Allô, ici Az Est

 

Chroniques parues sous ce titre entre le 11 octobre 1931 et le 8 juillet 1933

dans le journal "Az Est"  (Le Soir)

 

        Frigyes Karinthy

 

 

 

1931         1932          1933

 

Qu’adviendra-t-il ? 

Inintéressant

Il y a de l’idée là-dedans 

« Grâce à dieu, nous sommes des hommes ! »

Désinvention

Simplification de la circulation

Questionner en affirmant

Photos de détails

 

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QU’ADVIENDRA-T-IL ? 

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- Écoutez, Monsieur le rédacteur – dit l’étranger qui s’assoit à ma table, sans dire bonjour mais avec cette jovialité intime qui rend inutile ce genre de formalité – écoutez, Monsieur le rédacteur, vous, journaliste, entendez tout de même des choses ici ou là, vous êtes près de ce qui se passe. Dites-moi, mais sincèrement, à moi vous pouvez tout dire : qu’est-ce qui se prépare, ici ?

- Pardonnez-moi… J’ignore à qui j’ai…

- Bon, bon, j’étais sûr que vous aviez oublié qu’un jour nous nous sommes déjà parlé, tant pis, ce n’est pas grave, tout le monde peut être distrait. Le principal est que moi je vous connais. Alors dites-moi, Monsieur le rédacteur, qu’est-ce qui nous attend, ici ?

- Où ici ?

- Écoutez, cessons de plaisanter, vous savez très bien de quoi je parle. Écoutez, on entend toutes sortes de choses, il y a de quoi devenir fou. Ce pharmacien là-bas à l’autre table aurait dit à ce sculpteur de queues de billard que dans au plus trois jours on tamponnerait le… vous savez bien, et alors, comme le dit ce professeur stagiaire qui a étudié la philodelphie ou quoi à l’université, sans couverture or, on ne pourra plus obtenir des tickets alimentaires, si par exemple on veut prendre son petit argent pour le placer…

- Je ne comprends pas tout à fait à quoi vous faites allusion…

- Cela m’étonne, vous, homme intelligent, que vous ne compreniez pas, mais alors dites-moi ce qui nous attend, est-ce vrai ce que l’on chuchote ici à la fanfare municipale, que demain apparaîtront les affiches ?

- Quelles affiches ?

- Cessez de faire le naïf, plus personne n’ignore dans la ville que le décret-logement est prêt, et seuls ceux qui possèdent au moins deux paires de chaussures auront le droit d’acheter des bouteilles allemandes pour des devises étrangères, comme ça se prépare aussi en Norvège à cause de la livre sterling, afin de mettre au point l’union mondiale russo-française dans les dix jours…

- Mais, je vous en prie…

- Cessez de faire le cachottier devant moi, Monsieur le rédacteur, moi je sais garder un secret. Mais vous voyez qu’il y a de quoi devenir fou, et je vous serais reconnaissant de me dire en toute confidence ce que l’on prépare ici, pour l’amour de Dieu, est-il vrai qu’il pleuvra cet après-midi, et alors on réquisitionnera les créances extérieures pour le moratoire, et en moins d’une heure je perdrai tout mon petit pécule ? Que va-t-il se passer demain, pour l’amour de Dieu ?

- Ah, vous avez un petit pécule ? Dites-moi au moins quel métier vous exercez.

- Allons, même cela vous l’avez oublié ? Pourtant je suis déjà allé chez vous… je suis graphologue et voyant agréé par l’autorité… Vous ne vous rappelez pas, c’est moi qui ai prédit le grand tremblement de terre pour dans quarante ans, en 1972… Même les journaux en ont parlé.

 

11 octobre 1931

 

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ININTÉRESSANT     

Petit traité grammatical

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Jignore si cela vous intéresse.

En général les traités n’intéressent pas le grand public des lecteurs de journaux.

A fortiori les traités qui sentent l’école comme celui-ci.

Ceux qui traitent de notions grammaticales, sans libres divagations de l’esprit.

Il vaut mieux aller au cinéma, au théâtre, faire du sport.

Ou en dernier ressort faire de la politique.

La politique, ça oui. Elle peut parfois être intéressante. Surtout quand elle est conduite par des hommes intéressants.

Justement, j’avais l’intention de vous distraire avec des choses de ce genre, et ce n’est pas de ma faute si en analysant un sujet politique d’actualité je me suis égaré dans un labyrinthe grammatical.

En effet…

En effet, l’autre matin, en ouvrant le journal, encore bâillant, mes yeux tombèrent sur une nouvelle étrange.

On m’apprend qu’au sein du parti unitaire s’est formé un nouveau groupe politique qui se fait appeler "le parti sans intérêt".

Ça m’a beaucoup étonné. Diable, me dis-je, j’ai déjà entendu qu’un parti, par excès de confiance en soi, surestime son importance politique et se fasse appeler "parti rédempteur" ou "parti du progrès" ou "parti universel" – mais qu’un parti avoue avec un tel excès de franchise que ses membres ne se considèrent ni considérables, ni importants, qu’ils n’estiment leur existence même pas intéressante, c’est nouveau. De là à former prochainement le "parti ennuyeux" ou le "parti de ceux qui n’en valent pas la peine", il n’y a qu’un pas.

J’ai fait part de mon observation à un ami journaliste qui m’a expliqué que j’ai mal compris. Cela signifie que les adhérents de ce parti ne sont entravés pas aucun intérêt privé dans la lutte pour leur programme libre, altruiste et idéal. Bref, cela signifie à peu près la même chose que le parti indépendant ou le parti libéral – ils ont simplement cherché un mot nouveau.

J’ai donc l’honneur de faire savoir par la présente au nouveau parti que je suis persuadé de la pureté de ses principes, mais celui qui a inventé la nouvelle désignation ne sait pas parler correctement.

"Sans intérêt" ou "inintéressant" est le contraire du mot "intéressant". C’est à peu près la même chose que dire : ennuyeux, indifférent, insignifiant.

Un homme d’intérêt (qu’il s’agisse d’intérêt matériel ou de tout autre intérêt), nous le qualifions "d’intéressé". Le contraire n’est pas "sans intérêt", mais "désintéressé", autrement dit un homme qui n’est pas intéressé.

Quoi qu’il en soit, que ces hommes politiques soient inintéressants ou désintéressés, vu qu’ils ne savent pas parler correctement, ils ne m’intéressent pas, même s’ils sont désintéressés.

 

16 octobre 1931

 

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IL Y A DE L’IDÉE LÀ-DEDANS 

Cest une expression qui me plaît.

Il y a de l’idée là-dedans, voyez-vous.

Dans l’expression également.

Ce qui me plaît c’est que la méthode d’évaluation n’est ni celle des statistiques, ni celle de l’esthétique, ni de la psychologie.

C’est un produit de la vie des affaires, relativement récent. L’expression « il y a de l’idée là-dedans » est un terme technique, un terminus technicus, connu depuis dix ans, désormais un lieu commun, ceux qui ont déjà eu affaire à la bourse ou au commerce savent quand il faut y recourir. Ces temps-ci provisoirement nous n’en avons pas tellement l’usage, mais dans un passé récent l’offre et la demande étaient presque un point de vue exclusif sur la scène du crédit et de l’état du monde.

« Il y a de l’idée là-dedans » signifie : écoutez, vous diriez à première vue que c’est un bidule, une baliverne, mon cher Monsieur, une idiotie, seul le diable a besoin d’une telle cochonnerie sans valeur, c’est un non-sens – pourtant dans cet avion de guerre inventé par un maquignon et dans ce programme mondial mûri dans l’esprit d’un savetier politicien il y  a bien quelque chose, quelque chose de moderne, dont dans le monde contemporain on a forcément besoin, de nombreux exemples le prouvent – ça vaut la peine d’y mettre son argent, on peut lui faire confiance, il faut l’encourager, le porter à bout de bras, on peut sûrement faire quelque chose de ça,, sous réserve d’une gestion convenable – bref : cela rapportera de l’argent.

Il y a de l’idée là-dedans.

Dernièrement j’ai entendu cette expression dans la bouche d’un agent de théâtre. Il m’a même montré la pièce qu’il venait d’acheter, pour laquelle il avait versé des arrhes, il l’avait faite traduire en six langues. Je l’ai parcourue et je lui ai dit, horrifié : Monsieur, jamais au monde on n’a encore pondu une stupidité pareille. Celui qui a inventé ça a moins d’imagination poétique qu’un adjudant de quartier.

Cher Maître, vous n’avez rien compris, m’a répondu l’agent. C’est justement cela qui est bon là-dedans. Le public n’aime pas beaucoup l’imagination poétique. Il préfère les choses de ce genre, allez voir les revues américaines. Dieu nous garde de ce que vous préférez. Celui qui a écrit cette pièce, connaît bien le public. Dans cette pièce il n’y a pas d’idée, mais « il a de l’idée là-dedans », cher Maître !

 

25 octobre 1931

 

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« GRÂCE À DIEU, NOUS SOMMES DES HOMMES ! »

 

Un rassemblement devant le portail. Au pas de l’entrée une table, chargée de petites fioles et de bizarres fils de fer. Derrière la table un jeune homme blond, pas très grand. Il tient à la main un de ces montages, avec l’habileté et la vitesse d’un sorcier il noue une cravate sur cette structure métallique, il la dénoue, il la renoue encore, sans relâche : un Sisyphe des temps modernes ou Márton, le héros de la ballade, qui « noue et défait ». Et, pendant qu’il le fait, il ne cesse pas de parler à une allure incroyable, d’une voix monotone, sans point ni virgule, il récite un texte répétitif, comme s’il avait dans la gorge un gramophone à vis sans fin. Il ne regarde ni à droite ni à gauche, ni devant, ça lui est indifférent si on fait la queue devant sa table ou si les auditeurs se raréfient, il ne cesse pas même de parler quand il reste une fois seul pendant trente secondes.

« …car n’est-ce pas, très respectés Messieurs,… » - débite-t-il, sans se soucier du hasard stupide que par hasard, momentanément, ne se trouvent en face de lui que trois femmes d’âge un peu mûr, et aucun homme en vue.

« …car n’est-ce pas, très respectés Messieurs, voyons un peu : que fabrique le très respecté gentleman le matin, quand il ajuste sa cravate ? Il tiraille et pousse, n’est-ce pas, la cravate sous le col de la chemise, sans se soucier du problème que cela n’est sûrement pas à l’avantage de la cravate, et même, qu’il me soit permis d’utiliser cette expression : au contraire, il torture et abîme quasiment sa cravate. Pourquoi fait-il cela, très respectés Messieurs ? N’allons pas jusqu’à dire que ce serait par méchanceté car nous serions injustes, mais par pure insouciance, ce qui n’empêche pas que la cravate va bientôt se transformer en charpie. Mais grâce à Dieu, grâce à Dieu, nous sommes des hommes, et nous voyons bien, n’est-ce pas que la seule façon de sauver cette cravate de la perdition est de recourir à l’emploi d’une grille automatique noueuse de cravate, brevetée, recommandée par les professeurs de l’Université Philadelphia de New York, grille dont l’usage, dont la manipulation, comme vous pouvez le constater, très respectés Messieurs, est tellement simple que n’importe quel enfant peut y parvenir… »

Pendant que je m’éloigne, je me surprends à lever la tête et redresser le dos.

Bien sûr. Il y a des problèmes partout. Crise économique, crise politique, soucis et misère.

Mais, grâce à Dieu, nous sommes des hommes.

Un homme, ça résiste.

Et déjà je fredonne involontairement :

« Si tu es un homme, sois viril,

Et non une faible marionnette… »[1]

Voilà, grâce à Dieu, j’ai su rester un homme et résister à l’achat d’une demi-douzaine d’automates brevetés noueurs de cravate.

 

31 octobre 1931

 

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DÉSINVENTION

 

Je ne sais pas quel nom donner à cette nouvelle notion qui vient de naître, ou plutôt on aura bientôt besoin qu’elle naisse.

Pendant tout un siècle nous n’avons pas utilisé ce terme.

Plutôt son contraire : invention.

Nous avons vécu le siècle des inventeurs, les inventeurs étaient à la mode. Le siècle de la technique, le siècle du progrès, disions-nous. On a inventé toutes sortes de choses. On a inventé le bateau à vapeur, la photographie, le chemin de fer, le moteur, l’avion, la cinématographie, la radio. Le siècle des transports et des communications. C’était grandiose.

C’était grandiose, mais apparemment suffisant.

Il y a une chose à laquelle ces inventeurs enthousiastes n’ont pas pensé, au milieu des applaudissements de l’opinion publique célébrant leurs inventions et leur personne.

Que ça ne se passera pas toujours aussi bien.

Que c’est bien beau de pouvoir aller en Amérique en quelques jours, et en quelques minutes pouvoir m’entretenir avec sa tante en Australie, et en quelques instants entendre la voix du premier ministre britannique et régler sa montre sur la tour de Westminster.

Tout cela est bien joli, mais il s’est avéré après coup que pour certaines raisons – peut-être même justement en conséquence de tant d’inventions – le temps est venu où pour l’immense majorité de l’humanité l’Amérique est devenue plus inaccessible qu’elle n’était au temps de Christophe Colomb ; ma tante, vu qu’elle n’a pas d’argent pour se payer l’autobus s’est retrouvée plus loin de moi dans la rue Bulyovszky, que si elle avait déménagé en Australie ; il ne vaut pas la peine d’écouter le premier ministre britannique parce qu’il ne fait plus que pleurnicher lui aussi, et je peux bien vouloir régler ma montre sur Westminster si je n’ai plus de montre.

Les inventions ne valent plus rien.

On a eu beau les inventer, personne n’a plus le moyen de les utiliser.

Il convient de tout désinventer.

Quelle chance que je n’aie pas de montre. Elle marcherait à rebours, par les temps qui courent. Le parangon de tous les inventeurs, Edison, est mort précisément à la douzième heure – il n’a plus eu à inventer la montre qui marche à rebours.

La sagesse de l’État qui connaît les conditions le fait à sa place.

Tenez, je lis qu’on rétablit l’omnibus au fur et à mesure qu’on détablit les autobus, les taxis et les trams, autrement dit,  on les désinvente.

Un mois ou deux, et l’agréable silence de la rue Baross sera de nouveau troublé par l’allègre cliquetis de la voiture à cheval, comme dans mon enfance.

Pour le printemps, si tout va bien, la voiture postale nous apportera Honderű[2], offrant la description fidèle de la plus grande sensation du siècle : l’amadou frotté aux silex générant des étincelles, cela permettait d’allumer sa pipe !

Au même moment la ville pavoisée de New York célébrera le tout premier bateau à vapeur à hélice, que l’on aura sorti du musée londonien, et qui a fait traverser l’océan à ses passagers en trois mois, si peu cher que sans cela ils n’auraient jamais pu revoir leurs cousins.

 

25 novembre 1931

 

 

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SIMPLIFICATION DE LA CIRCULATION[3]

 

Cest très bien. D’autant plus que les transports budapestois s’étaient déjà trop gonflés d’orgueil : trop de superflu, trop de luxe. Il est même arrivé qu’il reste une place assise non occupée dans un tram.

Mieux vaudrait éliminer ces extravagances.

Ça nous apprendra à respecter notre bon petit transport.

Rétablir l’omnibus serait aussi pas mal. Faut-il vraiment manger le cheval avant d’exploiter sa force ? Luxe ridicule.

On pourrait d’ailleurs aller plus loin.

Il convient tout simplement de démonter les roues des trams, et percer à la place des trous dans le plancher. Le public y met ses pieds, s’accroche, le courant passe directement dans le public qui, ainsi électrisé, soulève la voiture et la fait avancer. Un peu d’exercice ne fait de mal à personne.

Si cela ne s’avère pas suffisant, on peut aussi cesser l’alimentation électrique. Un physicien économiste, nous venons de l’apprendre, vient de démontrer que la force électrique doit être économisée, ceci est prévu dans les mesures de simplification, la foudre ordinaire de Dieu, suffit amplement pour alimenter le transport.

Au demeurant, le centre de commerce de papier devra écrire à la commission sociale politique de la régie de l’eau pour supprimer aussi les trottoirs – toute la circulation se simplifiera sur la seule chaussée.

La même chose pour l’air. Il convient de supprimer l’oxygène. Chacun devra se procurer des branchies, et se placer sur la tête un scaphandre de verre rempli d’eau et étanche à l’air, dans lequel on peut tout simplement respirer avec les branchies.

Viendra ensuite la suppression de la lumière, tout comme la suppression de la vision, de l’ouïe et de l’odorat, tout comme la suppression du goût et des femmes, le moyen adéquat de la simplification du toucher.

J’aurais une modeste proposition pour simplifier toutes ces simplifications – c’est clair comme de l’eau de roche. À quoi servent toutes ces mesures, ces casse-tête, ces règlements ? La ville et l’État n’ont qu’à déclarer qu’à partir, par exemple, du premier novembre, chacun doit se présenter à son tour, à une heure bien déterminée selon son domicile et sa compétence au bureau de sa mairie où chacun recevra une gifle.

Celui qui ne se présenterait pas perdrait ses droits, aucune réclamation ne pourra être reçue.

 

6 décembre 1931

 

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QUESTIONNER EN AFFIRMANT

 

Une méthode sûre.

Les grands connaisseurs de l’homme l’ont découverte il y a longtemps ; et ceux qui ont besoin d’un tel stratagème, les détectives, les juges d’instruction, les investigateurs ont compris d’eux-mêmes ses avantages.

Questionner en affirmant.

Partir du fait que l’accusé ou le suspect n’a aucun intérêt à dire la vérité (même la loi lui reconnaît ce droit, quand elle ne se contente pas de l’aveu) : ce dont je me doute sans en être sûr, il me l’avouera bien plus vite si je fais semblant de le savoir déjà, que si je dévoile que c’est de lui que j’aimerais l’apprendre.

Donc je ne pose pas de question, j’affirme.

Je ne lui dis pas : « dis-moi, mon garçon, n’est-ce pas toi qui as tué ce bonhomme ? », mais je pousse simplement un cri : « c’est toi qui l’as tué ! »

On fait encore plus d’effet si l’on questionne, mais la question posée ne concerne pas directement l’acte, elle rappelle un détail secondaire en rapport avec le fait supposé manifestement établi – c’est cela qui trouble le plus le suspect. Quelque chose dans le genre : « dis-moi, mon garçon, as-tu remarqué si la porte de la cuisine était ouverte quand tu as tué ce bonhomme ? »

C’est ce qu’on appelle une question piège.

C’est un truc fondamentalement simple et transparent, pourtant dans la vie quotidienne, rares sont les personnes qu’un interrogatoire habile ne fera pas tomber dans le piège.

Ce sont les amants secrets s’imaginant trop intelligents qui tombent dedans le plus souvent. Les épouses talentueuses ont déjà toute une école, celles qui, si la sortie du mari suspect se répète et qu’elles se doutent de la cause des absences, l’accueillent avec ces mots : « Faites mieux attention la prochaine fois, mon ami. Votre tailleur vient de téléphoner et m’a dit que vous n’êtes certainement pas en voyage, puisqu’il vous a vu il y a une heure dans la rue Chérie ». Sur quoi, si le malheureux imbécile de mari se trouvait effectivement dans la rue Chérie, plutôt que de nier tout en bloc, se met à inventer une histoire en bégayant ; il explique pourquoi il se trouvait là, et il s’embrouille lamentablement.

Dieu me garde de verser de l’huile sur le feu par mes présentes lignes, et au lieu d’inciter à la prudence, recommander la méthode de l’interrogatoire par l’affirmation. C’est une méthode vile, mentir effrontément au pauvre criminel malheureux qui ne se doute de rien comme si on y voyait clair, abuser de sa bonne foi, l’amener par une ruse à dire le vrai, le pauvre.

Néanmoins l’envie m’en prend aussi quelquefois.

Il m’arrive fréquemment ces temps-ci de dire négligemment à quelqu’un : « j’apprends, Monsieur, que vous n’avez toujours pas réglé cette affaire dont vous avez prétendu que c’était réglé depuis longtemps. »

Ou, à un ami proche qui m’étreint : « passe-moi d’abord le revolver qui est dans ta poche ».

Ou au lecteur : « je me réjouis que mon spirituel papier vous plaise autant ».

 

13 décembre 1931

 

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PHOTOS DE DÉTAILS[4]

147-photo de détails ll s’agit d’une nouvelle école dans le domaine de la photographie artistique et d’amateur – nouvelle tendance, nouvelle école, nouveau style.

Le temps des grandes photos de groupe et des compositions monumentales est révolu. Ce nouveau genre de photographie, voyez les grands illustrés internationaux, cherche le grand dans le petit.

À la place des entrées royales, des portraits des miss univers, des métropoles prises depuis un Zeppelin, des troupeaux de baleines ou d’éléphants – une cigarette à demi consumée, sur le bord du cendrier, sous le nez d’un petit garçon pressé contre le verre. Un bout de papier jeté sur l’asphalte, que le vent essaye de soulever. Un unique bourgeon éclos au bout d’une brindille. Un chapeau d’homme sur la patère dans l’entrée. Un fer à friser, un gant dépareillé oublié quelque part. Une trace de semelle dans le sable, entre des galets.

Puis d’autres photos qu’au premier instant on imaginerait différemment.

Les poils d’une brosse à cheveux, de près. Au premier regard on pense découvrir une forêt de sapins. Une chaîne de montagnes enneigée avec des ravins vertigineux s’avère être une tartine de beurre ; la tête d’une cigale qui chante agrandie un monstre apocalyptique.

Ce nouvel art a un grand avenir.

Chez nous aussi les photographes commencent à exercer leurs yeux pour remarquer les immenses opportunités artistiques dans des motifs minuscules.

Soutenons-les.

Messieurs les photographes, je vous suggère quelques thèmes.

À titre d’étude de clair-obscur, veuillez photographier l’ombre projetée de ces avenirs radieux dont parlent nos enthousiastes pères de la patrie.

La pierre qui nous tombe du cœur si les promesses se réalisent.

Si vous photographiez un homme politique, ce n’est pas la peine d’encadrer l’homme tout entier. Il suffit de viser son échine pliée.

Une pédale dans la choucroute.

Un grand diplomate ou une charmante petite mite blanche sont également chers à l’impressionniste. Le moins nuisible des deux peut être un sujet prometteur.

Au chômeur qui saute dans le Danube, photographiez l’ongle de l’auriculaire agrippé à la barre du pont.

Prenez le couteau semi-ouvert dans la poche d’un amoureux jaloux.

L’orteil d’un homme honnête de pied en cap. Ce qui est entre les deux est forcément ennuyeux ; essayez de trouver de l’intérêt sous le pied.

Et pour finir, si vous voulez photographier quelque chose de vraiment petit et insignifiant, prenez un humoriste aux yeux d’un autre humoriste.

 

20 décembre 1931

 

 



[1] D’un poème de Petőfi.

[2] Revue artistique hongroise entre 1843 et 1848.

[3] Texte proche du texte Simplifier la circulation du recueil Ne nous fâchons pas.

[4] Un texte très proche a paru dans Színházi Élet  en 1930.