Frigyes Karinthy : "Livre d’images"

 

 

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BeautÉ physique[1]

 

Deux jours après ma mort, j'ai reçu une convocation pour me présenter dans les bureaux du Commandement Supplétif du Paradis de l'Au-Delà. Là-bas on m'a dirigé quelque part où j'ai attendu avec d'autres d'être transféré sur Mars où n'importe où, dans la quatrième dimension élargie. Je me suis énormément ennuyé. Le cinquième jour j'ai croisé mon ami Dezső, transféré lui aussi au même endroit. Je lui ai demandé :

- Tu vas bien ? Tu vas rester ici longtemps ?

- Qu'est-ce que j'en sais ? Je m'ennuie à mourir. Tu sais, dans l'au-delà on devient paresseux. Rien n'est urgent, on a le temps pour tout, dans l'éternité on peut tout se permettre. Toi aussi tu as été convoqué ici à perpétuité ?

- Moi aussi. On s’ennuie toujours autant ici ?

- Mais oui, et on n'a plus envie de rien. Par exemple avant-hier je me suis rappelé que j'avais un rendez-vous. C'était encore avant ma convocation, j'ai promis à quelqu'un, à une dame, de lui rendre visite deux jours après ma mort, une nuit. Je m'en suis souvenu, et je me suis dit que n'ayant rien de mieux à faire, je ferai un tour dans l’en-bas pour une petite causette.

- Tiens donc ! Et comment elle a pris la chose ?

- Je suis arrivé un peu avant midi, madame était encore au lit. Je me suis dit : laissons-la dormir, la pauvre, j'ai traversé le mur et je me suis installé dans le miroir pour la regarder. Notre état de ne pas posséder de corps est plus avantageux, sous certains aspects. Mon corps par exemple était un peu grassouillet, souvent en sueur. Il n'y a pas ça ici.

ça, c'est vrai.

- Tu vois. J'attendais donc la rencontre avec curiosité. Il faut savoir que je lui avais écrit une lettre longue et pathétique dans laquelle je lui avais fixé ce rendez-vous. Je lui avais promis de nous retrouver dans l'au-delà.

Dezső devint pensif.

- Je ne comprends pas pourquoi je voulais la rencontrer précisément dans l'au-delà. Il faut croire que j'avais quelque chose à lui dire mais Dieu voit mon âme, je l'ai oublié. J'étais accroupi là dans sa chambre, dans le miroir comme je disais, et je me cassais la tête : qu'est-ce que diable je voulais lui dire ? Pourtant, auparavant, cela paraissait autrement urgent, je me suis justement tiré une balle dans la tête pour presser la rencontre. Et figure-toi que je suis là et rien ne me revient.

Dezső se fit de nouveau pensif.

- Est-ce qu'elle est belle ? – demandai-je enfin.

Dezső haussa les épaules.

- Dieu seul le sait. Autrefois elle me plaisait. Cette fois je l'ai mieux regardée pendant son sommeil. Dis-moi franchement, depuis que tu es ici, est-ce que tu n'as jamais réfléchi à quel point un corps humain est étrange ?

- Étrange ?

- Oui. Je pourrais dire comique. Cela m'a fait un drôle d'effet de constater que les autres portent toujours le corps que je ne porte plus depuis un bon moment. C'est… quelque chose de démodé… Comme des vêtements délaissés, cédés par les maîtres… L'âme quitte le corps et ceux-là continuent de le porter…

- Il y a du vrai là-dedans. Mais les détails…

- Écoute, je les ai aussi regardés. Autrefois, par exemple, j'étais follement amoureux de ses pieds. Mais, mon vieux, tu ne peux pas imaginer ce que c'est que les pieds humains ! C'est pareil que des mains atrophiées. Ça ressemble à des mains quand l'homme n'était encore qu'un singe. Les doigts sont rabougris, et la paume est devenue une épaisse tumeur musculeuse difforme. Je ne comprends pas comment j'ai pu ne pas le remarquer autrefois.

- Et sa bouche ?

- Composée de deux ballots de chair rougeâtre. L'orifice supérieur du système intestinal, exsudé et renflé d'avoir trop mangé. Plus à l'intérieur se trouvent des osselets, ils ne sont même pas réguliers. Et puis ce nez… alors, mon vieux, ce nez… une vraie patate difforme ! Avec deux trous dessus. Et le plus pitoyable, ce sont les deux oreilles. Comment ai-je pu ne jamais y penser ? Deux minables loques de chair oubliées, rabougries et chiffonnées comme des grattons. Deux petites loques comme ça qui pendouillent sur les deux côtés de la tête, et moi, ça me plaisait, je voulais les baiser ! Pouah !

- C'est bizarre, bizarre. Ce n'est pas faux.

- Alors tu vois, je l'ai regardée un moment. Tout est comme ça. Et ensuite je me suis encore cassé la tête : pourquoi diable je voulais la rencontrer. Mais, honte ou pas, je ne m'en souvenais pas, Alors j'ai préféré filer en douce avant qu'elle ne se réveille. À aucun prix je n'y retournerais, j'ignore pourquoi.

- Tu n'y as jamais repensé ?

Il réfléchit.

- Que veux-tu ? Non. Mais je n'ai fait aucun effort non plus, on a le temps. L'éternité, ça sert à ça. Tu n’aurais pas une cigarette ?

- Si, mais avec quoi on la fume si on n'a plus de bouche ?

- C'est vrai. Tu vois, c'est la seule chose que je regrette.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La Ballade des hommes muets"