Frigyes Karinthy : "Livre d’images"

 

 

afficher le texte en hongrois

écouter le texte en hongrois

gasparecz

 

J'avais sept ans. Quel plaisir, cela m'a fait quand ma tante Angela m'a donné un ticket de tram usagé en prétendant que c'était un billet de dix forints. J'ai sauté de joie, mais mon père m'a rabroué :

- C'est la troisième fois que Monsieur Gasparecz de l'étage en dessous fait dire que ces sautillements sont insupportables. Maîtrise ta joie, mon garçon.

J'ai maîtrisé ma joie et j'ai bien gravé dans ma tête le nom de Monsieur Gasparecz.

Dès lors, chaque fois que je sautais d'une chaise par terre, tapais du pied, dansais sur le plancher, ou cherchais quelque chose sous mon lit, ou renversais une chaise en m'asseyant dessus, ou je voulais tirer le poêle dans la pièce voisine pour qu'elle soit chauffée elle aussi – chaque fois mon père me grondait :

- Gasparecz ne peut pas dormir !

ou bien :

- Gasparecz ne tardera pas à protester !

ou bien :

- Gasparecz va se fâcher !

Petit à petit une certaine image de Gasparecz s'est formée en moi. Gasparecz, cet être, ou plutôt cette notion abstraite, aura bientôt représenté pour moi l'esprit coléreux de la terre – quelque chose qui siège sous nos pieds, à l'intérieur, qui nous observe et pousse un grondement depuis les profondeurs quand nous secouons la légère croûte terrestre avec une certaine force. Gasparecz nous ordonne de marcher doucement, silencieusement, et de prendre garde à chacun de nos pas. De sa profondeur, Gasparecz nous rappelle notre petitesse humaine – laissez dormir Gasparecz.

Petit à petit Gasparecz a transformé mon caractère que la nature avait créé impulsif et tête en l'air.

Souvent, même bien plus tard, quand je piquais une colère à cause d'un mot ou je me fâchais pour une autre raison et je voulais taper du pied, ma jambe levée s'immobilisait en l'air, une voix s'élevait dans mon for intérieur : "Gasparecz !", et ma jambe redescendait au sol en douceur, prudemment.

Ou je voulais crier à quelqu'un qu'il m'a roulé, répondre fort à quelqu'un qui a crié contre moi, ou gifler celui qui a craché dans mon dos – dans mon inconscient s'élevait doucement l'avertissement de Gasparecz, et moi, je me taisais.

Ou bien je lisais un mauvais livre, un mauvais écrit, et de colère je voulais le jeter par terre, mais le Gasparecz qui habite en nous tous un étage plus bas élevait la voix et moi, je déclarais que le livre était l'œuvre d'un homme dont le talent ne s’était pas encore fait.

Gasparecz m'a rendu doux et compréhensif, j'ai étudié les philosophes et j'ai trouvé la paix dans l'idéal christique. J'ai trouvé la paix, je me suis calmé, j'ai dormi et j'ai rêvé que j'étais assis dans un grand fauteuil au Parlement, là-haut, au perchoir, et je secouais une clochette. En bas, sur les bancs, des messieurs élégamment vêtus s'invectivent véhémentement. Tout à coup ils piquent une colère et une bagarre éclate. Je secoue ma clochette et je demande ce qui cloche. Il en sort que quelqu'un a dit qu'une poule picotait du pain dur et c'est pour ça qu'ils se battent. Je secoue la clochette. Alors un des bagarreurs aux yeux injectés de sang m'invite en hurlant à me prononcer, déclarer si oui ou non, la poule picotait du pain dur. Je les supplie :

- Messieurs, laissons là la poule. Je vous conjure de cesser de taper des pieds, parce que Gasparecz ne peut pas dormir.

- Pouah, Gasparecz ! Traître à la Patrie ! - hurlent violemment les messieurs et ils tapent des pieds avec encore plus de rage. – Allons voir ce Gasparecz !

Soudain, un énorme claquement. La porte de la Chambre s'ouvre brutalement et apparaît une silhouette des plus étrange. Ses habits sont en loques, ses yeux éraillés. Il brandit un drapeau rouge avec, écrit dessus : Révolution. Je m'écrie, effrayé :

- Gasparecz ! Voilà Gasparecz qui habite à l'étage en dessous !

J'ai poussé un cri si fort que ça m'a réveillé. Les autres ne se sont pas réveillés, ils sont toujours là, restés avec Gasparecz, et je m'inquiète beaucoup pour eux.

 

Suite du recueil