enflammées pour faire de la lumière.)

Georges (se met sur ses  pieds).

Marianne (inquiète) : Qu’y a-t-il, Georges, pourquoi ce drôle de comportement ?

Georges (d’une voix sourde) : Je sais tout, Marianne. Je sais tout, depuis longtemps. (Il avale rapidement trois serpents, deux sabres et un kilo de clous.) J’ai assez avalé de couleuvres, je n’avalerai plus rien.

Marianne (pousse des cris et saisit la penderie comme bouclier) : Ah, mon mari, que comptes-tu faire ?...

Georges (sombrement) : Tu verras bien. (Il badigeonne de collodion la plante de ses pieds et les paumes de ses mains. La musique cesse. Deux machinistes apportent le nœud du drame ainsi que la clé de la situation.)

 

deuxiÈme acte

 

(Cage bourgeoise confortable, meublée avec goût. Le bureau de Georges, sa table, son téléphone, etc. Des tigres, lions, ours, guépards font les cent pas en long et en large, des crocodiles prennent leur bain de soleil aux carreaux des fenêtres. Georges s’adosse distraitement à une hyène de grande taille de style Louis XIV, puis il s’allonge sur le dos d’un guépard, s’allume une cigarette. L’un des lions saute et lui tend du feu.)

 

Georges : Merci, Eugène… (Il sonne.)

Le secrÉtaire (entre) : Monsieur le Comte désire ?

Georges : Raymond… J’ai une demande spéciale… je crois que je peux vous faire confiance… nous n’avons jamais eu à nous plaindre l’un de l’autre.

Le secrÉtaire (ému) : Vous avez toujours été bon pour moi, Monsieur le Comte. Vous m’avez offert mon poste et mon pain que je gagne honnêtement en tant qu’artiste crève-la-faim à votre service. (Il jeune.)

Georges : C’est bien, Raymond. Écoutez-moi. Il s’agit de mon meilleur ami Maurice Leprintemps qui m’a vilement trahi. Regardez. (D’immenses cornes lui poussent sur la tête avec à leur bout de petites ampoules électriques.)

Le secrÉtaire : C’est inouï. (Il jeune.)

Georges : Je lui ai écrit une lettre dans laquelle je lui reproche son infidélité. Je viens de recevoir sa réponse qui dit : « Mon cher ami, j’ai reçu ta circulaire et je te fais savoir empli de repentance que je suis à ta disposition. » Il s’agit maintenant du fait que je l’ai mis devant un choix… (Coup de canon.) Mais le voici qui arrive…

Maurice (sort du boulet de canon, doucement, la tête baissée) : Me voici, Georges. Que comptes-tu faire de nous ?

Georges (détourne sa tête et l’enfonce dans la gorge d’un tigre pour ne pas voir l’ami infidèle) : Choisis, Maurice… Ou tu épouses Marianne, ou je te contrains d’assister trois fois consécutives au prochain drame psychologique de Bús Fekete[2] pour la présentation duquel Dániel Jób[3] a déjà loué la salle d’honneur de la grotte d’Aggtelek[4].

Marianne (Surgit en une série de saltos, poussant des cris) : Mon mari !... Maurice !... C’est moi qui préfère mourir !

Georges : Je t’aime, mais je te brise ! (Il la frappe à la tête avec un marteau.)

Maurice (après un combat mental en cinq rounds, après avoir mis KO sa bien-aimée) : Entre les deux je choisis une troisième solution : le suicide. (Il brandit des couteaux et les lance sur lui-même, mais tous  ratent leur cible, il plante les couteaux tout autour de sa silhouette. Brisé dans l’âme.) Rien à faire !... ça ne marche pas !... Je suis incapable de mal viser… Ô, malédiction de l’art !

Georges (avance, enchanté) : Héros dramatique… (Tout le monde tombe.) Je vous pardonne ! (De gros boums quand des poids tombent des cœurs des personnages. Un machiniste ramasse les pierres sur une pelle avec un balai.)

Grock (sort sa tête entre les deux rideaux qui se referment) : Héros dramatique… (Tout le monde tombe de lui.) Pou… our… quoi ?



[1] Littéralement : Que cherche le poisson sur l’arbre – entendez : les bottes sur la table. (Note de l’auteur)

[2] Célèbre auteur de comédies de boulevard.

[3] Directeur du Théâtre de la Gaîté

[4] Magnifique grotte à stalactites dans le nord de la Hongrie.